Publié le 10/07/2023
La société qui vient sous la direction de Didier Fassin
éditions du Seuil 2022
Chapitre 27 Justice. de Mireille Delmas-Marty. Pages 509-523
Le mot «justice» est de ces mots usés tant ils ont été ravaudés, transformés, voire déformés, pour s’adapter à des circonstances et à des idéologies différentes et parfois opposées. Il en va ainsi, tout particulièrement, de la justice pénale qui sera au centre de mon propos. «Pénale» au sens large, incluant l’ensemble des dispositifs de «contrôle social» ou de «politique criminelle», qu’ils aient vocation punitive (sanctions pénales, mais aussi civiles, administratives, disciplinaires, processus de médiation ou de négociation de la peine), ou préventive (mesures dites «de défense sociale», mais aussi sanitaires ou écologiques…). Observant l’accumulation des ! sanctions et le durcissement des mesures, on se demande jusqu’où mènera cette conception de plus en plus sécuritaire d’une justice } qui, à terme, n’aurait de pénal que le nom de son code, ce dernier ! étant peut-être lui-même amené à disparaître, déjà concurrencé en France par le nouveau code apparu en 2013 sous la dénomination «Code de la sécurité intérieure».En pratique, le phénomène, devenu manifeste à partir des attentats du 11 septembre 2001, a été amplifié par la violence de la riposte américaine. Véritable catastrophe de bifurcation (au sens de la théorie de René Thom), de tels événements ont opéré, y compris en démocratie, comme la levée d’un tabou. Depuis 2001, de nombreux dirigeants politiques, soutenus par des peuples apeurés, affichent, «sans complexe» comme ils disent, la sécurité «première des libertés». En rupture avec l’idéal des droits de l’homme, cette bifurcation sécuritaire a bouleversé, en vingt ans, nos représentations de la justice.Acclimatée1 au «tout contrôle» par la banalisation de l’état d’urgence!, la France (comme d’autres pays) a accepté la transposition de mesures sécuritaires dans le droit commun. C’est ainsi que la loi «Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme» (SILT, 2017) a permis de lever l’état d’urgence. Le même processus, d’intégration des pouvoirs exceptionnels au droit commun, s’annonce en matière sanitaire (voir le projet de loi de décembre 2020 instituant un régime de gestion des urgences sanitaires et prévoyant notamment l’instauration d’un «pass sanitaire», et la loi du 5 août 2021 dont les dispositions principales, notamment celle concernant le «pass sanitaire», ont été validées par le Conseil constitutionnel le 9 août).
Il en résulte un double effet de brouillage quant aux fonctions de la justice dans les systèmes de droit. D’une part, un brouillage «anthropologique», entre la fonction punitive, ou «rétributive», qui impose de prouver la culpabilité a avant de punir le coupable et la fonction «prédictive» qui, au nom de la prévention et de son extension à la précaution, autorise des mesures de sûreté par anticicipation d’un comportement seulement potentiel. Emprunté au droit de l’environnement et à celui des produits de consommation, le principe de précaution, ainsi transposé à des humains «dangereux», voire à des populations humaines «à risque», pourrait conduire jusqu’à déshumaniser une justice devenue «prédictive» (I). D’autre part, un brouillage de nature plus politique entre l’ État de droit, c’est-à-dire soumis au droit, et l’État de surveillance et de suspicion qui instrumentalise, le droit en mêlant le crime et la guerre. Très présente aux États- Unis depuis 2001, cette justice «guerrière» (II), qui s’est durcie en France après les attentats de 2015, pourrait déstabiliser l’équilibre des pouvoirs dans les nouveaux montages institués au nom de la sécurité.
À moins que de tels excès, en provoquant le réveil des juges, ne préparent l’émergence d’une justice garante des libertés à l’échelle du monde (III)…
Justice prédictive
En désactivant la présomption d d’innocence, la justice prédictive finirait par substituer à la responsabilité une dangerosité indémontrable et à la punition une «mesure de sûreté» à durée indéterminable. Mis en oeuvre aux États-Unis après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le dispositif de prévention-précaution-neutralisation conduit, de la rétribution à l’anticipation, à une justice prédictive qui a été consacrée en France, à propos des délinquants sexuels, en 2008. Encore peu appliquée, ayant été déclarée non rétroactive par le Conseil constitutionnel, cette loi a été étendue en 2015 au terrorisme. Maintenant que la pandémie a encore renforcé l’obsession sécuritaire, il ne semble plus question de l’abroger, d’autant qu’une sorte de folie normative s’est emparée de nos sociétés où la peur appellerait une nouvelle extension du contrôle des individus à des groupes de population.
