
Publié le 31/07/2023
«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
Éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 31 – Culture – par Pierre-Michel Menger pages 575-594
La crise liée à la pandémie de covid a favorisé une pénétration sans précédent, dans la sphère privée du repli confiné sur soi, de toutes les technologies numériques de communication et de consommation. Le jeu vidéo est pratiqué en 2021 par près de 3 milliards de personnes ; plus de 400 millions de joueurs suivent par abonnement les avis des dix influenceurs majeurs, sur YouTube. Dans ce chapitre, nous analyserons quelques-uns des principaux traits de l’évolution des consommations culturelles depuis quelque cinq décennies, à partir d’une double opposition entre les loisirs domestiques et les loisirs de sortie, pour situer la crise affectant les seconds dans le temps long des pratiques culturelles françaises, d’une part, et entre le secteur marchand et le secteur non marchand de la culture, d’autre part.
Polysémie, historicité, et requalification.
La notion de culture est suffisamment polysémique pour receler des tensions que rien ne peut réduire. Les valeurs portées par la culture sont, de fait, multiples. Elle doit être tout à la fois loisir de divertissement, vecteur éducatif, valeur patrimoniale reliant une société à toute la profondeur de son passé, valeur universelle reliant entre eux les membres d’une société et reliant les sociétés entre elles, moyen d’identification à une communauté d’appartenance, et creuset de transmission intergénérationnelle. Mais, a-t-on demandé à maintes reprises et notamment dans les années 1930, toute production symbolique ne recèle-t-elle pas l’empreinte et la mémoire des divisions et des luttes sociales de son ancrage socio-historique, que celles-ci soient référées à la structuration des sociétés en classes et en conflits de classes, ou à une conception multidimensionnelle, et intersectionnelle des dominations, notamment avec l’incorporation des variables de genre, de race ? Le questionnement déterministe avait embarrassé le Karl Marx du matérialisme historique, qui déclarait contempler les beautés éternelles de l’art grec, pourtant issues d’une société esclavagiste et qui, ce faisant, posait une limite à la réduction des créations symboliques passées ou présentes aux conditions socio-historiques de leur production.
Elle s’est ensuite élargie encore à des pratiques qui étaient situées hors du périmètre de la culture artistique, soit à la faveur de l’extension des actions de patrimonialisation aux mondes industriels, scientifiques, techniques et naturels , soit à la faveur des multiples déclinaisons de la conception anthropologique de la culture, qui reconnaît aux sports, aux langues, aux traditions locales, à la production alimentaire et culinaire, les qualités de symbolisation et de savoir et de savoir-faire attachées à toute demande de conservation et de transmission culturelle par une société et par les divers groupes qui la composent.
La culture dans l’espace privé et ses deux socles
Observer l’évolution et la situation présente de la consommation culturelle exige de disposer d’indicateurs qui, pour partie, demeurent invariants et qui, pour partie, sont ajustés aux changements d’offre. L’enquête sur les «Pratiques culturelles des Français» offre l’intérêt d’avoir été répétée cinq fois depuis sa première édition en 1973 et d’avoir débouché, dans sa dernière réalisation en 2018, sur une synthèse qui comporte une comparaison intertemporelle des consommateurs, pratique par pratique, et une intéressante tentative de modélisation des modes de consommation.
Il nous est immédiatement familier, par son ubiquité, par la considérable diversité de ses contenus et de ses modes d’existence, par la durabilité de son patrimoine, par la variété des fonctions qu’il remplit, par son omniprésence dans notre environnement sonore. Mais dans sa forme savante, il peut être aussi le plus ésotérique et le plus intimidant des langages d’expression, et s’oppose radicalement à la diversité des productions dites «populaires», qui appellent une communication esthétique individuelle et collective totalement décomplexée.
