Dignité et dépendance dans le contexte de la protection légale des personnes dépendantes [exposé]

Publié le 15/01/2024

A.Introduction : En quoi la notion de ‘dignité’ fait problème

1. A première vue, dignité et dépendance semblent ne pas pouvoir faire bon ménage ensemble et même franchement s’exclure si, comme je le ferai dans la suite,la dignité est définie en termes d’autonomie justement. Est-ce à dire que les personnes dont on limite l’autonomie pour des raisons de protection légale sont dénuées par là de dignité et deviennent en quelque sorte des sous-hommes? Avant de voir cependant ce qu’il en est réellement de la prétendue contradiction entre dignité et dépendance et avant de pouvoir prendre position à cet sujet, il faut s’interroger sur la notion même de dignité qui, nous le verrons, pose problème à bien des égards.

2. Dans notre civilisation actuelle, qu’on l’appelle moderne ou postmoderne, les visions de l’homme traditionnelles, chrétienne, marxiste, et même libérale, ont été mises en question et sont devenues marginales, si même elles ne sont pas en train de s’effacer. Pourtant, une dimension considérée comme caractéristique de l’homme semble avoir bien résisté à cette érosion, malgré sa longue histoire : c’est celle de dignité. Introduite par Cicéron (106 – 43 av. J.Ch.), on la trouve, rénovée, chez des philosophes de la Renaissance comme Pic de la Mirandole (1463 – 1493), pour recevoir, en passant par Pascal (1623 – 1662), chez Kant (1724 – 1804) sa signification moderne d’autonomie morale. Enfin, elle a été remise à l’honneur plus récemment en 1948 par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont le Préambule parle de „la dignité et la valeur de la personne humaine“ et dont l’Article Premier déclare : “Tous les êtres humaines naissent libres et égaux en dignité et en droits“. Par ce biais,le notion de dignité a trouvé son entrée dans les constitutions ou lois fondamentales de la plupart des pays occidentaux. Elle est ainsi devenue en quelque sorte le socle sacré de l’humanisme occidental et du système de nos droits et lois.

3. Et pourtant, depuis pas mal de temps, la dignité (et dans sa foulée, les Droits de l’Homme eux-mêmes) se trouve mise en question de plusieurs côtés. Ainsi, elle est accusée par certains philosophes d’être une notion pour le moins confuse sinon même vide, et de ce fait inutilisable, sauf comme ce qu’en allemand on appelle ‘Diskussionsstopper’ ou encore ‘Totschlagargument’ : elle apparaît comme une notion tellement taboue qu’en l’invoquant, on ferme la bouche à quiconque oserait la critiquer. Elle deviendrait par là-même paradoxalement un outil d’intolérance et de domination.
Il faut donc d’urgence clarifier cette notion,sous peine de la voir disqualifiée, et du même coup avec elle tout ce dont elle est la base. D’où viennent cependant cette confusion et ces difficultés ?

4. Une des raisons tient au fait que, sans que ni le grand public ni même la plupart des spécialistes ne s’en soient rendu compte, nous sommes en réalité face à deux notions distinctes de dignité (et par là d’ailleurs aussi d’autonomie). Et tel est le cas au fond déjà dès le départ, c’est-à-dire dès Cicéron, chez qui le terme de dignité ne désigne pas seulement une dimension essentielle et distinctive de la nature humaine, mais a aussi un sens social qui, bien plus tard, sous l’impulsion de la pensée libérale, en particulier de J.St.Mill (1806 – 1873), sera complétée d’une signification individuelle (accompagnée elle aussi d’une conception correspondante de l’autonomie).
Enfin, plus récemment, est venue s’adjoindre une troisième notion, souvent confondue avec celle de dignité, elle aussi accompagnée d’une notion correspondante d’autonomie : il s’agit de celle de ‘qualité de vie’, qui joue un rôle important dans le contexte des soins palliatifs.
Nous sommes donc confrontés non pas à la dignité humaine tout court, et à l‘autonomie, mais nous nous trouvons face à trois notions de dignité et trois notions d’autonomie, d’où l’urgence et la nécessité d’une clarification.

5. Il s’ajoute à tout cela une difficulté de fonds très sérieuse, qui touche directement au sujet de cet exposé, à savoir la dépendance. En réalité nous sommes placés face à un dilemme : Si nous laissons la dignité sans définition précise (comme le fait p.ex. la Déclaration Universelle), alors nous avons à faire avec une notion effectivement vague ou vide qui risque donc d’être inutilisable et superflue.
Mais comment la définir sinon en indiquant une ou plusieurs qualités ou capacités de l’homme (comme p.ex. la raison,la conscience,l’autonomie etc.), considérées comme ce en quoi consiste cette dignité? Cependant : qu’en est-il alors de ceux des êtres humains qui manifestement ne disposent pas, ou pas encore,ou ne plus, ou seulement faiblement, de ces qualités? Ne faut-il pas alors conclure logiquement que ces êtres ne sont pas, ou pas encore, ou ne plus, ou seulement faiblement dotés de dignité, avec les conséquences que cela entraîne, à savoir qu’ils ne jouissent pas, ou pas encore, ou ne plus, ou seulement partiellement des droits attachés à la dignité, qu’au fond ils ne sont pas, ou pas encore, ou ne plus, ou seulement en partie des êtres humains?
La tâche est donc d’en arriver à une notion de dignité opératoire mais qui n’exclut personne de la famille humaine p. ex. ceux que d’aucuns appellent des ‘légumes’, ou encore ceux dont il faut malheureusement limiter l’autonomie pour les protéger contre autrui et/ou contre eux-mêmes.

