
Publié le 02/06/2025
La singularité de l’Europe : une puissance normative guidée par des valeurs.
Le 24 avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble de plusieurs étages qui abritait des dizaines d’ateliers de confection au Bangladesh, a fait plus de 1 100 morts et provoqué une prise de conscience brutale : pour alimenter la frénésie des consommateurs occidentaux, friands de tee-shirts, pantalons ou robes d’été pas chers et vite démodés, des millions de personnes travaillent, au bout de la chaîne de sous-traitance, dans des conditions indignes, sont mal payées, mal protégées, mal considérées.
Des ONG (CCFD-Terre solidaire, Les Amis de la Terre, Amnesty International, entre autres) des syndicats et diverses parties prenantes de la société civile ont réclamé aux multinationales de mieux contrôler leurs chaînes de sous-traitance. Une proposition de loi a été déposée par trois députés, Dominique Potier (PS), Philippe Noguès (PS) et Danielle Auroi (EELV)) en novembre 2013, puis au fil des années ce long combat parlementaire a abouti en mars 2017 à l’adoption de la loi actuellement en application : la loi sur le devoir de vigilance. Elle stipule que « sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre » d’une certaine taille doivent veiller aux bonnes pratiques sociales et environnementales de leurs filiales et sous-traitants.
Le 25 janvier 2019, en quelques minutes, l’effondrement du barrage minier de Brumadinho au Brésil libérait l’équivalent de 4 000 piscines olympiques de boues toxiques. 272 personnes perdirent la vie, des kilomètres de terres furent détruites par 12 millions de mètres cubes de résidus miniers. La rivière Paraopeba, un écosystème crucial du Brésil, était contaminée. Lors de l’enquête ont été découvertes de flagrantes négligences de la société minière brésilienne Vale exploitant le barrage, laquelle était couverte par une société de certification allemande.
En avril 2024, après quatre années de travail législatif et de mobilisation collective, à l’issue d’un processus législatif long et complexe, les textes ont été adoptés par le Parlement européen et le Conseil européen. Le devoir de vigilance a été étendu à l’échelle européenne : c’était un nouvel instrument juridique mis au service de la lutte contre le travail des enfants et des écocides.
Pour la première fois, l’Europe affirmait une mondialisation régulée, fondée sur les droits fondamentaux, la justice sociale et la transition écologique. Son pouvoir normatif ouvrait la voie au niveau international.à un standard mondial de référence. Les entreprises non européennes qui doivent s’y conformer pour accéder au marché unique peuvent décider, pour des raisons pratiques, de les appliquer à la totalité de leurs opérations et les Etats non européens peuvent s’en inspirer pour leurs propres réglementations. C’est le cas dans de nombreux domaines : la santé et la sécurité des consommateurs, le droit de la concurrence, la protection des données personnelles, l’environnement, etc.
2025 : autre mandat, autres majorités au Parlement européen, autre contexte international
Entre 2019 et 2024, le Pacte vert était au cœur du premier mandat d’Ursula von der Leyen. Mais dans l’hémicycle issu des élections européennes de juin 2024, le PPE a désormais les moyens de former une majorité alternative en s’alliant avec les partis d’extrême droite qui ont tous progressé.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et le risque de voir des entreprises délaisser l’Europe pour investir outre-Atlantique ont renforcé les arguments du patronat, des partis de droite et de nombreux gouvernements.
En novembre 2024, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, a annoncé la mise en place d’une législation « Omnibus » visant à simplifier, harmoniser ou adapter plusieurs réglementations existantes. Le 9 mai 2025, le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, a demandé l’abrogation pure et simple de la directive sur le devoir de vigilance. Le 19 mai le Président de la République française, Emmanuel Macron lors de son allocution au sommet « Choose France » a annoncé sa volonté de revenir sur la directive européenne. (1)
Les ONG de leur côté dénoncent le détricotage de mesures sociales et environnementales adoptées pendant le précédent mandat de la Commission. Des acteurs de la lutte pour la défense de l’environnement alertent sur les dangers du projet de loi « Omnibus » annoncé par Ursula von der Leyen, qui menace les piliers du Green Deal européen.
Comment, dans la suite des rapports Letta et Draghi, simplifier efficacement, sans pour autant affaiblir le pouvoir normatif européen, plus important que jamais dans le nouveau contexte géopolitique ? Il serait paradoxal d’affaiblir le pouvoir normatif européen sur l’environnement alors qu’il devient un standard international, souligne dans une tribune au Monde l’entrepreneuse Camille Putois, membre du conseil d’administration du Conseil mondial des entreprises pour le développement durable. (2)
La directive sur le devoir de vigilance et de nombreuses autres réglementations européennes pourraient par exemple prévoir une seule autorité de contrôle, plutôt que 27 autorités nationales dont les doctrines mettent des années à converger. L’« omnibus » pourrait reprendre la proposition d’Enrico Letta de créer un code européen du droit des affaires, qui remplacerait les dispositions nationales ou offrirait aux entreprises l’option d’un régime européen, etc. Autant de mesures qui simplifieraient les règles applicables aux entreprises, réduiraient les coûts et les incertitudes juridiques liées à l’insuffisante harmonisation, tout en confortant le pouvoir normatif européen, pilier essentiel de sa stratégie de puissance et de souveraineté de l’Union.
L’Europe peut se distinguer par un modèle alternatif, fondé sur un cadre juridique clair, des droits fondamentaux et la transition écologique. Encore faut-il ne pas laisser penser aux citoyens que toute « simplification » est positive car démanteler les règles en vigueur au lieu de les renforcer, c’est renoncer à ce qui fait la singularité de l’Europe : une puissance normative guidée par des valeurs.
Ce sont des questions qui pourront être posées à Louis Gallois, lors de la réunion de travail organisée par le Pacte civique le 10 juin à 18h, et que l’on pourra suivre en visio. (contact@pacte-civique.org).
Nicole Fondeneige-Vaucheret, 25 mai 2025.
https://www.sauvonsleurope.eu/rapport-draghi-chiche/