La musique est devenue le loisir artistique par excellence de l’espace privé. C’est bien évidemment le détail des genres musicaux préférés qui fait apparaître les différences sociales dans la consommation musicale: l’écoute régulière de la musique savante cumule les caractéristiques les plus sélectives de la familiarisation dans le milieu familial et de l’investissement actif dans la connaissance des oeuvres et des styles, qui sont le fait des fractions les plus diplômées des classes supérieures5. La musique est aussi constitutive d’une part essentielle de l’offre et de la demande de culture hors de l’espace privé. Mais ici les générations ne suivent pas l’évolution décrite à l’instant pour la musique médiatisée.
La culture non marchande et l’action publique
L’analyse des modes de consommation de la musique nous introduit à une partition essentielle de la production et de la consommation culturelles, celle qui distingue le secteur marchand et le secteur non marchand.
La culture selon la comptabilité nationale: marchande et non marchande
Pour caractériser économiquement la culture, la comptabilité nationale française se base sur une définition statistique harmonisée qui a été adoptée à l’échelle européenne à partir de 2009, et qui paraît être le produit direct de l’extension du périmètre de la culture sous l’intitulé d’activités créatives. Les activités marchandes représentent 82% de la valeur ajoutée de la culture. C’est dans ce secteur marchand que figurent l’audiovisuel, la presse, l’édition, l’architecture, et une large part des arts visuels, mais aussi les agences de publicité, ou le design, qui ont été requalifiés comme culturels à partir de la fin des années 1990, après l’enchâssement politique et comptable européen de la catégorie de la culture dans celle des industries créatives.
Equité spatiale non marchande
L’examen de l’évolution du poids économique de ces composantes marchandes révèle un basculement dans les deux dernières décennies: la culture de l’écrit a perdu la moitié de son poids économique, pendant que l’ensemble des activités audiovisuelles et multimédia consolidaient leur position économique dominante, pesant désormais deux fois plus que l’écrit, mais aussi près de deux fois plus que le spectacle vivant. L’impératif de démocratisation culturelle repose sur deux principes. Corriger les déséquilibres et les inégalités géographiques est une première mission: point de consommation s’il n’y a pas d’équipements, d’organisations artistiques et de personnels correspondants. Pour toutes les consommations culturelles qui font l’objet d’études sérielles, les inégalités territoriales ont été considérablement réduites. C’est notamment le cas pour la fréquentation des spectacles vivants, des musées et du patrimoine culturel, qui constituent le cœur du volontarisme culturel déployé par l’État puis par les collectivités territoriales, qui en financent les deux tiers. À ce titre au moins, l’objectif de démocratisation culturelle est atteint, selon le seuil conventionnel de mesure retenu, à savoir la distribution des probabilités de fréquentation des équipements, spectacles et festivals, au moins une fois dans les douze mois écoulés, selon la taille de la commune de résidence. Qualitativement en revanche, l’offre culturelle la plus dépendante des crédits publics atteint dans la capitale et dans les grandes métropoles françaises une variété, une densité et un niveau d’originalité très supérieurs à l’offre des agglomérations de taille petite et moyenne, la production festivalière venant seule atténuer cette inégalité. C’est sur ce facteur que l’action est la plus aisée, dans la sphère culturelle non marchande. De fait, l’ambition égalitaire y repose habituellement sur l’hypothèse selon laquelle, si le prix moyen des entrées est suffisamment contrôlé, si la tarification est suffisamment diversifiée et si les stratégies de recrutement et de familiarisation de publics nouveaux, et notamment scolaires, sont suffisamment actives, la diversité sociale du public culturel devrait s’accroître. Or les données d’enquête montrent que la fréquentation des musées et des spectacles demeure d’abord corrélée avec le niveau de diplôme, et aujourd’hui tout autant qu’il y a cinquante ans.