B.Les trois concepts de dignité et d’autonomie

1. Bref survol historique
a) Revenons d’abord pour un moment en arrière chez Cicéron; nous trouvons chez lui en fait non pas une mais deux notions de dignité. Nous avons vu que c’est lui qui a choisi le mot latin ‘dignitas’ pour exprimer la valeur propre de l’homme. Du même coup il a privilégié ce que j’appellerai la signification sociale du terme de dignité. En effet,la racine du mot ‘dignitas’ est ‘dec’, dont dérivent les mots français ‘décent,décence’, mais aussi ‘décor’ et ‘décoration’. La dignité est ainsi une notion sociale normative, la décence en effet n’étant pas seulement un fait ou un état de chose, mais une exigence, une norme exprimée par la société. De là vient que la dignité, entendue en ce sens, désigne le rang social de quelqu’un, son prestige, la considération et la reconnaissance sociales dont il jouit; on retrouve cette signification encore de nos jours dans des expressions comme ‘les dignitaires’, ou ‘être élevé à la dignité de…’.
Mais chez Cicéron nous trouvons une deuxième signification encore de la dignité, que j’appellerai anthropologique : elle caractérise la nature humaine comme telle, à la différence de la nature d’autres êtres; il s’agit non plus du rang de tel ou tel individu dans la société humaine, mais du rang de l’homme dans le monde des autres êtres vivants, resp. de la cause pour laquelle l’homme occupe la place suprême dans le monde des vivants. De fait, pour Cicéron cette dignité anthropologique réside dans la raison.

b) Ces deux significations très différentes se sont maintenues à travers les siècles, mais pas à parts égales : on y constate la nette prédominance de la dignité au sens social, alors que l’autre, définie diversement comme raison, pensée ou liberté, ne fait que réapparaître sporadiquement, comme p.ex. chez Pic de la Mirandole et Pascal.

c) C’est au 18° siècle que nous assistons à un revirement avec la réhabilitation voire la prédominance de la signification anthropologique de la dignité chez Kant. Voulant exprimer la valeur propre et suprême de l’homme, Kant a choisi le terme de ‘dignité’, celui de ‘valeur’ ayant de son temps un sens presque exclusivement économique et quantitatif qui s’exprimait dans le ‘prix’ de quelque chose,ce qui permet d’échanger cette chose contre une autre. Aucun être humain par contre ne peut être mesuré ni a fortiori être acheté ou échangé contre un autre ou autre chose.
Pour Kant, cette valeur incommensurable, cette dignité réside dans l’autonomie de la personne humaine, c’est-à-dire littéralement : dans la faculté de se donner à soi-même sa propre loi ou règle. Chez Kant, l’accent est nettement sur ‘nomos’ : la dignité est le privilège, en vue de décider et d’agir, de s’aligner sur des lois, de se rallier à des règles jugées moralement et universellement acceptables. Ce qui permet cela à l’homme, c’est sa raison, qui elle aussi est universelle et donc la même pour tous.

d) Au 19° siècle la dignité reçoit une nouvelle inflexion avec surtout J.St.Mill qui s’engage pour la promotion de l’homme en tant qu’individu. Avec Mill réapparaît l’ancienne notion sociale de la dignité, mais transformée en notion individuelle : Mill tient compte du changement de la vision collective de l’homme, propre à l’Antiquité et au Moyen-Âge, vers une conception valorisant l’individu, à qui sont attribués des droits qu’il possède en tant qu’individu, comme c’est le cas avec les Droits de l’Homme, déclarés à la fin du siècle précédent dans certains pays.
La conception sociale de la dignité devient ainsi une conception individuelle voire franchement individualiste. Dans ‘autonomie’, Mill met l’accent carrément sur ‘autos’ : chacun définit lui-même ses propres lois. De ce fait, l’autonomie tend vers l’indépendance, la maîtrise totale, l’autodétermination, et l’aspect ‘prestige, considération, reconnaissance’ se transforme en ‘estime de soi’, tout en n’abandonnant pas totalement la dimension de l’estime sociale.

e)Enfin, dernière impulsion en date,au 20° siècle : la notion de ‘qualité de vie’, qui est très présente et valorisée dans le cadre des soins palliatifs. Or, elle est souvent confondue avec ou considérée comme synonyme de dignité, au sens individuel du terme.
Il y a également une acception d’autonomie qui se rattache à celle de qualité de vie. Ce n’est ni l’autonomie morale, ni l’indépendance individuelle, mais ce qu’on pourrait appeler l’indépendance pratique qui se décline en termes d’activités : se vêtir, se laver, se déplacer, se nourri soi-même, ou encore en termes de compétences : gérer soi-même son affectivité, ses relations avec autrui, mais aussi son budget etc.
Ce bref survol historique demande bien sûr à être complété par une description plus fouillée et détaillée de ces trois concepts de dignité ensemble avec leurs concepts associés d’autonomie. Car
même si ces deux fois trois concepts sont tous très importants dans la vie des hommes, il n’en reste pas moins que non seulement ils sont hiérarchisés, mais qu’il faut absolument se rendre compte de leurs différences pour éviter des confusions regrettables.

2.La dignité humaine
a) Par dignité humaine j’entends la dignité de l’homme en tant qu’homme, qui lui revient sur la base de la nature humaine commune à tous les hommes. Il s’agit de la dignité au sens de la Déclaration des Droits de l’Homme, que le Préambule désigne comme la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine“(souligné par H.H.). Par le mot ‘inhérente’, la dignité est déclarée attachée d’office et inséparablement à la nature humaine.

