Publié le 12/01/2024
«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
Éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 40 – Territoires – par Laurent Davezies pages 737-754
Le thème de l’inégalité territoriale, en apparence limité, est en fait très vaste et appelle pour le maîtriser intellectuellement des investissements dans de nombreuses directions. Elle conduit donc à investiguer sur l’intégralité de l’échelle géographique, des grands mécanismes économiques et sociaux globaux aux problématiques plus fines mais aussi moins facilement modélisables du développement local.
Mais cela peut être aussi l’inverse : par une analyse du spatial, enrichir l’analyse du social.
La contrariété de l’analyse économique devant l’espace
L’économiste, qui cherche des lois, est là plus contrarié que le géographe qui ne fait qu’observer et décrire les territoires. L’introduction de l’espace dans l’analyse économique a en effet eu du mal à s’y faire une place. Du reste, l’existence même de l’économie spatiale, comme sous-discipline autonome, a longtemps été la preuve de sa réclusion dans une sorte de purgatoire académique. Si l’introduction du temps dans l’analyse économique a conduit à sa complète dissolution dans la théorie économique, l’espace est encore loin d’avoir été intégré aux analyses globales et reste un objet à part : on parle d’économie de l’espace et pas d’économie du temps. Si le temps est dans toutes les analyses économiques, l’espace n’a longtemps été cantonné qu’à l’économie spatiale. Mais ce problème a largement été résolu depuis quelques années, avec l’entrée en scène de la Nouvelle économie géographique de l’économiste américain Paul Krugman dans les années 1990.
Si le volume de la littérature académique avait connu, dans le domaine de l’économie spatiale, un pic dans les années 1960-1970, elle avait brutalement décliné ensuite.
Les avantages cumulatifs se substituent désormais aux avantages comparatifs
La NEG sonne le glas des stratégies de rééquilibrage économique des territoires. C’est une théorie, et on verra combien elle se vérifie depuis les années 1980, qui annonce, en le déplorant — Krugman est un démocrate —, l’entrée dans une ère d’inévitables inégalités territoriales.
Avant les années 1980, au sein des pays industrialisés, le développement productif se portait vers les territoires sous- développés, dits « périphériques », leur principal avantage résidant du côté de leurs bas coûts de main-d’œuvre ouvrière. C’est ce qui expliquait notamment l’industrialisation et le décollage économique de l’ouest du pays pendant les Trente Glorieuses . Aujourd’hui et depuis une quarantaine d’années, le développement va au contraire vers les territoires centraux, et surtout ceux que l’on appelle aujourd’hui les « métropoles ».
Quel indicateur d’inégalité choisir ?
L’analyse des disparités territoriales vise généralement à mesurer l’inégalité qui existe dans un pays entre les régions « riches » et les régions « pauvres ». Il s’agit donc d’abord d’évaluer la richesse des territoires. On tombe là sur une première difficulté : quelle caractéristique retenir pour mesurer cette richesse.
En comptabilité nationale, on assimile souvent valeur ajoutée et revenu d’un pays. C’est une mauvaise habitude qui vient de la macroéconomie, qui considère implicitement que le PIB et le revenu seraient étroitement liés à l’échelle régionale comme ils le sont à l’échelle nationale.
Les dangers de l’interprétation des comparaisons entre territoires
Dans le registre des inégalités productives, et donc du traitement des PIB régionaux, on navigue entre les écueils. Ils résident dans la prise en compte de la structure des espaces étudiés : d’une part, la structure de leur système productif et, d’autre part, leur structure démographique.
Les économistes régionaux connaissent bien les biais qu’introduisent les effets de structure dans les comparaisons interrégionales. Cependant, ces biais ne sont très généralement pas éliminés dans les analyses globales des disparités interrégionales. Quelle est la signification d’un PIB régional moyen par actif ou par habitant.
Cette question des effets de structure est bien connue des économistes régionaux, qui se sont dotés de méthodes telles que les pondérations uniques ou l’analyse structurelle-résiduelle qui permettent d’éliminer ces effets de structure dans les comparaisons. Mais on retrouve beaucoup moins souvent ce genre de précaution dans les mesures générales des disparités régionales. On notera que ce biais est d’autant plus fort que le découpage de l’espace étudié est fin et donc que la structure de la production de chaque espace tend à s’éloigner de la structure moyenne nationale. Un autre problème tient à ce que la structure démographique peut venir elle aussi introduire un biais supplémentaire dans les comparaisons interrégionales.
Il semblerait préférable, tant d’un point de vue scientifique que politique, d’utiliser, dans les comparaisons, des PIB par emploi pour parler de production et des revenus par habitant pour parler de développement humain.
À l’échelle locale, de la même façon, le revenu par habitant dépend et du revenu que gagne chaque habitant actif et de cette structure démographique, c’est-à-dire du nombre d’habitants entre lesquels se partage le revenu des habitants actifs . Cette distinction n’est pas toujours clairement établie quand on compare le revenu de communes ou de régions.
L’évolution des inégalités territoriales s’inverse en fonction de l’échelle géographique
On l’a vu, les inégalités territoriales de revenu augmentent généralement avec la finesse des découpages territoriaux. En 2015, les inégalités de revenu par habitant entre les régions étaient presque moitié moins fortes que celles entre les départements .
