Résumé – Chapitre 32 – REPRODUCTION – «LA SOCIÉTÉ QUI VIENT» DIDIER FASSIN

La societe qui vient - Didier Fassin - Résumés LVN

Publié le 12/01/2024

«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
Éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 32 – Reproduction – par Bernard Lahire pages 597-612

Cela fait plus de cinquante ans maintenant que la sociologie a commencé à mesurer et à théoriser le phénomène de reproduction des inégalités sociales, par l’intermédiaire de l’institution scolaire. De même, un capital culturel donné tend toujours à se reproduire — même s’il y à des modifications — d’une génération à l’autre. Mais les tableaux de mobilité sociale, qui établissent une corrélation forte entre les origines sociales et les positions sociales d’« arrivée » de même que les degrés de réussite scolaire selon la classe d’appartenance forcent à constater inlassablement que s’opère bien, statistiquement et non mécaniquement, une reproduction intergénérationnelle des structures inégalitaires : « Dans la France d’aujourd’hui, rappelle Camille Peugny, sept enfants de cadres sur dix exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études. À l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. Plus de deux siècles après la Révolution, les conditions de naissance continuent à déterminer le destin des individus. On ne devient pas ouvrier, on naît ouvrier. ».

L’enfance des inégalités.

L’enfance a longtemps été négligée par les sociologues. L’« acteur » ou l’« agent » dont parlent communément les chercheurs en sciences sociales dans leur théorie de l’action est implicitement le plus souvent un adulte , assez rarement un adolescent, et quasiment jamais un enfant. Fixer la focale de l’objectif sur l’enfant sans tenir compte de tout ce qui borne ses perceptions, ses actions et son horizon, c’est oublier que ses capacités d’action, de choix et de développement sont déterminées par des expériences socialisatrices précoces.

La dépendance de l’enfant à son milieu.

L’une des grandes propriétés universelles de l’expérience des êtres humains réside dans la dépendance de l’enfant à l’égard de ses parents ou, plus largement, des adultes qui sont amenés à l’élever. La situation proprement humaine de dépendance des enfants à l’égard des adultes est liée à une caractéristique centrale de l’espèce, l’« altricialité secondaire », qui désigne le fait que, contrairement aux autres espèces animales, le bébé humain est un prématuré social qui doit sa survie et son développement psychomoteur comme psycho-cognitif aux processus d’étayage des adultes porteurs de la culture.

Une enquête similaire réalisée par la même chercheuse et comparant différents milieux sociaux a mis en évidence des différences de fréquence et de contenu dans les interactions narratives qui structurent la vie familiale. De même, la socio-linguistique a établi, depuis les années 1970, que non seulement les pratiques langagières varient très sensiblement selon les groupes sociaux, mais qu’elles sont d’inégales valeurs sur les différents marchés linguistiques légitimes . Au cours des toutes premières années, les enfants acquièrent des manières de parler et des rapports socialement différenciés au langage, aussi bien oral qu’écrit, qui les dotent de ressources inégales et les classent dans la hiérarchie, scolaire puis sociale. Autrement dit, l’enfant n’est pas uniquement en situation de « reproduire » directement des manières de faire de son entourage ou de faire ce qu’on lui ordonne de faire : il forme ses modalités propres de comportement en fonction des différentes situations sociales qu’il a été amené à vivre, et notamment des différentes relations sociales au sein desquelles il a été inséré. Ses actions et ses capacités sont à penser comme des réactions qui « répondent » relationnellement aux actions et aux capacités des différentes personnes socialement et affectivement significatives de son entourage.

La famille : matrice première de reproduction des inégalités.

Dans.les premiers moments de la socialisation, l’enfant incorpore dans la plus grande dépendance socio-affective à l’égard des adultes qui l’entourent, le nourrissent, le protègent et le soignent, les dispositions qui sont celles des membres de sa famille sans en percevoir le caractère relatif et arbitraire. Matrice première, elle détermine l’environnement social de l’enfant par le choix du mode de garde et du lieu de résidence ; elle exerce un contrôle plus ou moins étroit en matière de « fréquentations » , de choix de l’école ; elle joue un rôle de filtre par rapport aux usages des programmes télévisés, des imprimés lus ou des jouets achetés, par rapport aussi aux différents types d’activités culturelles ou sportives pratiquées par les enfants ; elle effectue, enfin, plus généralement, un travail, insensible mais permanent, d’interprétation et de jugement sur tous les domaines de la vie sociale. Un état inégal s’impose, avant tout discours, aux nouvelles générations par l’écrasante évidence de sa rèalité objective. Chaque enfant naît dans un monde déjà structuré par des différences de richesses économiques et culturelles qui, bien qu’il soit le produit de l’histoire, a tout du paysage naturel.

