Résumé – Chapitre 35 – ECOLE- «LA SOCIÉTÉ QUI VIENT» DIDIER FASSIN

La societe qui vient - Didier Fassin - Résumés LVN

Publié le 12/01/2024

«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
Éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 35 – Ecole – par Agnès van Zanten pages 651-668

L’école, qui est dans l’imaginaire français la « grande égalisatrice » de l’accès à des positions sociales hautement hiérarchisées du point de vue de leur prestige et des avantages divers qui leur sont associés, s’avère non seulement largement incapable de jouer ce rôle, mais participe à la reproduction de ces inégalités, voire à leur aggravation. En effet, les enquêtes PISA, menées par l’OCDE et mesurant les connaissances et compétences des jeunes de 15 ans, montrent régulièrement que le système français est un de ceux en Europe où l’on observe les écarts les plus prononcés de réussite entre élèves suivant leur appartenance sociale. Des résultats comparables émergent des diverses études conduites par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale ainsi que de nombreuses recherches. Un tel constat ne doit cependant pas être interprété comme traduisant le fait que la principale raison d’être de l’école française serait la production des inégalités, ni comme témoignant de l’impossibilité à la transformer. L’analyse de ses évolutions au cours des dernières décennies montre plutôt que les inégalités sont mouvantes, résultant d’un complexe jeu d’acteurs dans et hors de l’école, mais aussi qu’elles peuvent être atténuées par des politiques volontaristes attentives aux possibles détournements des visées et des actions égalisatrices comme à leurs potentiels effets pervers

Penser les inégalités en matière de scolarisation.

L’intérêt des chercheurs pour les inégalités en matière de scolarisation émerge dans les années 1950 de façon concomitante à l’expansion des systèmes d’enseignement dans les pays développés.
S’il en est ainsi, c’est surtout parce que les espoirs en termes de démocratisation et de mobilité sociale placés dans cette expansion cédèrent rapidement la place au constat de la persistance de fortes inégalités dans les trajectoires scolaires, professionnelles et sociales des jeunes en ayant bénéficié. Ce constat donna lieu à un foisonnement d’explications théoriques. Plutôt que d’en discuter ici séparément leurs principaux postulats, il a été jugé préférable, par souci de cohérence et de synthèse, de les intégrer dans un cadre théorique global, celui élaboré par le sociologue américain Ralph Turner.

Cette typologie originale a toutefois continué à être utilisée dans divers travaux sur la mobilité scolaire et professionnelle. Elle peut à nos yeux éclairer encore le rôle de l’école dans les systèmes sociaux contemporains à condition d’amender et de complexifier le modèle initial pour tenir compte des principaux changements des systèmes scolaires depuis 1960 et des systèmes sociaux et politiques dans lesquels ils sont encastrés, ainsi que des théories sociologiques qui ont cherché à en rendre compte.

Un amendement crucial à apporter concerne l’adoption du principe de l’imbrication étroite de ces deux types de normes et mécanismes et de la complémentarité de leur contribution à la production et à la reproduction des inégalités dans les systèmes d’enseignement actuels. D’autres pays, plus nombreux, privilégient cependant plutôt ce que James Rosenbaum a appelé une mobilité de tournoi « tournament mobility ». Dans ce cas, la norme de compétition est valorisée dans une optique malthusienne, les chances d’ascension des candidats s’amenuisant au fil des épreuves qui servent à exclure les perdants du système scolaire ou à les orienter vers des voies moins valorisées. La prédominance de ce type de compétition s’explique par la volonté de nombreux responsables et professionnels de l’éducation de limiter les effets de l’expansion et de l’ouverture aux classes populaires des systèmes d’enseignement sur la définition de la culture scolaire et la valeur des diplômes. Son développement a néanmoins été partiellement occulté par le report des épreuves les plus déterminantes à la fin de l’enseignement secondaire supérieur ou à l’entrée dans l’enseignement supérieur.

