Publié le 07/07/2023
«La Société qui vient» sous la direction de Didier FASSIN
éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 24- Travail de Michel Lallement – pages 455 à 473.
Le malaise des soignants durant la crise sanitaire récente, leur sentiment de mal travailler, est révélateur d’un virage datant des années 1980 où le nouveau paradigme de l’ordre productif devient l’adaptation permanente, la flexibilité; le travail est de moins en moins considéré comme une source de développement personnel, il subit au contraire la tyrannie d’un nouveau régime d’historicité. Après des décennies orientées vers un futur assimilé au progrès, le «présentisme» a changé la donne. Le choc digital est-il porteur de promesses pour la société qui vient, l’amorce d’un nouveau régime productif, ou un vecteur d’amplification de la flexibilité ?
Le travail, l’urgence, la pression.
La rationalisation du travail qui a longtemps dominé tout au long du 20ème siècle est le taylorisme, caractérisé par la répétitivité des gestes codifiés, la pauvreté de leur contenu et la faible autonomie des travailleurs. Ce modèle, né dans l’industrie, a gagné le champ des services (cf. la poste ou les centres d’appel).
Mais il y a d’autres modèles, comme le «toyotisme», d’inspiration japonaise, nommé aussi.production en flux tendu, né dans l’industrie automobile. Si la recherche des «cinq zéros» (zéro.défaut, zéro délai, zéro panne, zéro papier, zéro stock) exige de la polyvalence et une hiérarchie.légère favorables à l’autonomie des travailleurs, les contraintes de rythme imposées sont supérieures.à celles des organisations tayloriennes.
L’apparition récente (étudiée par Edward Lorenz et Antoine Valleyre) des «organisations.apprenantes», popularisée à partir des années 80 et concernant en 2010 la moitié des salariés.nordiques (un tiers des français), est typique des cadres et professions intermédiaires. L’autonomie.des travailleurs est forte, du fait de la nécessité de l’adaptation permanente des savoirs, et les.travaux sont relativement variés ; mais, reposant sur la fixation d’objectifs, elle conduit de fait à une.augmentation du temps de travail et surtout au stress, au surmenage, au «burn-out». Le procès de.France Télécom en 2019 a permis d’ouvrir la boîte noire de ce type de dérive. Sous la pression de la direction qui espérait le départ rapide et «naturel» de 22.000 salariés, un mal-être général s’est.développé, conduisant certains à la dépression et au suicide.
La santé en jeu.
Si la Haute Autorité de santé a conclu en 2017 que le «burn-out» ne pouvait être considéré comme une maladie professionnelle, on a recensé, entre 2000 et 2017 plus de 18.000 cas de maladies psychiques imputables au travail ; et le mouvement #MeToo a permis de mettre en évidence les faits de harcèlement sexuel.
Les risques physiques n’ont pas disparu (ils concernent 15% des salariés en France en 2017),mais l’autonomie accrue des travailleurs a pour contrepartie une contrainte à travailler plus vite même dans les petites entreprises et la fonction publique (cf. le nombre de verbalisations imposé aux policiers). L’engagement subjectif et maximal de soi dans le travail peut être vécue positivement par les plus qualifiés, mais pour d’autres il est pathogène. Mais les salariés allument des contrefeux comme le droit à la déconnexion inscrit dans le code du travail ; et sur le terrain, la résistance et la solidarité l’emportent sur la défiance et le repli sur soi.
Vivre ou survivre ?
Le travail, désignant les conditions d’usage concrètes de la main d’oeuvre, n’équivaut pas à l’emploi, qui renvoie aux modalités d’échange et de reconnaissance de la force de travail ; ce sont les deux faces d’une même pièce.
Travailler aujourd’hui en France, c’est dans 88% des cas être salarié, statut qui crée un lien de subordination vis-à-vis de l’employeur, mais est contrebalancé par la liberté syndicale et des lois sociales. Dans le monde, l’emploi informel est souvent majoritaire et la liberté syndicale n’est pas reconnue à la moitié de la population au travail.