Mais quelle est cette nature humaine, et en quoi est-elle digne c’est-à-dire possède-t-elle une valeur illimitée et incommensurable? Je répondrai ici avec Kant que par nature l’homme est libre. Mais il faut tout de suite préciser qu’il ne s’agit pas d’une liberté arbitraire (‘je fais ce qui me plaît’), mais d’une liberté d’autonomie, d’une liberté réglée : ‘je me soumets moi-même (autos) à des lois (nomos) universelles c’est-à-dire valant pour tout le monde, et je m’y soumets parce que je les juge moralement légitimes’.

Cette liberté-autonomie normative porte pour l’essentiel sur des décisions à prendre dans deux domaines : la morale et le droit, tous les deux ayant pour but d ‘ordonner la vie individuelle et la vie sociale des hommes. La morale règle les décisions à prendre sous l’angle du bien et du mal; le droit, quant à lui, concerne des décisions à prendre sous l’aspect du juste et de l’injuste. L’enjeu de la dignité humaine apparaît ainsi comme étant, pour parler avec Hannah Arendt, le droit d’avoir des droits,e t j’ajouterai pour ma part, le droit de participer à l’invention des droits. On voit aussi que ce qui faisait la définiton classique de la dignité, à savoir l’usage de la raison, n’est pas absent ici : juger et décider sont des fonctions éminentes de la raison humaine.
Mais surgit immédiatement une objection de fond : si la dignité réside dans l’autonomie normative, c’est-à-dire dans la capacité de juger et de décider, qu’en est-il alors de ceux qui n’en sont pas capables, ou pas encore, ou ne plus, ou seulement faiblement? Faut-il considérer qu’ils sont exempts de dignité et d’autonomie? N’ont-ils donc pas de droits, ou moins que les autres? Je reviendrai plus loin sur l’analyse et la discussion de cette difficulté.

b) Pour le moment, il faut d’abord voir de plus près les caractéristiques de la dignité humaine. Du fait qu’elle est ‘inhérente’ à ‘tous les membres de la famille humaine’, elle ne peut pas être :

– acquise, par des efforts, des mérites…
– accordée, comme un don, un cadeau, une récompense, par l’Eglise, l’Etat…
– retirée ou enlevée par l’Eglise, l’Etat…
– perdue, à la suite de maladies, handicaps, accidents… diminuée ni augmentée.

Mais attention, si la dignité humaine ne peut être enlevée,diminuée ou perdue, elle peut cependant être blessée ou violée par des situations ou comportements irrespectueux et indignes, c’est-à-dire non conformes à ce qu’exige la dignité humaine, à savoir l’autonomie.Il faut penser ici à toutes sortes de formes d’hétéronomie : soumission, violence, imposition de lois ou de règles ni décidées ni ratifiées par le sujet en question, formes d’hétéronomie telles qu’on les connaît p.ex. à travers l’esclavage, la torture et le viol ,le mépris et le paternalisme. Ce qui dans ces cas est enlevé, diminué ou perdu, ce n’est pas la dignit; ce serait catastrophique, car cela signifierait à la fois la perte de droits fondamentaux et, surtout, la perte de la base de revendication de ces droits. Ce qui par contre souffre et peut se perdre sous le coup de l’irrespect et de l’indignité, c’est l’autonomie, ou plus précisément la faculté d’exercer cette autonomie.

Une comparaison permet peut-être d’éclaircir le fait que la dignité peut être blessée sans pour autant disparaître. Le caractère d’inhérence de la dignité à la nature de tout homme se laisse comparer aux dons et talents dont la possession caractérise un artiste; l’exercice concret et effectif de ces dons et compétences par contre peut être rapproché de l’autonomie humaine. L’irrespect est alors comparable non pas à la destruction ou à la diminution des talents artistiques, mais à toutes sortes d’actes qui empêchent la mise en pratique de ceux-ci et éventuellement même à la perte du sentiment et de la conscience par l’artiste de ces dons et talents. Ce derniers cependant ne sont pas touchés par ces actes indignes, et peuvent en principe être rétablis. De même, c’est précisément la dignité humaine qui est la base sur laquelle le rétablissement de l’autonomie diminuée ou perdue peut être revendiqué, tout comme antérieurement elle est la base à partir de laquelle l’homme peut revendiquer de l’aide en vue du développement, du maintien et de la protection de son autonomie.

c) Nous touchons ici à ce qu’on peut appeler le paradoxe de l’autonomie humaine. Celle-ci en effet est de l’ordre de la pratique, de l’exercice concret d’une capacité. En ce sens, elle a toujours de nouveau besoin de l’aide et du soutien de la part d’autrui; en durcissant un peu la façon de m’exprimer, je dirais que l’autonomie humaine n’existe qu’en vertu d’une certaine hétéronomie. Autonomie et hétéronomie ne sont pas forcément opposées, mais peuvent être complémentaires, comme cela appert de nombreux exemples : le rapport enfants – parents, élèves – enseignants, patients – soignants, amateurs – spécialistes…Même si l’hétéronomie dans ces cas inclut une dose plus ou moins forte de dépendance, elle n’exclut pas une autonomie qui justement se constitue, se développe et se maintient grâce à cette hétéronomie, sans cesser d’être une autonomie authentique. Il n’y a donc pas, contrairement à ce qu’on pense généralement, de contradiction de principe entre autonomie(et dignité) et dépendance; la véritable opposition existe entre dépendance et indépendance. On entrevoit dès à présent quelle sera la solution de problème énoncé au départ, celui de la compatibilité entre dignité et dépendance.

