Un impératif : les circuits courts peuvent-ils limiter la délocalisation?

Publié le 01/06/2010

Par Jean-Paul Lelong[[1 – Du Groupe de Rodez, Jean-Paul Lelong a été d’abord ingénieur, puis technicien, puis agriculteur maraîcher en GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun) avec vente directe sur marchés et cueillette à la ferme. Il consacre sa retraite à essayer de devenir « paysan » : encore du chemin à parcourir…
]], Groupe de Rodez

Pas une semaine sans que dans les médias un article ou une émission n’aborde les problèmes d’alimentation et de distribution dans notre pays richissime et repu. Un tiercé gagnant « bio-AMAP-circuits courts » constitue souvent l’armature de ces informations, sans généralement distinguer parmi ces pratiques ce qui est nouveau et ce qui subsiste de l’antique économie agricole des périphéries urbaines, et sans analyser comment et pourquoi nous en sommes arrivés à la situation actuelle : nous importons 45 % de notre consommation de fruits et légumes. 70 % de la distribution de ces fruits et légumes est assurée par les grandes surfaces. Et ces chiffres sont en augmentation permanente.


Les années 1850 marquent le tournant qui conduit à la situation actuelle.
Avant cette date, toutes les villes sont alimentées en fruits et légumes par une production locale sur les marchés et dans les petits commerces.
A cette date, commence une évolution générale de l’économie qui concerne l’agriculture au même titre que les autres secteurs de l’économie. Les facteurs de cette évolutions sont :
– le développement des chemins de fer puis des divers moyens de transports routiers qui permettent de déplacer les marchandises à une vitesse croissante sur des distances de plus en plus longues et pour un coût sans cesse réduit ;
– la maîtrise du froid qui permet d’allonger la durée de vie des produits fragiles que sont les fruits et légumes.

Le tournant

Ces deux facteurs conjugués rendent possibles la séparation géographique de la consommation et de la production, et la délocalisation (déjà !) de cette dernière dans des zones bénéficiant de conditions favorables : climat et sol bien adaptés, main-d’œuvre abondante et bon marché. La spécialisation alliée à la mécanisation (partielle) permet la production de masse à des prix de plus en plus bas qui, progressivement, rendent non concurrentielle la production des ceintures vertes de nos villes. L’expansion urbaine et les multiples rocades achèvent de détruire les anciennes zones maraîchères.
Sur quelques centaines de kilomètres au début, sur plusieurs milliers maintenant, cette délocalisation n’a pas eu que des effets négatifs : grâce à la diversité des zones de production, grâce à la productivité des systèmes spécialisés en conditions favorables, grâce aussi parfois à l’exploitation d’une main-d’œuvre peu coûteuse, ce nouveau système de production a permis une explosion de la production des fruits et légumes avec une diversité toujours accrue, une bonne qualité sanitaire et surtout un coût relatif en diminution permanente.
Sauf pour une frange de la population, la part du revenu consacrée à l’alimentation n’a cessé de diminuer : de 28% du budget des ménages en 1980, elle a décru en permanence pour atteindre 14% ces dernières années (1,5% pour les fruits et légumes), à peine plus que la dépense des communications (8%) !

Comme les autres !

Au risque, si j’insiste encore, de passer pour un inconditionnel de l’agriculture productiviste, je rappelle que l’agriculture évolue dans le même système économique que les autres secteurs, avec les mêmes conséquences. Ce système a permis, dans les pays développés, une alimentation abondante, de bonne qualité sanitaire et à un prix « abordable ».

C’est parce que ces résultats ont été obtenus que nous pouvons aujourd’hui avoir d’autres exigences.

La conséquence la moins acceptable de ce système, c’est l’expansion de zones de production dans des région où, outre les conditions naturelles favorables, on peut trouver de la main-d’œuvre à très bas coût : sud-est de la France où des immigrants au statut plus ou moins précaire ont été attirés, Espagne avec des coûts salariaux encore plus bas, puis Maroc où les bas salaires sont structurels. C’est grâce à cette main-d’œuvre sous-payée que nos fruits et légumes sont si bon marché. Et ce secteur a bien entendu exercé sa concurrence vis-à-vis de la production faite en France à des coûts  » français  » normaux, entraînant sa régression progressive et un appauvrissement sans fin des producteurs avant leur abandon définitif.