Mais au sein des pays respectueux des droits, les inégalités sont fortes. Les migrants en France sont les premières victimes du chômage. Ils sont parfois privés de droits (cf. le travail domestique). Les pays de l’OCDE luttent contre le chômage avec comme outil privilégié la flexibilité, l’ajustement au plus vite du volume de la main d’oeuvre aux besoins supposés de l’économie. Sans grand succès: sur 5 millions de «pauvres» en France en 2017, 1,2 million avait un emploi… Et les inégalités de revenu sont considérables (les 10% du haut gagnent 7 fois plus que les 10% du bas),même si la France fait figure de pays progressiste en la matière.
Des modes d’emploi inégalitaires.
En 2019, le chômage touche 3,5% des cadres, mais 17,6% des ouvriers non qualifiés ; 5,1%.des «bac + 2» mais 15,5% des non diplômés. Le précariat concerne 3,7% des cadres et 17,5% des ouvriers agricoles. La progression des CDD s’explique par un souci d’ajustement permanent qui touche en premier lieu les jeunes: en 2019, 87% des embauches ont été effectuées via des CDD…Le précariat est assimilé à une période d’essai. La rotation des salariés sur un même emploi s’accélère, tandis que se développe l’éclatement de la relation salariale (en 2014, 16% des salariés ont plusieurs employeurs).
Les jeunes 3 «ni» (ni employés, ni scolarisés, ni en formation) sont, en 2018, 14,5% pour ceux nés de deux parents également nés dans l’hexagone, mais 24,9% pour ceux nés de deux parents immigrés. Au sein de l’OCDE, la France fait bien mauvaise figure sur ce plan.
On a mis en évidence (par «testing») le racisme de fait à l’embauche. En matière d’emploi, le genre n’est pas neutre: le taux d’activité des femmes était de 50% en 1974 (85% pour les hommes), tout en s’améliorant continument depuis et s’élevant à 68,2% en 2019 (75,3% pour les hommes). Mais ces chiffres globaux sont trompeurs: une femme sur 3 a un emploi à temps partiel.(8% pour les hommes). Et les écarts de salaire, sur un poste similaire et en équivalent temps plein reste de 5% en 2017. Quant aux comités exécutifs des entreprises du CAC 40, ils sont composés d’hommes à 80% (alors que les femmes représentent un tiers de l’effectif des cadres).
Le choc du numérique.
Déjà fragilisé en 2008 par la crise financière, le système économique subit la révolution numérique. Nécessité de disposer d’un portable et d’internet, applications d’automatisation des tâches, pour les caissières, comme pour les médecins, impression 3D, commerce électronique vidéoconférences, partage de données, intelligence artificielle, robots collaboratifs… on ne compte plus les retombée du numérique sur le travail, mais sans qu’on puisse en tirer des conclusions.
Il y a quand même des certitudes: il est désormais facile de travailler à distance, le «métatravail» (veille, articulation des temps sociaux…) se développe, le territoire professionnel déborde sur la vie personnelle, cette tyrannie de l’immédiat peut avoir des effets pathologiques…Une attention spéciale doit être portée aux plateformes numériques. Si le covoiturage ou le troc d’appartements ne perturbent pas trop la vie quotidienne, les plateformes qui régulent le travail dans le domaine de la livraison ou du transport pèsent fortement sur les conditions de travail ; Uber fixe les tarifs et prélève une commission sans vouloir salarier les chauffeurs, qui peuvent travailler jusqu’à 70 heures pour des rémunérations proches du SMIC. Une mobilisation sur le terrain du droit est en cours pour la reconnaissance du statut de salarié, ou des droits qui s’en rapprochent, pour ces travailleurs juridiquement indépendants et économiquement dépendants.
Conclusion
Avec le Covid, nos classifications inspirées du présentisme ont perdu de leur pertinence. Avec le télétravail contraint et le chômage partiel massif la population active a éclaté en 3: ceux qui ont pu assumer leurs obligations professionnelles à distance, plutôt les cadres, ceux qui ont connu le repos forcé et ceux qui ont dû malgré les risques continuer à travailler, des ouvriers et des employés en général, dont on a redécouvert le caractère indispensable du travail.
Christian Rollet Atelier Solidarité Migrants.