De la rétribution à l’anticipation, l’extension a été d’autant plus facile à mettre en place que les nouvelles technologies ont fait des pas de géant et que la combinaison «traçage, affichage, puçage.…» permet désormais de contrôler, non seulement des individus comme les suspects du fichier S, mais des «populations à risque», inscrites sur les fichiers sanitaires.
En 2015 le ministre de l’Intérieur français avait d’ailleurs présenté le projet qui deviendra la «loi renseignement» autour de deux mots clés: «connaissance» (concept inhérent à la notion de renseignement) et «anticipation» (processus aux contours plus vagues car sans limites repérables). Dans la version 2021 les services de renseignement disposeront de nouvelles possibilités, telles qu’un régime particulier de conservation des renseignements ; l’interception des communications satellitaires grâce à un dispositif de captation de proximité. Les dispositifs existants sont aussi adaptés et les possibilités élargies du fait notamment du déploiement de la 5G ; la durée d’autorisation de la technique de recueil de données informatiques est portée d’un à deux mois. Enfin la technique dite de l’algorithme, expérimentée depuis 2015 et autorisée jusqu’au 31 décembre 2021, est pérennisée et la surveillance «algorithmique» étendue, après les individus, au traçage des populations.
En ajoutant, voire en substituant, «anticiper» à «punir», la justice prédictive pourrait remettre en cause la notion proprement humaine de responsabilité au profit d’une dangerosité qui affaiblirait, et finirait par effacer, les distinctions entre les humains et | les non-humains, conduisant littéralement à un processus de déshumanisation.
En France, le «nouveau» Code pénal de 1994 avait pourtant été conçu en opposition à la loi de 1981, dite «sécurité et liberté». D’où la réaffirmation du principe de responsabilité, la recherche de sanctions alternatives à l’emprisonnement et le refus de distinguer les mesures de sûreté des peines. Parfois mal compris, ce refus correspondait à la volonté de prendre en compte le fait que, même si elles contribuent à la défense de la société, les mesures dites de sûreté sont toujours ressenties par le condamné comme punitives, plus particulièrement quand la mesure est coercitive et restrictive, voire privative, de la liberté d’aller et venir.
En revanche, dans l’ambiance des sociétés de la peur créée par les attentats du 11 septembre 2001, le dispositif de prévention-précaution-neutralisation évoqué ci-dessus a été consacré en France dès 2008, illustrant la notion de justice prédictive à propos des délinquants sexuels. Copiant une loi allemande de 1933 qui avait survécu à la période nazie, ce dispositif permet l’incarcération d’un condamné après l’exécution de la peine, pour une durée renouvelable indéfiniment par le juge, au vu d’un avis de dangerosité. On pourrait en arriver ainsi à renoncer au principe de responsabilité. Enfermer un être humain, non pour le punir, mais pour l’empêcher | de nuire, comme un animal ou un produit dangereux, est une sorte de déshumanisation. D’autant qu’en abandonnant le postulat du libre arbitre, on paralyse la présomption d’innocence, au mépris de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. En somme, la loi de 2008, en ajoutant à la preuve de la culpabilité selon le couple «responsabilité/punition» l’avis de dangerosité qui fonctionne selon le couple «dangerosité/mesure de sûreté», dédouble le système pénal.
Certes, cet avis de dangerosité, rendu par une commission mixte et placé sous contrôle d’un juge, est supposé remplacer la preuve de la culpabilité, tandis que des mesures de sûreté prolongent et parfois remplacent la punition, mais rien ne remplace la présomption d’innocence. Le suspect qualifié de «dangereux» n’a aucun moyen de faire la preuve de son «innocuité» dans ces sociétés bâties sur une culture de l’obéissance passive qui paralyserait à terme toute responsabilité.
Ce dédoublement aurait pu être débattu en France à l’occasion de la réforme pénale de juillet 2014 dont l’objectif était de «construire un droit de la peine lisible et cohérent». Cette réforme place d’ailleurs en tête du Code pénal une définition de la peine englobant désormais la nouvelle «contrainte pénale»: «Afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions: 1° de sanctionner l’auteur de l’infraction ; 2° de favoriser amendement, insertion ou réinsertion.» Mais le législateur ne donne aucune précision sur la distinction entre peine et mesure de sûreté. On peut s’étonner, dans la perspective de lisibilité et de cohérence annoncées, que la rétention de sûreté ait été conservée. Tout se passe — il faut le redire — comme s’il était désormais impossible d’abroger cette mesure devenue l’emblème de la sécurité considérée comme valeur suprême relativisant les autres droits humains.