3.La dignité individuellea) Nous l’avons déjà vu brièvement : la dignité individuelle porte non pas sur des droits ou l’autonomie morale, mais elle se définit par l’estime de soi, c’est-à-dire la valeur et la considération que quelqu’un accorde à lui-même (ce qui n’exclut pas une dimension sociale de cette dignité : l’estime et la reconnaissance accordées à cette même personne venant alors de la part d’autrui). Le centre d’intérêt de la dignité individuelle n’est donc pas l’homme en tant qu’homme ni les droits fondamentaux universels, mais l’homme en tant qu’individu, ou plus exactement, l’homme en tant qu’étant justement cet individu-ci, et pas un autre.
L’enjeu de la dignité individuelle étant l’estime de soi individuelle, cette dignité est elle aussi individuelle, et normalement donc pas la même pour tous : elle est définie par chacun lui-même, en fonction de ce qui lui apparaît comme nécessaire pour pouvoir se valoriser lui-même, et non selon des lois ou règles universelles.

b) L’autonomie propre à cette conception de la dignité est bien sûr elle aussi individuelle; dans autonomie, l’accent est sur ‘autos’ : l’individu se donne à lui-même ses propres lois et règles. Il n’est pas étonnant qu’ainsi l’autonomie individuelle tende vers l’indépendance,la souveraineté,la maîtrise totale et l’autodétermination.Il est évident que cette autonomie individuelle est difficilement, sinon pas du tout, compatible avec aucune forme de dépendance.

c) A la différence de la dignité et de l’autonomie humaines,universelles, la dignité et l’autonomie individuelles sont variables, susceptibles de plus et de moins. Elles sont en plus très influençables par les conditions de vie et par autrui.Enfin, cette dignité peut être perdue, et avec elle l’autonomie, alors que, rappelons-le, quand la dignité humaine est blessée, seule l’autonomie correspondante se trouve touchée.
La différence majeure réside cependant dans le fait que la dignité individuelle n’est la base d’aucune revendication devant un tribunal : ni l’estime de la part d’autrui ni évidemment l’estime de soi ne peuvent être réclamées à la société. Si importantes qu’elles soient, elles ne constituent pas des droits, mais peuvent tout au plus être l’objet de souhaits.

d) Dignité humaine et dignité individuelle sont de nos jours souvent confondues voire identifiées, consciemment ou inconsciemment. Ainsi, l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité) présente d’un côté la dignité d’abord et avant tout sous sa forme individuelle : elle est définie par chacun lui-même, elle peut décliner ou disparaître complétement. D’un autre côté, et en même temps, cette dignité exige d’être respectée par la société comme un droit, d’où p.ex. la revendication d’un loi autorisant et donnant les moyens de pratiquer effectivement l’euthanasie. Mais la dignité, au départ individuelle, s’est manifestement muée entretemps et sans crier gare en dignité humaine, dont le respect est contraignant pour la société. En quelque sorte, la dignité humaine inaliénable a été appelée à la rescousse de la dignité individuelle en perdition.

4. La qualité de vie
Sans ignorer ou rejeter ni droits, ni indépendance ou estime de soi, cette notion concerne cependant en premier lieu l’état vécu de l’individu aux plans physique, psychique, mental et spirituel. L’enjeu est celui du bien-être; nous sommes avec elle dans le registre de l’agréable et du désagréable.
La qualité de vie inclut elle aussi un certain type d’autonomie : ce n’est évidemment pas celle de la décision morale ni celle de la décision indépendante, mais il s’agit de l’autonomie qu’on pourrait appeler l’autonomie d’action, celle au sens où on en parle dans le domaine des soins : se vêtir, se laver, se nourrir, gérer son courrier et son argent etc., et cela de façon autonome c’est-à-dire par ses propres moyens. L’autonomie en question ici consiste donc dans la faculté de savoir faire des choses tout seul.
La qualité de vie a une grande parenté avec la dignité individuelle en ce qui concerne ses caractéristiques, ce qui explique que de nos jours elle est souvent confondue avec elle. Comme la dignité individuelle, la qualité de vie est individuelle, différente d’un individu à l’autre, elle est très influençable, très variable chez l’individu lui-même; elle a besoin d’autrui pour s’apprendre, se maintenir et au besoin se restaurer. Comme la dignité individuelle, en dépit de son éminente importance pour l’homme, elle n’est pas un droit revendicable, mais tout au plus un souhait.

C.Dignité humaine et dépendance

1.La dépendance pose problème par rapport aux trois concepts de dignité et d’autonomie qui viennent d’être présentés. Mais comme il s’agit ici de la dépendance dans le contexte de la protection légale, c’est évidemment la dignité humaine, dont l’enjeu sont des droits, et pas n’importe lesquels, qui sera par la suite dans la ligne de mire. Nous l’avons vu,la dignité humaine est inhérente à la nature humaine, elle est ainsi en quelque sorte ce qui fait de l’homme un homme. Si dans ces conditions la dépendance mettait en question la dignité humaine, elle mettrait ipso facto en question l’humanité de l’homme tout court, et avec Primo Levi on pourrait se poser, à propos d’un tel être, la question : Est-ce encore un homme ?

Telle qu’elle a été présentée jusqu’ici, et je l’ai déjà indiqué plus haut, la dignité humaine est, à première vue du moins, passible du reproche d’exclure certaines catégories d’êtres humains, ceux justement qui ne sont pas, ou pas encore, ou ne plus ou seulement faiblement capables d’autonomie morale. Il est donc temps d’aborder la question de savoir si dignité humaine et dépendance (celle-ci étant entendue ici surtout sous la forme qu’elle peut prendre pour des raisons de protection légale) s’excluent et sont incompatibles?

La réponse à cette question demande une réflexion anthropologique, sur la nature humaine donc, et qui dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme a été omise, pour d’évidentes raisons de tactique idéologique et politique. Cette analyse nous montrera que dignité humaine et dépendance non seulement sont en principe compatibles mais se fondent même paradoxalement de façon mutuelle. Il est vrai que cette compatibilité n’est le cas qu’en principe, car dans certaines conditions concrètes il y a exclusion.

