Résumé – Chapitre 29 – HÔPITAL- «LA SOCIÉTÉ QUI VIENT» DIDIER FASSIN

La societe qui vient - Didier Fassin - Résumés LVN

Publié le 11/07/2023

«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre – 29 Hôpital Pierre-André Juven et Fanny Vincent. pages 541-557

La pandémie de covid a placé l’hôpital public, et tout particulièrement ses services de réanimation, au coeur d’une attention médiatique d’une rare intensité, eu égard à l’histoire récente.

S’il est toujours difficile de réifier des positions politiques dans des «camps», deux lignes semblent néanmoins s’être opposées à cette occasion. Ces lignes prennent des formes variables mais elles n’en présentent pas moins un substrat identifiable. L’amaigrissement de l’hôpital public est un objectif affiché par les gouvernements successifs depuis les années 1990 : contraindre financièrement les hôpitaux, c’est-à-dire, concrètement, diminuer leurs capacités de soins relativement à l’augmentation des besoins, et reporter sur d’autres organisations — en premier lieu la médecine dite «de ville» — la prise en charge des patient:e:s. Premièrement, la remise en question de la place et des missions de l’hôpital dans le système de santé peut être une conséquence vertueuse d’une réinvention d’ensemble à condition que ce ne soit pas le fruit d’une politique d’austérité. Repenser l’hôpital public n’élude pas la question des moyens qui lui sont accordés. Ces dernières décennies, les réformateurs et réformatrices ont voulu réorganiser l’hôpital à moyens constants, considérant les conséquences des réformes précédentes pour les «causes profondes» des maux à combattre, justifiant ainsi de nouvelles réformes aux effets délétères.

Deuxièmement, l’institution doit laisser place à une aspiration politique, qui suppose d’analyser aussi l’inadéquation entre l’hôpital tel qu’il existe et les évolutions de la société dans laquelle il s’inscrit.

Contradiction

L’actualité de l’hôpital public ne peut être comprise sans une connaissance de son histoire récente. Sans proposer ici une lecture exhaustive des bouleversements de l’hôpital au XXe siècle, il convient d’expliquer ce qui a conduit l’institution hospitalière à devenir simultanément un mastodonte concentrant toutes les attentions et même les espérances, et une organisation fragile dont les moyens ont été déconnectés des besoins. L’après Seconde Guerre mondiale est le point de départ de cette histoire paradoxale. Dans le prolongement des travaux du Comité médical de la Résistance, un groupe de médecins réformateurs porte dans les années 1950 la nécessité de réformer la médecine française et avec elle les lieux de son épanouissement. Alors que l’hôpital était devenu au fil de la première moitié du XXe siècle un lieu «pour les malades», il va devenir plus que cela : non plus un centre de santé mais le centre de la santé. L’enjeu est de freiner «l’inflation hospitalière» que les différents gouvernements jugent délétère pour les comptes publics et sans lien, d’après eux, avec les besoins réels de la population. Contenir les dépenses hospitalières passe par diverses mesures. Cela implique d’abord de contraindre les médecins, les professionnel-le-s donc, jugé-e:s irresponsables d’un point de vue économique, et beaucoup trop dépensier-ère-s, en leur retirant la capacité à faire les règles et peser sur les décisions . À cette logique de gouvernance s’en ajoute une autre qui tient aux évolutions macroéconomiques : la contrainte budgétaire devient un dogme et l’objectif premier pour le ministère de la Santé est de tenir les dépenses d’assurance maladie. Ce référentiel de politique publique s’impose nettement dans les années 1980 puis 1990. La réduction du taux d’investissement des hôpitaux en est une. Comme le note Pierre-Louis Bras, un inspecteur général des Affaires sociales, les investissements des hôpitaux publics sont passés d’environ 11% de leurs recettes en 2010-2011 à seulement 5,7% en 2017, niveau particulièrement bas qui, au-delà de l’évolution à la baisse enregistrée7, fait craindre «une dégradation de l’outil de production des soins». De fait, s’ils incarnent une hybridation entre l’idéologie néolibérale et l’État-providence à la française9, l’Ondam et son contrôle vont de pair avec la recomposition des rapports entre l’État et ses hôpitaux, tout particulièrement en matière d’investissements.