Pourtant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait exprimé des réserves en 2009 (affaire Mucke vs Allemagne), à propos d’une loi allemande réactivant la loi de 1933. Rappelant que «la Convention ne se prête pas à une politique de prévention générale dirigée contre une personne ou une catégorie de personnes qui se révèlent dangereuses par leur propension continue à la délinquance» (§ 82), elle considère qu’en raison de sa nature privative de liberté et de sa durée illimitée, la détention de sûreté peut «tout à fait se comprendre comme une peine» (§ 130). Mais la CEDH elle-même a évolué. Constatant que la détention de sûreté allemande «n’est plus exclusivement une peine», l’arrêt Bergmann (2016), rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg à l’occasion de l’affaire Zinseher (2018), a considérablement nuancé la position des juges européens quant à la nature juridique de la détention de sûreté, appréciée désormais au cas par cas, tantôt pénale, tantôt non pénale. La Grande Chambre va plus loin encore en précisant que, dès l’instant où la détention de sûreté ne vise pas à traiter un trouble mental chez le détenu, elle doit être considérée comme une peine au sens de la Convention.
En revanche, tout placement ayant vocation à assurer une prise en charge médicale et thérapeutique de l’individu entraîne une modification de la nature et du but de la détention. En d’autres termes, la détention de sûreté serait par principe une peine, et exceptionnellement, lorsqu’elle vise à soigner le trouble mental de l’individu, une mesure préventive, celle-ci pouvant néanmoins rester privative de liberté.
Or voici qu’avec la prévention de la pandémie, les pratiques prédictives s’élargissent encore. Alors qu’en matière pénale la superposition d’une fonction d’anticipation (logique préventive) à la fonction punitive (logique rétributive) était restée centrée sur l’individu, utilisant les procédés du dressage qui laisse des traces pour assujettir l’individu à une coercition immédiate et modifier ses comportements habituels, les pratiques vont désormais s’élargir.
Des traces pour assujettir l’individu au traçage de toute une population, l’extension progresse, au point de réduire encore la distinction entre risques humains et non humains. Les méthodes de prédiction ont en effet évolué, non seulement pour s’éloigner des sciences humaines et sociales et se rapprocher des pratiques assurantielles, mais encore, avec la révolution numérique, pour obéir à des «algorithmes de prédiction», élaborés pour la météorologie et les catastrophes naturelles, puis appliqués aux produits dangereux et désormais transposés au profilage des suspects (fichiers S). Les procédés actuels, d’étiquetage, «de traçage», voire d’élimination, sont quasiment les mêmes pour l’être humain que pour l’animal ou le produit dangereux. Et l’extension du «traçage» des individus à des groupes de populations pourrait renforcer la déshumanisation, au risque d’aggraver la situation dans les prisons. On peut y voir la montée en puissance de dispositifs de normalisation des comportements (voir les rapports annuels du Contrôleur général des lieux de privation de liberté) et à terme de formatage de l’espèce humaine $i l’intelligence artificielle devait se développer en même temps que les biotechnologies (par exemple avec la sélection d’embryon en vue d’une PMA).
Et maintenant, face à la pandémie, se posent, à propos des vaccins obligatoires et du pass sanitaire, des questions concernant le droit à l’égalité et à la non-discrimination (soignants, personnes non vaccinées): «C’est de soin et d’éthique dont nous avons besoin, non de réponses susceptibles de favoriser l’extension d’une biopolitique high tech qui pourrait perdurer, bien au-delà de la fin annoncée du confinement2.» La CEDH a pourtant adopté une position prudente sur la question des vaccins3 reprise en France par le Conseil d’État concernant le pass sanitaire4.