Ce dont nous avons besoin pour mettre en lumière cette compatibilité, c’est d’un concept de dignité où celle-ci ait à la fois un contenu précis, opératoire, mais n’exclue pourtant personne. Il faut qu’elle soit basée sur, ou exprime, une situation commune à tous les hommes, constante c’est-à-dire qu’elle reste celle de tous les êtres humains même si certains d’entre eux encourent des dépendances graves, et spécifique, caracérisant l’espèce humaine à la différence d’autres espèces vivantes. Il me semble qu’un tel concept non seulement existe, mais qu’il rend compte le plus fidèlement de ce qu’est réellement l’homme.

2.L’homme, un être déficient et fragile
La plupart du temps, s’il est question de la nature de l’homme, surtout quant à sa spécificité,c ‘est pour placer l’homme au-dessus des autres êtres vivants, au sommet de la hiérarchie du vivant, pour voir en lui donc le couronnement de la création. Son privilège serait la raison, que les animaux ne possèdent pas ou si peu. Je me propose pour ma part de présenter ici une approche qui prend presque le contrepied de la précédente.

Je soutiens que l’hmme se distingue des animaux, même supérieurs, par sa faiblesse, sa fragilité et ses déficits. Ainsi p.ex. à la naissance, l’homme est de tous les êtres vivants le plus démuni, le plus incapable, le plus dépendant et le plus ignorant. Et il le reste très longtemps; chez lui, le temps d’apprentissage et de maturation est le plus long, relativement à son espérance de vie, et le plus aléatoire. L’homme, même adulte, restera d’ailleurs fragile et vulnérable toute sa vie durant, car ce qu’il apprend et invente pour se protéger peut à tout moment se perdre ou se révéler inadapté. L’homme apparaît ainsi comme une sorte d’animal raté et déficitaire.

Qu’est-ce qui lui manque? Ce dont essentiellement il est dépourvu, à la différence des animaux vivant en groupe, ce sont des réglages innés automatiques fiables, plus exactement : des instincts relationnels et sociaux, qui n’existent chez lui qu’à l’état inchoatif ou de vestiges. Certes, comme les animaux qui lui sont les plus proches, l’homme est un être foncièrement relationnel. Pour le dire très schématiquement : l’homme vit en relation avec un monde matérie l (minéraux,végétaux,animaux),
avec un monde humain (individus isolés, groupes, collectivités, l’humanité tout entière), avec lui-même (par l’intermédiaire de la conscience de soi) et enfin avec sa propre existence (il se sait exister, ce qui lui pose le problème du sens de cette existence ainsi que de celle du sens de tout le reste de ce qui existe).

Or, ce qui me semble être la caractéristique spécifique de l’homme, c’est qu’aucune de ces relations n’est réglée dès le départ par la nature, ou du moins ne l’est pas suffisamment ni de façon fiable. Il en résulte toujours de nouveau des difficultés voire des catastrophes : problèmes d’environnement, guerres, cruautés, torture, haine de soi, dépression, désespoir, suicide…qui ne se posent pas aux animaux ou que du moins ils ne créent pas eux-mêmes.

Ce bilan à première vue désastreux soulève la question de savoir comment l’homme a pu malgré tout survivre jusqu’ici à tous ces manques et difficultés. C’est ici qu’apparaît une seconde spécificité de l’homme : celui-ci a globalement réussi, tant bien que mal, à remplacer les instincts sociaux absents ou défaillants par la mise en place, par lui-même, de règles et de lois, morales et juridiques, susceptibles d’ordonner sa vie relationnelle interpersonnelle et sociale.

Il faut cependant voir clairement que cette faculté humaine n’arrange pas une fois pour toutes les choses : en effet ces règles et lois sont humaines (et non pas naturelles), c’est-à-dire elles ne sont pas contraignantes, il est tout à fait possible de ne pas les observer, quelles que soient par ailleurs les conséquences qu’une telle désobéissance peut entraîner. Il en résulte que l’homme restera à tout jamais fragile, vulnérable, dépendant, à la merci de toutes sortes d’accidents et de relâchements. A première vue, ce tableau plutôt sombre ne semble laisser aucune place pour une quelconque dignité de l’homme.

3.Déficience et dignité
a) Deux caractéristiques distinctives et fondamentales à la fois de l’homme ont été jusqu’ici mises en lumière, dont la première, la déficience congénitale, semble placer l’homme tout à fait en bas de l’échelle des êtres vivants et le font apparaître comme une ‘Fehlkonstruktion’, une créature ratée: ses déficits mettent constamment en danger la survie même de l’individu humain comme d’ailleurs en plus celle de l’espèce humaine tout entière, et si ce n’est pas la survie, c’est en tout cas leur développement et leur bonheur.
Certes, une deuxième caractéristique consiste dans la faculté que possède l’homme de régler en principe lui-même sa vie relationnelle. Mais comme cette capacité reste soumise à la fragilité durable de l’homme, elle semble ne rien changer au bilan peu réjouissant que semble nous fournir notre enquête anthropologique.

