Publié le 07/07/2023
«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
25- Précarité Nicolas Duvoux pages 474 à 490
«En deçà du salariat, au-delà de la pauvreté», la précarité se caractérise par une vie soumise à l’aléa: discontinuité, disqualification, plasticité, ambivalence, irréductibilité à une analyse matérielle et statutaire. La précarité, c’est la perte de l’horizon temporel que structure la «société salariale», le morcellement du temps, l’avenir dégradé (exprimé par les gilets jaunes par exemple), c’est la volatilité des situations, les allers/retours entre le chômage et l’emploi.
Le phénomène est davantage ressenti en France, et dans certains pays latins, en raison de la forte empreinte de «l’emploi à statut» (CDI et fonction publique) dans notre pays, à la différence des pays anglo-saxons (où le phénomène existe évidemment de façon endémique).
Il concerne davantage les jeunes, les femmes et les «racisés».
Les deux tiers des jeunes rentrent dans l’emploi par la précarité et les moins qualifiés d’entre eux n’en sortiront pas. En 2017, 87% des emplois créés l’ont été en CDD (76% en 1993). Comme la part des CDI reste stable, cela signifie qu’il existe une forte rotation des mêmes groupes sociaux sur les emplois précaires. Les femmes et les migrants, surtout les sans papier, subissent aussi lourdement l’injonction à accepter n’importe quel travail.
Le phénomène est très «sectorisé» et touche largement l’hôtellerie et la restauration, le bâtiment, l’agriculture, les services à la personne, la culture…
Outre les CDD, la précarité se manifeste sous de nombreuses formes: interim, temps partiel, ubérisation, auto-entreprenariat…
La précarité s’est développée essentiellement depuis la seconde moitié des années 70. Le phénomène est bien documenté, les premiers à alerter l’opinion ayant été les syndicats, les ONG des secteurs concernés et les responsables de l’administration sociale.
Plusieurs facteurs expliquent le développement du précariat.
En premier lieu, la «dérégulation» du marché du travail, spécialement en Allemagne et au Royaume-Uni, qui a entraîné un recul des droits des salariés mais aussi une déresponsabilisation des employeurs (le «recrutement délégué» à des agences déshumanise l’embauche).
Mais aussi, ce qu’on appelle «l’activation» de la protection sociale, c’est à- dire la réallocation des aides sociales au détriment de «l’assistance» (sans contrepartie) au profit de ceux qui acceptent une contrepartie (un emploi plus ou moins forcé, même précaire, voire une contribution bénévole). Il y a au coeur du processus l’idée qu’il vaut mieux n’importe quel emploi qu’un revenu de remplacement. Il est révélateur qu’après la crise des gilets jaunes le gouvernement ait créé la «prime d’activité», alors que le RSA avait cherché à concilier, de manière complexe forcément, l’ajustement de l’aide à la reprise d’activité partielle. Cette prime risque de bloquer la revalorisation du RSA comme celle du SMIC. Surtout, cette évolution aboutit à admettre que les emplois proposés ne permettent pas de vivre…ce que révèle la progression des «travailleurs pauvres».
Le développement de l’économie numérique est aussi une cause de la montée de la précarité. Ce qu’on désigne sous le terme de «capitalisme de plateforme» recouvre en fait l’absence de protection sociale, donc un risque fort de ne pouvoir faire face aux aléas de la vie, et une forme d’illusion d’indépendance (symboliquement être propriétaire de son véhicule par exemple). Dans la même veine, le développement de l’auto-entreprenariat, «l’imaginaire néolibéral de l’entreprise», très encouragé par les responsables économiques, conduit souvent à la précarité du fait des aléas du marché… Et même l’engagement associatif, présenté parfois sous la forme d’une «rédemption», peut déboucher sur la précarité.
La précarité est une situation subie et involontaire. Elle se présente même souvent comme le résultat d’une contrainte, pratique mais aussi idéologique du fait de la stigmatisation de l’assistanat.
Cependant, elle peut être revendiquée comme une forme de résistance aux dispositifs de la mobilisation de la force de travail, même si cette prise de conscience est rarement exprimée. Elle peut être vécue comme un moyen de rompre avec la société de consommation et les modalités aliénantes du travail en entreprise. La présence parmi les précaires d’artistes et de professionnels de la culture, souvent régis par le statut très particulier des «intermittents du spectacle», est une manifestation de cette affirmation positive de la précarité. Elle contribue à donner une image positive de celle-ci. Il faut admettre que ce cas particulier des intermittents ne peut être «positivé» que du fait d’une injonction à l’emploi pas trop forte…
Mais la manière de vivre la précarité est le plus souvent ambivalente. Ainsi par exemple des personnels, très généralement féminins, d’aide à la personne. Telle auxiliaire de vie issue d’une catégorie populaire en voie de déclassement va percevoir son travail comme un «sale boulot» tandis que sa collègue issue de l’immigration récente va au contraire le considérer comme la première marche d’une ascension sociale.
Christian Rollet atelier Solidarité Migrants