Une reproduction de la structure inégale de distribution des formes d’extension de soi.

La question des inégalités — des plus matérielles aux plus symboliques ou culturelles — n’est pas une question parmi d’autres que pourraient décider de traiter ou d’ignorer les sociologues. Les inégalités, et les rapports de domination auxquelles elles se rattachent, ne sont pas de simples vues de l’esprit et une sociologie parfaitement irénique, ou ne voyant jamais de dominations ou d’inégalités, ne serait tout simplement pas sociologie. Que l’on se tourne vers la paléoanthropologie, la préhistoire, l’ethnologie, l’histoire ou la sociologie, il apparaît clairement que pas une seule société humaine connue n’a échappé aux inégalités, et l’idée selon laquelle il pourrait y avoir eu, dans le passé, un âge d’or des sociétés sans inégalité ni domination a été totalement balayée par les faits.
Réduire les inégalités à de simples effets de classements ou à l’instauration purement conventionnelle d’une hiérarchie des valeurs et des légitimités, ce serait totalement déréaliser la situation vécue parles dominants et les dominés.

Le monde ne se réduit pas à n’être qu’un grand jeu de classement à partir d’une hiérarchie arbitraire des légitimités. Comme le rappelait fort justement Jean-Claude Chamboredon : « Les différences entre classes sociales sont aussi des jugements de valeur, mais inscrits dans des choses bien réelles. » Si la « vieille voiture Renault 4L et la Renault 25 ou la Rolls-Royce » peuvent être classées du moins chic au plus chic, ou du moins légitime au plus légitime, les différences entre elles ne sont pas seulement de l’ordre du degré de légitimité, mais concernent des vitesses, des conditions de sécurité et des conforts très inégaux. Par exemple aujourd’hui, il est préférable de contracter les dispositions qui prédisposent aux bons comportements et aux bonnes performances dans un système scolaire donné les dispositions nécessaires à la lutte même pour l’appropriation des différents genres de pouvoirs, de ressources ou de capitaux : dispositions combatives et compétitives, dispositions au leadership, estime de soi et confiance en soi, etc.

Les inégalités qu’elles soient économiques, résidentielles, scolaires, langagières, culturelles, médicales, alimentaires, vestimentaires, corporelles, etc., touchent toutes, d’une façon ou d’une autre, à la question fondamentale de l’accès socialement différencié à toutes les extensions de soi possibles, à toutes les formes d’augmentation de sa réalité ou de son pouvoir sur la réalité. Disposer de plus d’espace, de plus de temps, de plus de confort matériel, de plus d’aide humaine, de plus de connaissances, de plus d’expériences esthétiques, de plus d’informations, de plus de soins, de plus de vocabulaire et de formes langagières, de plus de possibilités de se vêtir, de se reposer ou de se divertir, et bien sûr avoir plus d’argent — cet « équivalent universel » qui est au fond, dans les sociétés capitalistes, le capital des capitaux — pour pouvoir accéder à toutes les formes possibles de ressources, des biens matériels aux biens culturels, en passant par les divers services domestiques, éducatifs, médicaux, techniques, etc., c’est avoir plus de pouvoir sur le monde et sur autrui.

Conclusion

Les plus grandes conquêtes de l’humanité qui permettent de bénéficier d’un confort matériel et de tous les soins médicaux et chirurgicaux afin de prolonger la vie et de diminuer nos souffrances, de continuer à entendre malgré la perte d’audition, de voir malgré la baisse de la vision, de supporter la forte chaleur ou le grand froid malgré nos fragilités corporelles, de comprendre et de réaliser des choses très complexes grâce à l’appropriation de savoirs, de se déplacer dans les airs malgré une incapacité corporelle à voler, d’aller très vite d’un point à un autre malgré la faiblesse de notre vélocité, etc., sont inégalement accessibles aux pays riches et aux pays pauvres ainsi qu’aux classes dominantes et aux classes les plus dominées dans toutes les sociétés.
Inégalités de ressources économiques et culturelles , inégalités en matière d’espace domestique disponible, inégalités scolaires, inégalités sanitaires, inégales possibilités de repos ou de loisirs, etc., l’ensemble des inégalités.et leur reproduction sociale sont structurantes de nos sociétés. En prenant conscience des enjeux — qu’on pourrait qualifier, pour une partie d’entre eux, de « vitaux » — attachés à la question des inégalités et des stratégies plus ou moins conscientes de leur reproduction, on comprend mieux les luttes permanentes, individuelles et collectives, qui se mènent dans le monde social en vue de l’appropriation de la culture matérielle et symbolique.

Claude Avisse atelier Solidarité Migrants

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