b) Et cependant, ce constat se laisse interpréter d’une tout autre façon encore, qui me semble judicieuse. Certes, l’autoréglage par l’homme de sa vie relationnelle est pour lui, individu ou espèce, une nécessité vitale, à première vue donc une contrainte. Mais une fois donnée cette contrainte, il faut remarquer qu’elle n’impose pas à l’homme la manière concrète et appropriée de résoudre ces problèmes vitaux : l’homme a à la fois la charge et le fardeau de résoudre ces problèmes, et il a le privilège et le droit de les résoudre à sa guise, de façon autonome; cela ne lui est pas imposé par la nature sous forme d’instincts innés inamovibles. Il est certes forcé de le faire (contrainte), mais il peut le faire lui-même à sa façon (privilège).En un sens, Sartre a naguère brillamment formulé cette situation, même si ce fut dans un contexte différent : Nous sommes condamnés à être libres.
C’est dans ce ‘l’homme peut’, dans ce privilège unique, que réside la dignité humaine, inaliénable et qui ne peut être perdue : c’est une fois pour toutes que l’homme, que tous les hommes doivent régler eux-mêmes leur vie, individuelle et sociale. L’homme détient sa dignité paradoxalement non malgré, mais en quelque sorte à cause de sa déficience. Cette dignité se manifeste normalement dans et par l’autonomie : l’homme est digne dans la mesure où il doit et peut en principe régler (nomos) lui-même (autos) sa vie .Certes, une fois de plus, il faut ne pas oublier que la capacité de le faire en fait (autonomie) peut être réduite ou manquer complètement; l’essentiel, c’est que de par la condition humaine, tout homme en a la possibilité et la responsabilité (dignité). La dignité n’est pas de l’ordre d’une compétence ou d’une capacité qu’on peut avoir ou non, pas encore ou ne plus, mais elle de l’ordre d’une possiblité et d’une tâche qu’on a de toute façon, et cela une fois pour toutes.

c) Cette situation de contrainte et de dignité peut encore s’exprimer d’une autre manière. Les relations non-réglées pour l’homme par la nature sont pour lui comme autant de questions qui se posent constamment à lui. Les animaux en quelque sorte possèdent toutes les réponses dans leur organisme, sous forme d’instincts, sans qu’ils en connaissent les questions; mais ils n’ont pas besoin de les connaître. L’homme par contre est plein de questions, dont il ne possède pas au départ les réponses. Mais il doit et peut y répondre, il est un être de réponse. Les règles qu’il met en place sont ses réponses, individuelles ou collectives. Et de ces/ses réponses,il est responsable, il doit en répondre. Nous trouvons ainsi ce qui est l’envers de l’autonomie, à savoir la responsabilité, qui à son tour, et tout comme elle, peut servir de définition à la dignité.

Que l’homme se révèle ainsi comme étant un être de réponse et par là de responsabilité permet de mieux caractériser les trois sortes d’autonomie :
– l’autonomie morale est la capacité de répondre en soumettant les réponses à des normes morales (et juridiques) resp. en les jugeant à partir de telles normes;
– l’autonomie individuelle est la capacité de répondre dans le sens de réponses strictement autodéterminées, indépendantes et bien sûr individuelles;
– l’autonomie d’action enfin consiste à donner des réponses au moyen d’actes entrepris au service du bien-être.

d) Ce qui vient d’être établi montre que la déficience, la fragilité, la vulnérabilité durables de l’être humain n’empêchent pas celui-ci d’être digne ,la dignité consistant justement dans le droit de combler ces manques par une mise en place de règles et de lois humaines.Tel est le privilège de tout homme, et tel reste aussi le privilège même de ceux d’entre nous qui,pour une raison ou une autre, vivent dans une situation de dépendance. Celle-ci en effet ne change absolument rien au fait que l’homme en question doit gérer lui-même sa vie relationnelle. Si la dignité comporte essentiellement cet aspect de déficience, et si cette déficience est le lot de tout un chacun, cela signifie que personne parmi les êtres humains n’est exclu de la dignité humaine. Ainsi se trouve une fois de plus vérifiée l’affirmation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme selon laquelle la dignité est ‘inhérente’ à tous les membres de la famille humaine.

Cette dignité égale et commune s’exprime normalement dans l’autonomie morale qui chez tous les hommes, sans exception, a besoin d’être apprise, développée, maintenue ou rétablie et qui peut même disparaître totalement. Par le biais de cette autonomie fragile qui a besoin d’aide il s’avère que la dignité non seulement n’est pas incompatible avec la déficience, mais pas non plus avec une certaine hétéronomie : Sans la déficience, il n’y aurait pas de place pour quelque chose comme la dignité, c’est-à-dire le privilége pour l’homme de pouvoir ordonner lui-même sa vie, il n’y aurait qu’instincts et mécanismes naturels; sans l’hétéronomie, il n’y aurait qu’autonomie en germe, potentielle ,mais qui n’éclorerait pas. Comme le dit un philosophe musulman contemporain, Mohammed Aziz Lahbabi : „Le moi est autonome dans l’interdépendance du ‘nous’“.

La fragilité consubstantielle de l’homme rend possible sa dignité inaliénable et irréversible, mais également son autonomie (et responsabilité) définitivement dépendante d’autrui. Nous pouvons donc dès à présent conclure que les êtres humains non encore, ou jamais, ou ne plus, ou seulement faiblement autonomes ne tombent pas hors de l’ensemble des êtres investis de dignité humaine.
Nous voilà donc en possession d’un concept de dignité qui a un contenu précis et pourtant n’exclut personne.Il reste à voir cependant si toute sorte de dépendance, et pas seulement la déficience commune à tous, est compatible avec la dignité humaine.