Pour conclure sur la justice prédictive, on rappellera que c’est à propos du terrorisme qu’elle était apparue, en droit international, à travers les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui avaient qualifié pour la première fois en 2001 des attentats terroristes d’actes d’»agression», mêlant justice prédictive et justice guerrière. L’assimilation du crime à un acte de guerre a en effet permis aux États-Unis d’invoquer la légitime défense «préventive» à propos des frappes contre l’Irak en 2003. À la différence de la légitime défense invoquée dans une logique rétributive en réponse aux attentats en Afghanistan, l’invocation d’armes de destruction massive pour justifier l’intervention en Irak deux ans plus tard, nous fait basculer vers une logique préventive, voire prédictive. Or ce basculement a conduit d’autres pays, dont la France, à justifier les assassinats ciblés consistant pour le pouvoir exécutif à juger, condamner et exécuter les ennemis sans procès. Du même coup surgit le risque de remettre en question la fonction politique d’une justice pénale devenue guerrière. À moins de soutenir qu’il s’agissait bien d’une guerre, que le pays menait sans le dire depuis plusieurs mois contre Daech, et que les terroristes étaient bien des guerriers qui utilisaient leurs armes comme les militaires français leurs bombes, mais dans ce cas il fallait admettre les garanties du droit de la guerre et l’équivalent d’un traité de paix.
Justice guerrière.
Théorisée par la doctrine allemande du «droit pénal de l’ennent», cette conception «guerrière» de la justice assimile le crime à une guerre, banalisant la «guerre contre le crime», formule désignant dans les années 1980 aux États-Unis le tournant punitif qui s’est également accompagné d’une «guerre à la drogue». Elle nous ramène aux Théories et institutions pénales5, cours prononcé par Foucault au Collège de France en 1971-1972, mais publié seulement en 2015. D’une étonnante actualité, en ces temps où le brouillage atteint non seulement les institutions étatiques mais aussi les acteurs non étatiques, ce cours pourrait annoncer le retour vers un droit sans État. Partant des structures pré-étatiques médiévales, Foucault montrait en effet la montée en puissance des appareils d’État, puis leur basculement, quand les appareils d’État avaient supplanté ces structures, les institutions pénales séparant alors crime et guerre.
Aujourd’hui, tout se passe comme si la mondialisation, et les interdépendances croissantes qui l’accompagnent, déstabilisait l’État de droit, puis le faisait éclater en provoquant une fusion entre institutions étatiques et non étatiques.
Dans la période pré-étatique, telle que l’a décrite Foucault, les institutions pénales avaient d’abord confondu le crime et la guerre, comme l’armée et la police, selon deux processus, d’assujettissement et de pacification, liés au pouvoir. Qu’en est-il aujourd’hui, dans cette période «postétatique» ?
Les processus d’assujettissement, qui s’étaient développés à travers la circulation des biens et du savoir, avaient finalement abouti à séparer la guerre du crime. Notre hypothèse est que l’«effet 11 septembre» aurait accéléré un basculement inverse, vers la confusion, voire la fusion des deux catégories. Ce basculement se traduit d’abord par l’extension de la notion d’ennemi au combattant illégal: véritable hors-la-loi, car ni criminel ni guerrier, il ne bénéficie ni des garanties de la procédure pénale ordinaire, ni de celles attachées au droit de la guerre (le régime qu’on trouve à Guantanamo). Politiquement, ce basculement élargit la notion de légitime défense (de réactive, elle devient préventive), tout en étendant la notion d’agression (qui vise non seulement un État, mais aussi un groupe criminel armé, Al-Qaida, ou Daech).
Si l’intuition de Foucault se confirme ainsi — que l’état de guerre serait un «invariant historique» commun à toutes les sociétés humaines —, la comparaison avec les sociétés préétatiques invite à s’interroger sur les nouveaux processus d’assujettissement, en ce Moment où les institutions pénales nationales, «débordées», au sens propre, par le dépassement des frontières, perdent leur efficacité tandis que les institutions supranationales (cours régionales des droits de l’homme, cour pénale internationale — CPI -, tribunaux ad hoc) émergent lentement, contestées dans leur légitimité.