Culture, éducation, inégalités sociales
La démocratisation se ferait-elle alors grâce à l’élévation du niveau d’éducation des générations successives depuis l’après-guerre ? La relation est en réalité beaucoup moins linéaire qu’on aimerait le supposer, ce qui fixe des limites assez précises de nécessité conditionnelle aux bénéfices à chercher dans les programmes volontaristes d’exposition intensive des élèves aux arts, à l’école. La fréquentation des spectacles vivants a, par exemple, pu bénéficier de l’accroissement simultané de l’offre et du nombre de diplômés potentiellement consommateurs, s’agissant du théâtre, mais ce n’est pas le cas de la musique classique, qui reste la plus sélective des consommations, et, par là même, celle qui sollicite le plus fortement la dimension tutélaire du volontarisme public.
Hiérarchies et cumuls sélectifs: le double principe de structuration des consommations culturelles.
La critique a été souvent faite aux modèles d’analyse de la consommation culturelle de mettre principalement ou exclusivement l’accent sur les inégalités de consommation face à un répertoire inchangé d’items. Or la culture à fréquenter et à consommer n’est pas demeurée la même, et les outils de connaissance et de mesure pourraient bien ne cerner que les zones de la consommation culturelle où l’inertie des inégalités demeure forte, sans parvenir à caractériser toutes les évolutions qui ne se laissent plus mesurer dans les termes classiques de la relation entre la compétence culturelle et l’appétit culturel qui valent pour la culture savante.
La révolution numérique accélère ce mouvement de plaques tectoniques générationnelles dans la recomposition des loisirs produits par l’industrie culturelle. Aujourd’hui, chez les moins de 30 ans, la consommation audiovisuelle demeure dominante, mais son centre de gravité a changé: les jeux vidéo, les vidéos en ligne et les réseaux sociaux recomposent l’emprise de l’écran dans l’espace privé, en faisant de la télévision un média substituable.
Mais c’est en examinant le caractère, exclusif ou non, de cette culture d’écran que l’on peut se défaire de la simple différenciation des publics par les canaux de réalisation de leur consommation.
La mass-médiologie avait, au temps de sa plus grande intrépidité analytique , fait de la massification de la consommation audiovisuelle le fait social premier, bien au-delà des cultures distinctes d’appropriation et de choix parmi les contenus véhiculés. La sociologie de la consommation culturelle développée par Bourdieu et Passeron, puis par Bourdieu seul, reposait sur une vision unifiée et hiérarchisée des goûts et des préférences. Elle graduait les chances et les capacités d’appropriation de la culture de référence, la culture savante, du maximum au minimum, depuis les classes supérieures jusqu’aux classes populaires. Corrélativement, et par homologie, elle graduait la richesse symbolique, expressive et non utilitaire de la culture, depuis un maximum jusqu’à un minimum.
C’est cette conception unifiée et homogène de la stratification des goûts, des compétences culturelles et des chances d’accumulation d’un capital d’expériences et de savoirs culturels, qui a toujours soutenu tout le projet de démocratisation culturelle.
Conclusion
Nous avons rapporté un ensemble de transformations de la consommation culturelle à la partition entre marché et hors marché. Les avantages qu’obtiennent les innovations technologiques dans les deux loisirs dominants, musique et contenus audiovisuels, modifient radicalement la position même qu’occupe le public dans ces deux univers. Observant et enregistrant les comportements et les achats de leurs clientèles, ils développent et améliorent sans cesse toute une technologie de feedback informationnel. Évaluations, recommandations, suggestions, sollicitations d’avis, appariements proposés des préférences individuelles avec celles de consommateurs de profil assorti, interventions d’»influenceurs», tout un déploiement de liens avec les consommateurs est construit, qui structure et segmente l’information pour le consommateur, et produit de l’information sur le consommateur. Puis l’acteur public a effacé les frontières symboliques entre marchand et non marchand, comme nous l’avons montré plus haut.
Il est temps aujourd’hui de réexaminer l’industrialisation de la culture et l’emprise de ses innovations techniques, commerciales et organisationnelles, afin d’identifier les contrôles et les asymétries informationnelles qui confèrent aux plateformes leur puissance si peu visible pour structurer toutes les intermédiations.
Claude Avisse atelier Solidarité Migrants