Saturation

La contraction des moyens est justifiée par l’ensemble des gouvernements au pouvoir depuis le début des années 2000, non par leur attachement à l’orthodoxie budgétaire et leur enfermement dans l’»ordre de la dette», mais par la nécessité de mettre fin à l’»hospitalocentrisme». L’enjeu affiché est d’en finir avec une institution qui leur 1/3 résiste, mais en ordonnant les priorités selon les principes de la doxa néolibérale et la baisse des dépenses publiques. Les annonces répétées sur un renforcement de «la médecine de ville» ne suffisent pas à résorber le manque criant de professionnel:le-s de santé hors de l’hôpital, tandis que la centralité de ce dernier dans le système de santé est encouragée par les pouvoirs publics, ceux-là mêmes qui se refusent à gouverner franchement la médecine de ville, c’est-à-dire à encadrer avec force les dépassements d’honoraires, à réguler l’installation des médecins, à soutenir financièrement et logistiquement les professionnel-le:s de santé souhaitant déployer des centres de santé, etc. C’est alors tout l’inverse qui se produit : au lieu de voir sa place dans le système de soins décroître, l’hôpital est de plus en plus sollicité. Cette saturation est une autre alarme de l’état de fragilité dans lequel se trouve l’hôpital. Cette accentuation des contraintes se conjugue enfin avec la détérioration des salaires ces dernières années, plus marquée à l’hôpital que dans le secteur privé. Tout cela concourt au renoncement croissant à ces métiers, que ce soit les refus de s’y engager ou les démissions, quitte à perdre son statut de fonctionnaire. L’augmentation du vote pour le Rassemblement national à l’hôpital et plus particulièrement parmi les agents de catégorie C est un autre symptôme de la maltraitance que les professionnel-le:s hospitaliers subissent au travail. On sait en effet que l’inclination à voter pour l’extrême droite dépend en partie des conditions dans lesquelles les individus travaillent, de leur degré d’autonomie et de reconnaissance, de la pénibilité physique du travail. Les services de soins vivant de plein fouet cette contradiction entre une contraction des moyens et une augmentation de l’activité sont nombreux. La saturation hospitalière dont il est question ici n’est pas tant celle des services de réanimation pendant la pandémie de covid que celle de milliers de soignant-e:s «sous pression» dont certain-e-s, à partir de 2019, ont engagé l’une des plus importantes mobilisations de l’hôpital public. Si ce dernier a pris la lumière en 2020 avec la crise sanitaire, son actualité était déjà brûlante, puisqu’en mars 2019 se constituait le Collectif interurgences, un collectif de paramédicaux-cales parisiennes et dionysien-ne:s portant un triple objectif : obtenir une augmentation des effectifs en services d’urgence ; faire cesser la fermeture de lits d’hospitalisation et enclencher la réouverture de lits ; aboutir à une augmentation des salaires de 300 euros net par mois pour les professionnelles paramédicaux-cales. L’enjeu était aussi, au travers d’innombrables prises de parole dans l’espace médiatique, de «faire comprendre à la population pourquoi on attend aussi longtemps dans un service d’urgence, pourquoi on est en sous-effectif, qu’est-ce qu’il se passe réellement à l’hôpital et à quel point il n’y a pas d’argent!».