Le constat que ces épreuves, censées être au cœur de la compétition méritocratique, ont toutefois continué à favoriser les enfants des classes supérieures a donné lieu à des analyses célèbres de la part de sociologues se rattachant à un courant dit « conflictualiste » dont celles de Randall Collins aux États-Unis et de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en France. Mettant en évidence que les logiques de compétition et de parrainage sont étroitement liées, ces analyses montrent aussi la forte imbrication entre deux types de parrainage, familial et scolaire, qu’il s’avère également utile de distinguer. Elles soulignent en effet que ce phénomène résulte d’une double adaptation : des groupes dominants aux attentes scolaires et du système d’enseignement aux pressions de ces groupes.

Compétition, parrainage et inégalités dans le système éducatif français.

Le système scolaire français constitue un cas de figure particulièrement intéressant pour explorer l’interaction de la mobilité par compétition et par parrainage car ces deux normes régulatrices et les arrangements institutionnels qui en découlent y coexistent de longue date. En effet, d’un côté, comme le système anglais, le système français a maintenu une tradition aristocratique. On en trouve par exemple la trace dans des catégories de jugement professoral qui donnent beaucoup d’importance à la finesse et à l’élégance du style.

Il a en outre créé et préservé jusqu’à ce jour un réseau d’institutions en grande partie publiques — les grandes écoles et les classes préparatoires aux grandes écoles — explicitement destinées à la formation des élites. À ces premières manifestations d’une logique de tournoi se surajoute un parrainage familial et scolaire autour de la réussite scolaire, les deux processus se renforçant mutuellement. En effet, la précocité et l’intensité de la compétition scolaire poussent les parents français à accorder beaucoup d’intérêt à l’éveil intellectuel des enfants et à chercher à devancer très tôt les attentes de l’école, notamment concernant la maîtrise de la lecture et de l’écriture. Les effets de ce parrainage familial sont renforcés par la connivence passive ou active des enseignants. « Indifférents aux différences », selon la formule de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La Reproduction, ces derniers récompensent de fait la coconstruction de la réussite scolaire des enfants par les parents des classes supérieures et offrent souvent de surcroît à leurs enfants un traitement sur mesure, par exemple en leur accordant des « sauts de classe » au primaire qui vont leur permettre d’être tout au long de leur carrière scolaire « en avance » par rapport aux autres. Plus susceptibles de faire l’objet d’évaluations soulignant les « manques » de leur socialisation familiale et l’absente de suivi de leurs parents, les élèves des milieux populaires, notamment ceux ayant des parents immigrés, ont aussi moins de chances de bénéficier d’un tel traitement de faveur de la part de l’école.

Dans les lycées d’élite en revanche, la compétition demeure très sévère, et ce d’autant plus qu’elle anticipe la sélection dans les filières les plus prestigieuses de l’enseignement supérieur. Officiellement justifiée par le besoin de susciter et de récompenser les talents et les efforts des élèves, cette compétition joue un rôle essentiel dans l’adhésion à l’idéal méritocratique, les « vaincus » intériorisant le sentiment d’être incompétents et les « gagnants » celui d’avoir mérité leur place. Les parents des classes supérieures sont néanmoins largement en mesure d’aider leurs enfants à soutenir cette compétition grâce à la mobilisation de leurs ressources culturelles mais aussi de plus en plus économiques en raison des avantages compétitifs que procurent les cours particuliers et de coûteux séjours linguistiques à l’étranger. Ils assurent aussi — surtout les mères — un soutien émotionnel qui permet à ces enfants de mieux surmonter les échecs et les découragements.
À ce parrainage familial autour de la réussite s’ajoute la possibilité qu’ont ces parents, grâce au maintien de différentes voies officielles et officieuses au travers desquelles l’école continue à déployer un parrainage scolaire, de favoriser des parcours privilégiés pour leurs enfants.

L’évolution des politiques de lutte contre les inégalités de réussite et d’orientation.