4.Dépendance et dignité
Nous venons de voir que dignité – déficience – hétéronomie sont en principe compatibles et constituent d’ailleurs le lot de tout un chacun. Mais pour ce qui est de la dépendance proprement dite, qui est bien autre chose que la déficience partagée par tout le monde, il reste au moins deux problèmes en rapport avec la dignité.

a) Déjà dans le cas de cette dépendance ‘normale’,appelée ‘déficience’ et évoquée à l’instant, et a fortiori dans le cas des personnes gravement dépendantes, il y a à distinguer une hétéronomie que j’appellerais, faute de mieux, de ‘bonne’; elle consiste dans l’aide, le soutien, la promotion dont chacun de nous, et bien davantage encore les personnes gravement atteintes, ont besoin. A côté, il est vrai, il faut prendre conscience d’une hétéronomie ‘mauvaise’, qu’on appelle communément ‘irrespect’ : elle s’exprime dans la domination et, de là, dans le mépris, l’exclusion, la violence. Mais souvent elle intervient aussi, et bien plus sournoisement, dans le prolongement d’une bonne volonté exagérée et sans mesure, et prend alors la forme de ce qu’on appelle,par un terme provenant du milieu médical, le ‘paternalisme’. Il s’agit de la conviction, mélange de sollicitude et d’autoritarisme, qu’on sait mieux que l’autre ce qui est bon pour lui, ce qui conduit à lui imposer ce bien non consenti ou bien à agir à sa place.

b) La véritable difficulté épineuse cependant réside dans le cas d’êtres humains gravement et plus ou moins durablement dépendants, à la suite d’incapacité, d’accidents,de handicaps, de maladies, du grand âge etc., et où il y a une urgence de les protéger, contre autrui et éventuellement contre eux-mêmes. Qu’en est-il chez ces personnes de leur dignité? Existe-t-elle encore, et dans quelle mesure?Comment respecter leur dignité? Peut-on même encore la respecter? Voici à ce sujet quelques pistes d’orientation :

– La réponse aux questions qui viennent d’être citées consiste d’abord dans l’adoption d’un ‘ethos’, c’est-à-dire d’une attitude pratique, fondée sur la conviction que tout être humain est une personne digne du début jusqu’à la fin de son existence. Ce qui peut défaillir, rappelons-le, ce n’est pas la dignité, mais l’autonomie, ou plus précisément, les trois sortes d’autonomie. Or, à y regarder de près, c’est de la personne dépendante et plus ou moins incapable, que nous pouvons recevoir un enseignement ou un rappel à l’ordre au sujet de la dignité humaine. C’est un aspect, en effet, du respect de la dignité des personnes dépendantes que d’accepter et de recevoir quelque chose de celles-ci : nous ne sommes, à leur égard, pas seulement des prestataires qui ne font que donner.
Ce que ces personne peuvent nous (ré)apprendre, c’est justement que leur grave dépendance a une signification : elle nous montre et nous démontre que cette dépendance ne devrait au fond pas exister, que cette personne devrait, comme nous,d isposer de la même autonomie que nous. C’est leur infirmité même qui nous renvoie vers leur dignité ainsi que vers la nôtre. Leur dépendance constitue pour nous un triple appel et rappel : le (r)appel à nous rendre compte de leur dignité, le (r)appel de notre devoir de respect de leur dignité, le (r)appel à notre sollicitude et solidarité par rapport à leur autonomie défaillante.
– Voyons d’un plus près ce (r)appel au respect :
– Rappelons d’abord que l’enjeu, la visée de la dignité humaine,c e sont les droits fondamentaux de la personne humaine; le respect consiste dans la vigilance par rapport aux droits de quelqu’un.
– C’est à chacun de voir quels sont les droits plus particulièrement en jeu dans le cas d’une personne et d’une situation données, lesquels sont davantage à promouvoir ou au contraire à mettre provisoirement en veilleuse. Ce qui dans tout état de cause doit être maintenu fermement, c’est le droit de chacun à ne pas être ignoré, à ne pas être exclu et à ne pas être méprisé.
– Le respect se rapporte ensuite aussi à l’autonomie correspondante et qui est plus ou moins défaillante : ‘respect’ signifie dans ce cas que les mesures de protection qu’on prend doivent viser, le plus possible, à maintenir ce qui reste d’autonomie voire à la restaurer si possible et de toute façon à s’orienter d’après la volonté présumée de la personne en question.
– Le respect doit se prolonger en un autre type de rapport à la personne dépendante qu’on appelle communément accompagnement. Le terme de ‘respect’ suggère, et non pas à tort, une certaine distance et un rapport plutôt général, comme sont généraux les droits auxquels il se rapporte. Mais la personne dépendante a besoin de plus que cela, il lui faut un rapport plus direct, plus personnel, plus ciblé sur ses problèmes spécifiques :“L’accompagnement se veut ajustement, cheminement, suppléance prudente à la faillite de l’autonomie…Accompagner la personne procède avant tout d’un accueil du mode d’expression des besoins et des demandes…et d’un ajustement de l’environnement à la réalisation et la satisfaction de ceux-ci“ .

En plus du respect, qui évidemment fait partie de l’accompagnement, celui-ci doit comporce que l’auteure citée appelle la vigilance (d’autres parleraient d’attention), où elle distingue deux faces :la vigilance ‘herméneutique’ :“Une vigilance qui se fait attention à l’autre dans l’appréhension de ses besoins et ses attentes;nous savons que ceux-ci peuvent revêtir des modes d’expression singuliers…[qui] peuvent apparaître sous des formes inattendues, hors normes. Ils nécessitent donc d’être décodés, lus, traduits, compris“ .