On entend partout dire que les inégalités territoriales de revenu ne font que se creuser, à toutes les échelles. Il y aurait ainsi un « sujet » général de l’explosion des inégalités territoriales. C’est, là encore, totalement et doublement faux.
Les deux dynamiques de creusement des inégalités territoriales de revenu
Si dans un même ensemble les inégalités progressent à certaines échelles géographiques et se réduisent à d’autres, c’est que les mécanismes de leur formation ne sont pas les mêmes. On peut distinguer deux mécaniques distinctes de la variation des inégalités de revenu entre les territoires : soit par une variation du revenu des habitants des territoires considérés, soit par un changement de population.
Plus petit est un territoire , plus les entrées et sorties de population induisent des changements de population et plus l’évolution des revenus moyens locaux dépendent de ces changements de population : ce ne sont pas les mêmes habitants en début et en fin de période. Plus l’échelle géographique est large, plus la population est stable et moins cet effet joue et plus la variation des revenus moyens territoriaux obéit à des mécanismes économiques et sociaux.
On observe, par exemple, un fort creusement des inégalités territoriales de revenu entre les communes de grandes agglomérations. Les communes les plus pauvres, notamment celles classées dans la géographie prioritaire de la politique de la ville, voient le niveau de leur revenu moyen décrocher par rapport à la moyenne de l’agglomération, alors que celui des communes les plus bourgeoises fait une échappée. La Courneuve va de plus en plus mal quand Saint-Cloud va de mieux en mieux. Mais, est-ce que ce qui est vrai pour les territoires, en l’occurrence communaux, est également vrai pour les gens ? Rien n’est moins sûr. En effet, le principal facteur d’évolution du revenu moyen communal, dans les communes riches comme dans les communes pauvres, tient au puissant jeu de leur spécialisation sociale lié aux mobilités résidentielles.
L’évolution de longue période des inégalités régionales de revenu et de PIB
Si l’on se penche sur les inégalités territoriales entre les grands territoires, on observe des évolutions qui tiennent moins aux transformations de leur population que l’on vient d’évoquer qu’à l’évolution intrinsèque de leur économie.
Sur l’ensemble des 22 régions françaises, on observe entre 1980 et 2015 une augmentation de 20 % des inégalités de PIB par habitant, au détriment des espaces dits « périphériques » et au profit des territoires plus productifs, dotés de ce que l’on va appeler de grandes « métropoles » : IIe-deFrance, on l’a dit, mais aussi Rhône-Alpes, Haute-Garonne.. …, et cette concentration s’est encore accentuée depuis la crise de 2008 avec une hyperconcentration des activités « stratégiques » dans un petit nombre de métropoles : les trois quarts, par exemple, des créations nettes d’emplois salariés des activités numériques entre 2007 et 2018 sont le fait de 15 des 35 500 communes du pays ! Sept communes en Île-de-France ainsi que celles de Lyon, Nantes, Toulouse, Lille, Cesson , Biot, Blagnac et Aix-en- Provence.
La nouvelle déconnexion revenu/PIB sur les territoires
Ce qui est nouveau, depuis le milieu du XXe siècle, c’est que la part du revenu des ménages des territoires tirée directement de leur travail n’a cessé de décroître. Kopp et Prud’homme8, par exemple, ont mesuré le poids de l’ensemble des prélèvements de quelques pays européens sur la seule activité productive privée. Ils montrent que pour 100 de valeur ajoutée par une entreprise, l’ensemble des prélèvements sociaux et fiscaux, sur l’entreprise puis sur les propriétaires de son capital et sur ses salariés ne génère que 23 de revenu net en France, pratiquement autant en Allemagne et un peu moins au Royaume-Uni. On comprend mieux, à la lumière de ces données, la divergence croissante que l’on peut observer entre la géographie de la valeur ajoutée et celle du revenu.
Les dépenses publiques et sociales atteignent aujourd’hui un montant égal à 57 % du PIB du pays.
Un « modèle occidental de cohésion territoriale »
On observe en effet partout, dans le monde développé, cet effet de ciseau spectaculaire entre deux régimes
d’inégalités évoluant en sens inverse — d’une part, la création de richesses et, d’autre part, la formation du revenu. Ce qui est frappant, c’est qu’en dépit des différences de toute nature entre ces pays, ce mécanisme a la même intensité dans tous les pays industriels. On a bien affaire ici à un « fondamental », pourtant implicite, de nos sociétés anciennement « développées » qui partageraient un même « modèle occidental de cohésion territoriale ».
On peut illustrer ce modèle occidental de la solidarité territoriale en traitant des données de PIB et de revenu des ménages des territoires des pays industriels10.
Conclusion
Alors que peu de gens ont encore véritablement pris la mesure de la puissance de ce « modèle de cohésion », il est très menacé aujourd’hui. Il a été longtemps, et reste encore souvent, ignoré ou nié.
La Commission, qui semblait l’avoir oublié, avait elle-même produit, dans les années 1970 un rapport, dit « MacDougall », qui montrait clairement que, dans les grands pays industriels, les budgets publics avaient de puissants effets de redistribution des régions les plus riches vers les autres.
Claude Avisse atelier Solidarité Migrants