Dans l’introduction de notre ouvrage Prendre la responsabilité au sérieux, Alain Supiot soulignait que «l’imaginaire de la gouvernance par les nombres, qui accompagne la révolution numérique et le projet d’instauration d’un marché total, a pour double effet de renverser le règne de la loi et de faire ressurgir les liens d’allégeance comme paradigme du lien de droit6». Ce reflux de la loi au profit des liens éclaire les impasses actuelles, non seulement en matière de responsabilité sociale ou environnementale, mais aussi en matière pénale avec les nouvelles formes d’inféodation de certains États car la mondialisation de la surveillance privilégie les États les plus puissants, comme le montrent la délocalisation des internements préventifs à Guantanamo, l’archipel américain de la torture, ou encore la «toile d’araignée clandestine des détentions secrètes» dénoncée par le Conseil de l’Europe dès 20067. Dix ans plus tard, dans son rapport annuel (14 novembre 2016) sur les examens préliminaires (étape préalable à l’ouverture d’une enquête), la procureure de la CPI estime disposer de «motifs raisonnables pour croire» que les forces américaines ont torturé des prisonniers en Afghanistan mais aussi dans des lieux de détention de la CIA en Pologne, en Lituanie et en Roumanie, où auraient été transférés des suspects capturés en Afghanistan. Moins tragique, mais déshumanisante à sa façon, la pandémie, si l’on admet la rhétorique gouvernementale de la «guerre» contre le virus, illustre aussi de nouvelles pratiques d’assujettissement, dont l’exemple le plus connu est celui du «pass sanitaire», qui appelleraient à leur tour de nouveaux processus d’apaisement.
La quête de nouveaux processus d’apaisement nous ramène à Foucault et à la lutte politique autour des institutions de paix, diversifiées selon quatre niveaux, allant des contrats de paix, trêves et baisers de paix, à l’arbitrage d’une autorité (qui incite, garantit, ou punit) ; puis aux pactes de paix ; enfin à l’arbitrage suprême du roi qui bloque les guerres privées. C’est ainsi qu’apparaît la justice pénale, dans le prolongement de cette conception du roi arbitre suprême, lorsque la monarchie est assez forte pour rompre avec l’économie des institutions judiciaires du Moyen Âge. Avec l’affirmation de l’État, les appareils judiciaires d’État repoussent hors de la sphère de la justice tout ce qui est guerre privée: «Le judiciaire, en conclut Foucault, n’est plus l’instance qui contrôle la guerre guerre — non judiciaire et non juste (bellium et injuria) — et celui de la paix — judiciaire et juste (pax et justicia). Leurs fonctions sont différentes. Le droit de la guerre (combattre l’ennemi, le neutraliser voire le supprimer) se sépare alors du droit criminel ou pénal (punir le criminel, puis, par glissements successifs, surveiller et punir).
Aujourd’hui, avec les programmes dits de «déradicalisation» puis de lutte contre la radicalisation, on retrouve en matière de terrorisme le processus de «lutte entre les paix» et la question de savoir à qui elle profitera ; qui aura le droit d’interdire telles armes ou telle forme d’attaque, en tel ou tel moment ? Comme au Moyen-Âge, ces «luttes entre les paix les plus fortes viennent s ’inscrire très précisément dans les structures de la [nouvelle] féodalité8».
Mais toute analogie a des limites. Ainsi faut-il tenir compte d’une nouvelle conception de la citoyenneté, la citoyenneté du monde qui commence à émerger, de mieux en mieux organisée à l’échelle planétaire. L’un des atouts de ces citoyens, acteurs non étatiques que l’on peut nommer «civiques», est de s’inscrire dans la durée. Comparé avec le temps court des échéances politiques, l’engagement citoyen peut se prolonger pendant plusieurs dizaines d’années, voire une vie entière. Parfois avec succès comme en témoignent, entre autres, l’adoption de la convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel9, le 3 décembre 1997, ou celle du traité sur la régulation du commerce des armes (signé le 3 juin 2013 et entré en vigueur le 24 décembre 2014) afin de prévenir les violations des droits de l’homme.
Il n’en reste pas moins que les rapports de force gardent un rôle déterminant dans la sphère internationale. Ce n’est donc pas un hasard si les attentats de New York n’ont pas été jugés par un tribunal pénal international au titre de «crime contre l’humanité». Juridiquement concevable, une telle qualification des faits aurait été intolérable politiquement, une superpuissance comme les États-Unis ne pouvant sans doute pas renoncer au double pouvoir de punir les criminels auteurs d’actes de terrorisme sur son territoire et de contre-attaquer les ennemis par un acte de guerre comme le fut invasion de l’Afghanistan, puis de l’Irak. Du moins les États-Unis auraient-ils dû respecter le principe de proportionnalité….