L’autre face de la vigilance est celle de ‘l’adaptation protectrice’ :“L’accompagnant-gardien se fera le garant du maintien de l’ordre singulier de la personne en grande vulnérabilité…Dans l’incapacité totale d’assumer sa propre sécurité tant physique que psychique et, donc, en situation d’exposition immense, elle nécessite une protection du même ordre que celle que la mère attentive accorde à son nouveau-né. Cette vigilance-là répond à la définition classique du terme : surveillance qui a pour but de prévenir et de prévoir“ . Si la première face de la vigilance vise ce qui pourrait s’appeler, en termes d’autonomie ‘autonomie présumée’, cette autre face, quant à elle, conduit à une ‘autonomie assistée’.Il est par ailleurs évident que la vigilance d’adaptation présuppose la première, la vigilance d’interprétation.

– Dans le cas de la personne gravement dépendante,r espect, accompagnement et vigilance constituent évidemment autant de formes d’hétéronomie, ‘bonne’ en principe. Une vigilance particulière, de second niveau, doit veiller justement à ce que cette hétérononomie ne tourne pas en paternalisme et domination :“La tentation serait grande alors de vouloir remplacer la fonction défaillante, de compenser techniquement, humainement l’incapacité présentée. Il suffirait de substituer, redresser, colmater, re-façonner, combler, supprimer, réparer. Mais ce projet quasi démiurgique d’une restauration de ce qui fait béance n’appartient pas à la conception…du prendre soin“.

Trouver la frontière entre ces deux formes de hétéronomie,l a bonne et la mauvaise, est particulièrement délicat. Il n’y pas à ce sujet de recette, tout au plus un conseil : Comme dans d’autres situations difficiles, pensons p.ex. à la situation palliative, où il s’agit d’en arriver à des décisions et des solutions valables à la fois techniquement et éthiquement, il faut procéder en équipe et éviter le plus possible les décisions solitaires.

D.Conclusion : La vigilance éthique

Nous avons vu que la dignité, entendue au sens de l’autonomie morale, n’est pas forcément incompatible avec toutes sortes de formes de dépendance, à condition de la baser sur une anthropologie de l’homme comme être déficient et vulnérable; et cette compatibilité de principe vaut également pour la dépendance engendrée par des mesures de protection légale.
Les réflexions présentées ici reviennent au fond à l’esquisse d’une éthique de l’accompagnement en rapport avec des personnes gravement dépendantes. Ce n’est pas le rôle du philosophe de développer le détail, les différents volets et les approches concrètes d’une tel accompagnement. Et il est certain aussi que la mise en oeuvre et la concrétisation du volet juridique de cet accompagnement sont du ressort du juriste, ensemble avec les gens du terrain.
Qu’au philosophe soit permise cependant encore une dernière remarque qui concerne une dimension philosophique déterminante de l’accompagnement, que Sylvie Pandelé appelle de façon très juste la ‘vigilance éthique’. Les personnes gravement dépendantes en effet ne risquent pas seulement d’être mises en danger par tous les événements qui se produisent autour d’elles et par le contact avec autrui; elles ne sont pas seulement en butte à toutes sortes de malentendus et d’incompréhensions qui peuvent naître de leurs modes d’expression souvent étranges et surprenants. Nous avons vu que ce sont la vigilance d’adaptation protectrice ainsi que la vigilance herméneutique qui ont à charge de parer à ces dangers.
Mais le risque suprême qu’encourent ces personnes, c’est de se voir déniée leur qualité d’êtres humains, d’être considérées comme des êtres qui ne sont plus des personnes (si d’ailleurs on leur a jamais attribué cette qualité). Comme le dit Sylvie Pandelé :“L’adulte en grande détérioration mentale, la personne en coma de fin de vie ou le vieillard dément ont en commun d’être exposés sans défense aucune, au risque de perte de leur qualité de personnes humaines; à tout instant de leur vie chaotique peut surgir l’acte, le regard ou la parole d’une autre qui viendra déceler le socle bancal de cet édifice en équilibre et le précipiter dans un univers objectal ou, tout au moins, infra-humain“.

De ce risque se dégage une responsabilité de plus pour les accompagnants, celle de „veiller…non seulement au maintien de l’intégrité de la personne, mais aussi au maintien de sa qualité de personne…[Or,cette tâche implique une mise en oeuvre concrète et précise]. La vigilance éthique aura ainsi pour fonction de veiller au maintien de la personne dans la communauté des hommes. Garantir cette appartenance à l’humanité consistera pour l’accompagnant en responsabilité de cette vigilance éthique à s’assurer que les conditions d’existence d’un monde commun, celui de la communauté des hommes, sont bien présentes, et à maintenir la personne dans ce qui la constitue comme être humain, c’est-à-dire à entretenir ses capacités humaines“ .
Il s’agit en somme de donner à l’accompagnement comme visée la tâche de faire habiter ensemble, dans un même monde, les personnes normalement dépendantes, que nous sommes tous, et celles qui le sont de façon grave et/ou pathologique :“Il faudra être le facilitateur d’accès à ce monde dans lequel vit la personne en grande vulnérabilité; transformer l’inacceptable en familier, rendre l’étranger commun afin que les autres, à leur tour, puissent changer leur regard et reconnaître la personne en grande vulnérabilité comme un pair, un autre ‘même’“


1Sylvie Pandelé La grande vulnérabilité Paris 2008 p.80 – 81 2Ibid. p.116
3ibid. p.116
4Ibid. p.80 – 81

5A propos de l’accompagnement,il est recommandé de consulter l’excellente étude de Tanguy Châtel f“Accompagner la vulnérabilité“ p.127 – 140, dans l’ouvrage collectif : Sylvie Pandelé (coord.) Accompagnement éthique de la personne en grande vulnérabilité Paris 2009

6Ibid. p.151 7Ibid. p.152 8Ibid. p.152 – 153

Hubert Hausemer

Partager cet article :

S'inscrire à la newsletter

Newsletter

Suivez l'actualité de l'Association LVN avec la lettre d'information trimestrielle