
Publié le 31/07/2023
«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
Éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre – 30 UNIVERSITE Christine Musselin pages 558-574
L’Université est une institution. Elle définit des rôles, comme ceux d’enseignant et d’étudiant, promeut des valeurs, produit des catégories notamment à travers Les diplômes, et dépasse les individus qui la composent par son inscription dans la durée, et la pérennité de ses missions de production et de diffusion des connaissances. Même si cela est beaucoup moins fréquent que pour les entreprises, il arrive que des universités disparaissent, temporairement ou de manière plus définitive. C’est aussi ce qui s’est produit en France: les presque 30 000 étudiants qui fréquentaient les universités en 1900 sont devenus près de 1 700 000 en 2019. Ils sont ainsi 57 fois plus nombreux qu’il y a cent vingt ans, tandis que la population française ne croissait que 1,6 fois sur la même période. Ainsi, bien que maintes fois décrié et toujours présenté comme en crise, l’enseignement supérieur français a connu, et connaît encore, une expansion continue.
Une institution en profonde mutation, mais, vers quoi ?
Il ne s’agit pas ici d’ignorer les difficultés réelles auxquelles sont confrontés les établissements français, ou les controverses qui se déroulent à l’infini entre celles et ceux qui trouvent les universités françaises trop gouvernées, trop soumises à la compétition et trop inégalitaires, et celles et ceux qui estiment qu’elles devraient être plus gouvernées, que la compétition doit être renforcée et qu’elles sont trop peu différenciées. Mais il s’agit en revanche de rappeler que l’enseignement supérieur français est loin d’être frappé d’immobilisme, même si la direction prise après les nombreuses réformes récentes reste floue et interroge.
La grande mue du système d’enseignement supérieur français.
L’Université française est au cœur de profondes mutations depuis plusieurs années. Il faut le rappeler car le discours récurrent sur la crise» et les retards de l’enseignement supérieur tend à rendre invisibles les évolutions très importantes qui ont été menées et la remarquable capacité d’adaptation de nos établissements.
Les écoles de gestion ont été les premières, dès La fin des années 1980, à s’inscrire dans un environnement plus international et à suivre le mouvement d’«universitarisation» de leurs personnels: elles se sont ainsi alignées sur leurs homologues à l’étranger qui sont très majoritairement situées dans les universités et recrutent de ce fait des enseignants qui sont titulaires d’un doctorat et sont investis dans la production de recherche et de publications académiques. Dans les écoles d’ingénieurs la mutation a été plus tardive, notamment pour ce qui est de l’internationalisation qui n’est devenue une préoccupation qu’au cours des années 2000, tandis que les activités de recherche trouvent aussi plus systématiquement une place dans la formation et dans les débouchés des ingénieurs. I1 ne s’agit bien sûr pas de dire qu’universités et grandes écoles se confondent aujourd’hui. Le profil des étudiants, la réputation des diplômes auprès des employeurs, le type de sélection à l’entrée, les métiers auxquels on peut accéder, restent globalement différents. De plus, malgré les récents efforts rappelés plus haut la place de la recherche dans les cursus comme dans les missions des enseignants reste limitée: plusieurs des grandes écoles sont toujours les principaux lieux de formation des élites administratives, économiques et intellectuelles françaises et elles sont de ce fait considérées comme plus prestigieuses que les universités, une situation qui n’a pas d’équivalent dans le monde. Mais le dire, le reconnaître et favoriser ouvertement les uns au détriment des autres était inaudible et la très grande majorité des politiques universitaires s’inscrivaient dans une logique officielle de rattrapage, en faveur des moins dotés. Mais ce discours a radicalement changé au milieu des années 2000: le principe de l’équivalence est remplacé par la valorisation de la performance et de l’excellence. Cela ne va pas sans des contestations, comme on a pu à nouveau d’observer lors de la préparation de la toute récente loi de programmation de la recherche, mais gouvernants et parfois directeurs d’établissement n’hésitent plus à affirmer qu’ils cherchent à identifier les meilleurs et à les faire bénéficier de moyens supplémentaires. La mise en place de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur en 2006 visait clairement à rendre public le «mérite» des uns et des autres par l’attribution de notes et leur publicisation, tandis que la généralisation de l’attribution des moyens de recherche par appels à projet et l’introduction de quelques doses de performance dans l’algorithme d’allocation des budgets aux établissements permettaient de prendre en compte les résultats et de concentrer les ressources. On observe alors une double évolution. D’une part, la compétition entre les personnes, et entre les équipes, inhérente aux activités de recherche, s’étend désormais aux établissements.
Une mue vers quoi ?