D’autant que le gouvernement états-unien recrute des sociétés militaires privées. On retrouve ici comme un lointain écho de l’idée que pour garantir la paix, le seigneur devait disposer de vassaux en armes et qu’à défaut il recrutait des mercenaires au risque de rallumer les guerres privées. Aujourd’hui encore, la privatisation des armées se fait au profit des États les plus riches alors que la Cour pénale internationale, à la différence des institutions pénales nationales, ne dispose ni d’une armée ni d’une police. Autrement dit, la confusion guerre et crime entraîne un basculement mais en favorisant les acteurs les plus puissants, ce basculement reste imparfait, D’autant que les rares procédures d’apaisement (du type «vérité et réconciliation» par exemple) et les rares institutions qui pourraient réduire les inégalités (défenseur des droits, ombudsman ou médiateur) ne sont ni en nombre suffisant ni dotés de moyens suffisants à l’échelle planétaire.
En définitive, la lutte contre le terrorisme et même la lutte contre le coronavirus conduisent à invoquer un état de guerre qui n’est pas seulement une métaphore car il légitime, en droit interne, un déséquilibre des pouvoirs au profit du pouvoir exécutif et autorise, en droit international, la commission d’actes de guerre au nom d’une riposte à une agression, même quand elle vient d’un groupe criminel comme Daech qui n’est pas (pas encore ?) un État. Un état de guerre sans frontières territoriales, sans droit de la guerre et sans traité de paix, cela s’appelle une «guerre civile» et cette guerre civile, déjà mondiale, pourrait devenir permanente. C’est ainsi que la «justice guerrière» porte le risque politique de transformer un groupe criminel en État (n’a-t-il pas ses lois, sa police, ses impôts, etc. ?), mais aussi de faire d’un État de droit (soumis au droit) un État de surveillance, puis de mettre en place une surveillance sans État, difficilement contrôlable sauf par quelques grandes puissances, au premier rang desquelles les GAFAM, prêts à devenir les arbitres suprêmes dans cette nouvelle guerre civile mondiale.
À moins que les excès mêmes d’une justice prédictive aux effets déshumanisants et d’une justice guerrière aux effets déstabilisants ne provoquent le réveil des juges.
Le réveil des juges.
On parlera de réveil en ce sens que l’idée même d’une justice garante des libertés et des droits humains semblait en sommeil à l’échelle d’une mondialisation qui ne s’était guère accompagnée de la création d’institutions judiciaires à compétence planétaire et dotées de moyens coercitifs. Ce réveil commence par une sorte d’émulation entre les juridictions internationales régionales, chargées précisément de protéger les droits de l’homme, par exemple entre la CEDH et les cours interaméricaine et africaine de protection des droits de l’homme. L’émulation concerne aussi les juridictions supranationales à vocation pénale, comme la CPI ou les tribunaux pénaux internationaux ad hoc.
Mais il faut mentionner aussi un phénomène plus récent, qui pourrait devenir un puissant levier pour faire respecter le droit international mondial dans tous les domaines: c’est l’émancipation des juges nationaux par l’applicabilité directe du droit international. En témoigne l’étonnante apparition d’une «justice climatique» depuis 2015, date du premier jugement, dans l’affaire Urgenda qui aboutira en 2017 à la condamnation définitive de l’État néerlandais prononcée par des juges nationaux pour transgression d’engagements internationaux. Désormais, les «procès climatiques» se multiplient, contre les États, voire contre les entreprises transnationales.
S’agissant des États, la décision rendue le 24 mars 2021 par le Tribunal fédéral constitutionnel d’Allemagne, qualifiée d’»historique» par Émilie Gaillard, mérite en effet attention car elle invalide partiellement la loi climat votée en 2019, dont l’objectif était pourtant de lutter contre le changement climatique en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, dans les proportions imposées en 2015 par les accords Paris. Le tribunal reconnaît «que le climat et le réchauffement de la planète constituent des phénomènes mondiaux et que, dès lors, les problèmes causés par le changement climatique ne pourront être résolus par l’action d’un seul État», mais il précise que ce constat ne fait pas obstacle à l’obligation de lutter contre le changement climatique et que cette obligation «comporte une dimension internationale particulière». En somme, le Tribunal constitutionnel reconnaît que les interdépendances entre États sont devenues un fait et suggère que la solidarité qui devrait en résulter présente deux visages, et peut-être trois: solidarité dans l’espace, du territoire national à l’espace planétaire ; dans le temps, des humains présents aux générations futures ; voire dans ses fondements philosophiques si la solidarité s’étend aux autres espèces vivantes.
Sur la solidarité transnationale, le tribunal affirme que l’État ne saurait se dégager de sa responsabilité en soulignant les émissions de gaz à effet de serre produites par d’autres États. Bien au contraire, du fait que l’État dépend en la matière spécifiquement de la communauté internationale, il découle une double nécessité constitutionnelle «d’une part, de prendre réellement ses propres mesures, d’autre part, de s’abstenir d’actions susceptibles d’inciter d’autres États à miner les coopérations nécessaires».