L’évolution des politiques de lutte contre les inégalités scolaires de réussite et de parcours au cours des cinquante dernières années peut également être analysée à la lumière de la typologie de Turner. Les grandes réformes des années 1960 visaient tout autant à accroître l’efficacité du système d’enseignement au regard des besoins économiques qu’à réduire les inégalités. Elles partageaient autour de ces deux visées un même postulat, à savoir que la transformation des structures scolaires permettrait à tous les élèves d’atteindre un même niveau de connaissances à la fin de la scolarité obligatoire. Or quelques années après leur mise en place, il apparut clairement qu’un nombre important d’enfants n’arrivaient pas à acquérir au rythme prévu les savoirs et les compétences attendues, un échec scolaire massif faisant alors son apparition. L’objectif de réduction des inégalités d’apprentissage, lui-même défini de façon vague, avec un accent davantage mis sur les moyens — « donner plus à ceux qui ont le moins » — que sur les résultats attendus, se trouvant concurrencé aussi bien par le développement de divers projets et partenariats avec des acteurs extérieurs que par la focalisation sur la lutte contre l’exclusion ».
Il n’est pas alors surprenant de constater que les évaluations peu nombreuses et tardives de cette politique montrent non seulement que sa mise en place n’a eu aucun effet significatif sur la réussite des élèves, quel que soit l’indicateur choisi pour la mesurer, mais que l’appartenance à un établissement ZEP les pénalise légèrement, notamment ceux initialement en situation scolaire ou sociale difficile. D’autres études évoquent en outre des « effets pervers », notamment le fait que si les élèves de ZEP atteignent plus souvent que d’autres élèves à caractéristiques comparables scolarisés hors ZEP la seconde générale et technologique sans avoir redoublé, cela est dû en grande partie à la moindre sélectivité des pratiques d’évaluation et d’orientation des établissements où ils ont été scolarisés. Ces évaluations ne permettent cependant pas de distinguer clairement les effets imputables à la dégradation des conditions de vie des populations de ces zones et au caractère potentiellement stigmatisant du label ZEP d’un côté, et ce qui relève à proprement parler des effets des actions mises en place de l’autre, ni, à quelques exceptions près, d’examiner les différences entre zones et entre établissements.

Prenant place dans un contexte global caractérisé par la pénétration, dans le système scolaire, des logiques marchandes et du mouvement d’individualisation à l’œuvre dans la société française, ces évolutions ont entraîné des changements dans les injonctions politiques visibles dans la loi d’orientation de 1989 et les textes officiels des années 1990. D’une part, l’orientation est présentée comme devant correspondre au « projet de l’élève » ; d’autre part, la décision finale donne plus de place au choix des familles ; enfin, les professionnels scolaires sont appelés à jouer un rôle d’accompagnement plutôt qu’à porter des jugements définitifs. Ce nouveau cadre n’a pas réduit les inégalités mais a changé les modes d’intervention auprès des élèves. Au sein des collèges concentrant un grand nombre d’adolescents appartenant aux milieux populaires et à des minorités ethnoraciales, les notes continuent à jouer un rôle central dans l’orientation en fin de cursus vers l’enseignement – général et technologique ou vers l’enseignement professionnel mais les professionnels de l’éducation déploient deux types de stratégies complémentaires : des stratégies de sensibilisation en amont et au moment de l’orientation visant à obtenir le consentement des élèves et des parents, voire à susciter chez eux des choix « spontanés » raisonnables ; des stratégies d’évaluation des profils des élèves prenant en compte, au-delà des notes, des critères relatifs à leur travail scolaire et à leur degré d’autonomie dans l’élaboration de leur projet.

Conclusion.

L’analyse des évolutions des inégalités d’éducation en France et de la façon de les traiter à la lumière du cadre théorique de Turner, et des autres approches théoriques qu’il est possible d’intégrer en son sein, met en évidence tout d’abord, et principalement, la difficulté à y concevoir une école socialement inclusive. tendent à invisibiliser plutôt qu’à atténuer les inégalités. Par ailleurs, la sélection des savoirs qu’il faudrait que tous les jeunes puissent maîtriser, le choix des meilleurs moyens de leur transmission et la construction des modalités d’évaluation les moins biaisées possibles en faveur des groupes dominants et les moins susceptibles de faire l’objet d’un parrainage scolaire et familial demeurent un chantier à part entière, politique mais aussi scientifique. Enfin, dans la période plus récente notamment, ils ont recours à des formes de parrainage compensatoire qui se présentent comme des modalités inclusives contemporaines.

Claude Avisse atelier Solidarité Migrants

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