Plusieurs des mutations évoquées ne sont pas propres à la France et marquent tout autant les politiques universitaires de la plupart des pays du monde. Il s’agit notamment du renforcement de l’autonomie de gestion et de la mise en compétition des universitaires et des universités. L’idée que la réussite des États-Unis tenait à leur capacité à distinguer les établissements, à ne compter que quelques universités de recherche parmi leurs nombreuses institutions d’enseignement supérieur et à concentrer les moyens sur celles-ci a été très largement reprise et a donné lieu à de très nombreux programmes sélectifs, comme les programmes 211 et 985 en Chine, le Project 5-100 en Russie et bien sûr l’Exzellenzinitiative en Allemagne, quelques années avant l’initiative d’excellence française qu’est le PIA. La récente loi de programmation de la recherche du 24 décembre 2020 ne fait que renforcer cette orientation.
Un rapport utilitariste entre Université et société ?
En lien avec le projet vers lequel tendent les mutations à l’œuvre, une autre question centrale pour l’enseignement supérieur est relative à ses missions. Celles-ci ont toujours été plurielles puisque la production et la diffusion de la connaissance sont communément attachées à l’idée d’Université. Mais enseignement et recherche ont été l’une et l’autre déclinées en plusieurs autres objectifs au cours des dernières décennies. Les universités ne doivent pas seulement former mais aussi assurer l’employabilité de leurs diplômés et accompagner, si ce n’est garantir, leur insertion professionnelle, développer formation initiale mais aussi formation continue et formation tout au long de la vie. Autrement dit, le fait d’attendre des universités qu’elles forment une main-d’œuvre qualifiée pour la France et qu’elles produisent des connaissances utiles en termes de réputation ou d’applications est bien antérieur aux dernières décennies. Il est cependant indéniable que cette attente s’est accentuée. L’emploi des diplômés est devenu plus central comme le montre l’apparition de l’expression «insertion professionnelle» dans le nom de la Direction en charge de l’enseignement supérieur au ministère, devenue la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle . En faisant du progrès scientifique le moteur des sociétés contemporaines, au service d’une économie de la connaissance, les réformateurs ont fait des universités des acteurs centraux du développement économique et ont favorisé le passage d’un agenda scientifique déterminé par les universitaires à un agenda dicté par les problèmes auxquels les sociétés sont confrontées. La formulation des appels à projets européens en termes de «défis sociétaux» et les injonctions faites aux scientifiques d’apporter des réponses aux problèmes de la planète sont révélatrices de cet accent mis sur l’utilité de la science. Le même phénomène est observable en matière de formation initiale ou tout au long de la vie: la transmission des connaissances est fortement indexée à la satisfaction des besoins en postes et en qualifications du secteur productif.
Au sein des universités, cette même catégorie socioprofessionnelle n’est par ailleurs pas uniformément représentée selon les filières: elle concerne 48% des étudiants en santé, 37% de ceux en droit et science politique et 36% de ceux en sciences, mais seulement 28% des étudiants en arts, lettres, langues et SHS27. Enfin, l’accent mis sur les fonctions utilitaristes conduit à minorer le rôle social de la fréquentation des établissements universitaires. Dans cette expression un peu générale, rentrent tout d’abord les mécanismes de socialisation propres à la vie étudiante que la période de pandémie que nous traversons actuellement a rendu particulièrement visibles du fait qu’ils ne peuvent se mettre en place et que leur manque se fait fortement sentir, qu’il s’agisse des relations entre étudiants ou de celles entre étudiants et enseignants quand tout se passe en «distanciel».
Conclusion.
L’Université française est face à un moment central car les réformes et mutations récentes supposent de faire des choix quant au modèle vers lequel tendre, aux missions à poursuivre et à la manière de qualifier les biens qu’elles procurent. D’un côté, certains annoncent la fin prochaine de cette institution qui a pourtant survécu à ses crises depuis plusieurs siècles. Selon eux, le recours au numérique, accéléré par la pandémie en cours, devrait prochainement vider les salles de cours, et définitivement condamner les amphithéâtres, tandis que des entreprises de formation en ligne, faisant alliance avec les géants du numérique, deviendraient les principaux pourvoyeurs d’enseignement. Deux visions opposées de l’avenir de l’Université, qui de ce fait ne correspondent probablement n1 l’une n1 l’autre à ce que sera l’Université mais qui nous rappellent qu’entre ces deux perspectives extrêmes,.il existe une multitude de possibles. L’Université est une institution certes, mais une institution toujours en mouvement dont la trajectoire n’a jamais été et ne sera jamais définitivement tracée car elle est d’abord ce que nous en faisons et ce que nous souhaitons en faire.
Claude Avisse atelier Solidarité Migrants