Quant à la solidarité transtemporelle, il juge intolérable de permettre à une génération d’épuiser la majeure partie du budget de CO2 en ne réduisant les émissions que modérément, «si une telle approche a pour effet de faire porter aux générations qui suivent un fardeau écrasant et de confronter ces dernières à une vaste perte de leur liberté». Enfin sur la solidarité transespèces, une fenêtre est entrouverte en direction des vivants non humains qui ont en commun avec les générations futures de se voir reconnaître des droits sans réciprocité.
S’agissant des entreprises transnationales, le phénomène ne se limite pas à la justice climatique. Mentionnons par exemple la loi française sur le devoir de vigilance10, adoptée en 2017 à la suite de l’incendie de l’atelier de textiles du Rana Plaza au Bengladesh, et les projets d’étendre ce devoir de vigilance au niveau européen11. Tout cet ensemble contribue au processus de «responsabilisation» invitant à repenser la relation entre les acteurs économiques privés et les droits de l’homme. Alors que la protection des droits de l’homme était essentiellement opposée jusqu’alors aux États, le devoir de vigilance durcit la soft law en imposant aux entreprises de vérifier ce qui se passe tout au long de la chaîne de valeur, y compris dans les filiales et chez les sous-traitants. Il nourrit ainsi, dans de nombreux pays européens, du Royaume-Uni12 aux Pays- Bas en passant par la Norvège, des dispositifs jurisprudentiels ou législatifs de hard law. Encore embryonnaires, ces dispositifs développent la compliance (obligation de mise en conformité) et ont permis par exemple, pour revenir à la justice climatique, la condamnation de l’entreprise Shell (26 mai 2021) par un tribunal néerlandais qui engage l’entreprise à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici 203013.
C’est ainsi que, par un effet paradoxal de la mondialisation, les juges nationaux pourraient devenir, à défaut de juridictions internationales dotées de moyens d’action suffisants, les véritables «gardiens des promesses», selon la belle formule d’Antoine Garapon, transposée à l’échelle planétaire. Le Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne n’élude d’ailleurs pas les nouveaux conflits de valeur: «L’objectif de la lutte contre le changement climatique ne bénéficie pas d’une primauté absolue par rapport à tous les autres intérêts en jeu.» En cas de conflit il doit être concilié avec d’autres droits et principes protégés par la Constitution.
L’émulation se développe aussi entre juges des cours suprêmes, qui étendent leur contrôle sur les effets de la mondialisation bien au-delà de la justice climatique. En France, le Conseil constitutionnel vient de s’enhardir à son tour, au point de censurer, le 20 mai 2021, près de la moitié des articles de la loi «Pour une sécurité globale», notamment l’article 45 relatif à l’utilisation de caméras individuelles par les agents de la police nationale, de la gendarmerie et de la police municipale. Les juges précisent que les droits de la défense, comme le droit à un procès équitable, doivent être garantis jusqu’à l’effacement des enregistrements réalisés.
Conclusion.
Il reste à savoir si tout cela suffira pour qu’émerge une justice garante des libertés à l’échelle mondiale. S’il est sans doute trop tôt pour saisir toutes les conséquences de phénomènes aussi interactifs et évolutifs que ceux que nous avons évoqués ci-dessus, du moins suggèrent-ils que nous entrons dans une période nouvelle, à la fois étatique et postétatique. À ceux qui croient que la seule alternative au grand effondrement de nos sociétés est la globalisation de la surveillance et du contrôle, autrement dit le grand asservissement des êtres humains, imposé au nom d’une sécurité sans frontières placée au sommet des droits humains, on répondra qu’une troisième voie peut encore s’ouvrir si tous les acteurs participent à la recherche, sinon d’un nouvel ordre mondial, du moins d’un équilibre dynamique, c’est-à-dire en mouvement.