Consommateurs sans repères

Je n’insiste pas sur le coût environnemental des transports toujours plus lointains.
Le déficit de qualité organoleptique est également un dégât collatéral de cette évolution : les fruits ne sont pas bons, les légumes sont fades. A cause des délais dus aux distances et à l’usage immodéré du froid, la cueillette ne peut plus être assurée au bon stade et les variétés sont choisies en fonction de leur résistance mécanique.
La normalisation des produits imposée par la grande distribution entraîne également une perte de repères des consommateurs, devenus incapables de juger de la qualité des produits et sans repères non plus quant aux saisons de production, privés qu’ils sont de tout lien avec les producteurs.
A tous ces problèmes, les « circuits courts » peuvent apparaître comme une solution, solution viable car elle permet la réintégration par les producteurs d’une partie de la marge commerciale. Ces « circuits courts » se déclinent selon diverses variantes.

Variantes

Les marchés de plein air sont la forme la plus connue, la plus traditionnelle aussi, rassemblant de nombreux vendeurs et de très nombreux acheteurs ; ils me paraissent illustrer au mieux la concurrence parfaite chère à nos professeurs d’économie, gage de la satisfaction de tous. Rassemblant des offres et demandes variées à tout point de vue, ils me semblent le modèle le moins ségrégatif au niveau social. Enfin leur dimension relationnelle et conviviale est indéniable : le marché est un temps fort de la rencontre et de la vie sociale. Et gratuitement en plus !

Les magasins de producteurs sont de création plus récente ; très bien implantés dans la région lyonnaise, ils se multiplient un peu partout à l’initiative des agriculteurs. Ils rassemblent un groupe de producteurs agricoles assurant à eux tous une large palette de produits alimentaires. Le magasin est géré collectivement et les agriculteurs participent selon des modalités variées à son fonctionnement ; chacun étant responsable de sa production devant les autres. Leur force, c’est la force du groupe : capacité de création, volumes suffisants, solidarité face aux aléas, image forte… Ce sont des agriculteurs qui reprennent pied dans la distribution !

Enfin les AMAP, incontournables AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) ! A leur actif la réelle sécurité de débouché qu’elles donnent à l’agriculteur, la solidarité pour supporter les accidents de production, l’aide forte, en particulier pour les producteurs qui démarrent, que constitue le pré-paiement des paniers, les relations qui se tissent entre amapiens.
Mais j’exprime aussi quelques réserves : l’inégalité du rapport entre un amapien producteur et x amapiens consommateurs ; l’isolement du producteur individuel nullement encouragé à rejoindre un groupe. « Maintien d’une Agriculture Paysanne », comme si le modèle du siècle dernier pouvait servir à bâtir l’agriculture du 3ème millénaire. Et encore le retrait en lieu privatif de cette activité d’échange. Plus grave, la tentation de sortir des échanges marchands avec un pseudo-salariat aux règles mal définies peu favorables à l’initiative et à l’évolution. Enfin parfois certaines expressions (« mon paysan ») me semblent porter des relents de rapports sociaux d’un autre âge.
Si aucune formule n’est parfaite et la critique aisée, toute personne, tout groupe qui aura tenté, à sa manière, de faire progresser les circuits courts devront être crédités de leur effort pour essayer de limiter cette délocalisation sans fin de la production de notre alimentation, pour essayer de remettre en place une production et une distribution liées au territoire.

A deux conditions

Deux conditions me paraissent fondamentales.
– Que cette recherche associe les agriculteurs car il n’y aura pas d’évolution durable de leur choix de production sans leur accord et leur participation active ; les lieux d’échanges avec les consommateurs restent à inventer.
– Que la baisse des prix alimentaire, obsession de tous les mouvements de consommateurs, cesse d’être une priorité. Sans prix corrects des produits alimentaires, la délocalisation de la production ne pourra que se poursuivre.
Chacun d’entre nous, à son niveau, à sa façon, peut agir pour limiter la dérive. Mais à l’approche économique (comprendre les mécanismes qui nous mènent à la situation actuelle), on ne peut substituer une approche morale et militante. Le problème est collectif et donc politique. Il nous reste à convaincre nos élus.

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