Dominations

La défense de l’hôpital public a principalement et légitimement porté, ces trente dernières années, sur la dégradation de l’offre de soins et du service public qu’il remplit, ainsi que sur la condition délétère des soignant-e-s. Fortement marqués par le caractère concomitant du développement de l’hôpital public et de la Sécurité sociale, profondément attachés aux principes d’égalité et de justice, les mouvements — syndicats, partis politiques de gauche, intellectuel:le:s — ont systématiquement mis en cause la «casse» de l’hôpital? sur l’autel du néolibéralisme. Si cette critique est fort justifiée, le néolibéralisme n’est pas le seul à devoir être interrogé lorsqu’il est question d’hôpital. Il importe de re-questionner les logiques de domination toujours à l’oeuvre. Ces pratiques institutionnelles et médicales inégalitaires et discriminantes sont également renforcées par le manque de moyens et la logique gestionnaire productiviste qui s’est imposée à l’hôpital et à ses travailleur-euse:s. Récemment, les travaux de Dorothée Prud’homme sur la prise en charge hospitalière gynécologique des femmes identifiées comme roms ont montré que les contraintes de temps, les cadences, les moyens humains, expliquent que les médecins ne recourent pas à l’interprétariat pour les patientes ne parlant pas ou peu français, générant, de fait, un traitement différencié et discriminatoire26. Sur un autre aspect, la sociologue Céline Gabarro a analysé comment les assistantes sociales, travailleuses invisibles de l’hôpital, voyaient leur travail bouleversé par la contrainte budgétaire qui le complique, le vide de son sens et les transforme en bureaucrates : la suppression des permanences des agents de la Sécurité sociale dans les hôpitaux pour une question de réduction des coûts rejaillit sur les assistantes sociales, qui sont par ailleurs sommées de «vider les lits» pour respecter la «durée moyenne de séjour» du service. Par exemple, pour 100 nommées PU-PH , les chiffres indiquent qu’en 2017-2018, seulement 28 sont des femmes. De manière générale, plus on s’élève dans la hiérarchie et la division du travail, moins les femmes sont nombreuses, alors même que la fonction publique hospitalière est composée de 77% de femmes. Cette hiérarchisation genrée à l’hôpital se double aussi d’une sociabilité marquée, notamment au moment de la formation, par le registre ultrasexualisé, voire morbide, de la «tradition carabine». Ce que montre Cécile Andrzejewski, c’est aussi l’impunité quasi générale qui semble protéger les auteurs d’agissements sexistes et de délits de harcèlement, les directions hospitalières ne souhaitant généralement pas engager un rapport de force trop frontal avec ceux qui, non seulement, jouissent d’un prestige professionnel important, mais par ailleurs peuvent menacer de quitter l’établissement .

Conclusion

Contradiction, saturation et dominations sont les trois défis pour l’hôpital. Contradiction entre les moyens accordés et les missions confiées, saturation du personnel et des services, dominations parce que l’hôpital n’est ni protégé ni hermétique aux logiques qui structurent le monde social. Les fantômes qui habitent l’hôpital sont désormais bien connus : hégémonie d’une médecine institutionnelle et biomédicale, centralité systémique, cible de l’orthodoxie budgétaire et néolibérale, vecteur de dominations de genre, de race et de classe. Ces fantômes vont avec des devenirs qui dessinent un autre horizon. L’égalité, la justice, la vie en bonne santé, l’émancipation. Les mouvements du Collectif inter-urgences, du Collectif inter-hôpitaux, du «Printemps de la psychiatrie», les centres de santé communautaire, mènent ces combats et ce n’est pas un hasard s’ils portent des messages communs et les portent communément. Le cloisonnement, l’hospitalo-centrisme, le conservatisme institutionnel ne sont pas, de fait, leur créneau, mais bien celui des gouvernant-e-s des dernières décennies. Le chemin pour parvenir à un hôpital public renforcé qui ne soit pas écrasant est à penser comme une substitution progressive. Comme on déplace un corps d’un brancard à un lit, avec douceur. Parce que les fragilités actuelles sont trop grandes, celles à venir sont trop vives pour que ce soit la brutalité qui commande. Ce que la pandémie de covid donne à penser n’est pas tant la robustesse de notre hôpital que l’ensemble des épreuves que notre société doit affronter pour reconstruire un système de santé plus juste et solidaire.

Partager cet article :

S'inscrire à la newsletter

Newsletter

Suivez l'actualité de l'Association LVN avec la lettre d'information trimestrielle