N’attendons pas que les États nous montrent le chemin. Forts de feur légitimité reconnue par la Charte de l’ONU et le droit international, et attachés à leur souveraineté, la plupart d’entre eux résistent à l’apparition d’une justice et d’un système de droit supra-étatiques et les alliances entre eux demeurent fragiles. C’est pourquoi la réponse ne pourra venir que d’un sursaut de la société civile, une «énorme insurrection de l’imaginaire», disait Édouard Glissant. En première ligne, les acteurs scientifiques et les acteurs civiques, à la fois veilleurs et lanceurs d’alerte, parfois soutenus par les collectivités territoriales et/ou les organisations internationales, ou même par certains opérateurs économiques privés. Si ces nouveaux «citoyens du monde» ne se résignent ni à une gouvernance de la peur et du Tout-contrôle, ni à une gouvernance économique de la croissance et du Tout-marché, ils peuvent, en activant les juges nationaux, encourager une justice garantissant les libertés individuelles tout en recherchant un équilibre entre la solidarité au sein de la famille humaine et les libertés de chacun des êtres humains qui la composent.
RÉFÉRENCES:
- Mireille Delmas-Marty, Les Forces imaginantes du droit, 4 vol., Paris, Seuil, 2004-2011.
- Mireille Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, Paris, Seuil 2016.
- Mireille Delmas-Marty, Une boussole des possibles. Gouvernance mondiale et humanismes juridiques, Paris, Éditions du Collège de France, 2020.
- Mireille Delmas-Marty, Kathia Martin-Chenut, Camila Perruso (dir.), Sur les chemins d’un Jus commune «universalisable», Le Kremlin-Bicêtre, Mare & Martin, 2021.
- Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005.
- Stéphanie Hennette-Vauchez, L’État d’urgence permanent, à paraître, 2021.
NOTES
- Au 1er septembre 2021, la France aura vécu 42 des 70 mois écoulés depuis le 13 novembre 2015 sous état d’urgence.
- Voir Pierre-Antoine Chardel, Valérie Charolles, Mireille Delmas-Marty, Asma Mhalla, «Stopcovid: une application inefficace et menaçant pour la démocratie», Le Figaro, 27 avril 2020.
- Dans un arrêt de la Grande Chambre rendu le 8 avril 2021 dans l’affaire Vavricka et autres vs République tchèque, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considère que l’obligation légale générale tchèque de vacciner les enfants contre neuf maladies ne viole pas le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 de la Convention dans la mesure où, dans le contexte du régime national, la mesure se situe dans un rapport de proportionnalité raisonnable avec les buts légitimes poursuivis par l’État tchèque (la protection contre des maladies susceptibles de faire peser un risque grave sur la santé au moyen de la vaccination obligatoire).
- Prolongeant le raisonnement formulé par la CEDH à l’occasion de l’arrêt précité, le Conseil d’État dans un avis du 20 juillet 2021 relatif au nouveau projet de loi relatif à la crise sanitaire estime que le législateur peut mettre en place une obligation vaccinale si cette obligation poursuit un but légitime et n’est pas disproportionnée par rapport au but recherché. Il est vrai que la décision du Conseil constitutionnel du 9 août 2021 allait déjà bien au-delà en suspendant des libertés publiques, particulièrement celle d’aller et venir (en validant le «pass sanitaire» et les contraintes qu’il impose), plaçant ainsi la préservation de la santé publique au-dessus des libertés fondamentales en se référant à la Constitution de 1958.
- Voir Michel Foucault, Théories et institutions pénales, Paris, Gallimard-Seuil, 2015.
- Alain Supiot et Mireille Delmas-Marty (dir.), Prendre la responsabilité au sérieux, Paris, Puf, 2015, p. 24-25.
- Voir rapport Dick Marty devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 12 juin 2006. Add. Bureau du procureur de la CPI rapport du 14 novembre 2016.
- Michel Foucault, Théories et institutions pénales, op. Cit.
- Sur les mines antipersonnel, voir Brigitte Stern, dans Habib Gherari et Sandra Szurek (dir.), L’Émergence de la société civile internationale Vers la privatisation du droit international, Actes du colloque des 2-3 mars 2001 [organisé par le CEDIN Paris X-Nanterre], Paris, Éditions A. Pedone, 2003 ; sur le commerce des armes, voir Benoît Muracciole, Quelles frontières pour les armes ? L’action des citoyens pour l’élaboration du traité sur le commerce des armes, Paris, Éditions A. Pedone, 2016.
- Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Add. loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises(«PACTE») créant notamment le statut des sociétés à mission.
- Résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises [2020/2129(INL)].
- Lungowe vs Vedanta Resources plc [2019] UKSC 20.
- Hugo Miller et Laura Hurst, «Shell on Trial as Court Weighs Its Climate Responsibility», bloomberg.com, 25 mai 2021, URL: https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-05-25/courtdecision- to-test-shell-s. 9 /9