Publié le 07/07/2023
«La Société qui vient»
sous la direction de Didier FASSIN
éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 23 – Campagnes de Julian Mishi pages 438-454
Le mouvement des Gilets jaunes a mis les populations rurales et périurbaines sur le devant de la scène politique et médiatique en France. La protestation populaire, commencée en novembre 2018, touche tout particulièrement les petites villes où sont rassemblés, sur les ronds-points notamment, des femmes et des hommes qui résident dans ces bourgs-centres, mais aussi dans les villages des alentours. Au-delà des seules difficultés matérielles, le sentiment d’être méprisé par des élites urbaines lointaines, perçues comme décidant pour eux sans connaître leur quotidien, apparaît comme l’un des principaux ressorts de la mobilisation. La formule récurrente «On est là!», au coeur des chants protestataires, exprime cette lutte pour la reconnaissance. En France, la distribution spatiale du vote en faveur du Front national montre une réticence à l’égard de cette formation d’extrême droite bien plus marquée chez les électeurs des grandes villes.
Une France rurale majoritairement populaire
Avec la mobilisation des Gilets jaunes, c’est une France populaire et rurale qui s’est exprimée. Une France que l’on avait jusqu’ici peu l’habitude de voir et d’entendre, car les représentations des campagnes évacuent le plus souvent ces populations renvoyées à un passé révolu. La part considérable des personnes faiblement diplômées dans les campagnes contraste avec la faible présence des classes supérieures et des professions intellectuelles, qui résident surtout dans les métropoles. Ainsi les ouvriers forment le premier groupe d’actifs dans les territoires ruraux, qui accueillent les activités de fabrication industrielle tandis que les grandes villes accumulent les emplois appartenant aux fonctions intellectuelles, de gestion et de décision. Des usines du secteur automobile accueillent alors une nouvelle vague d’ouvriers issus des milieux agricoles. En outre, tout au long du XXe siècle, certains ruraux peuvent aller travailler quotidiennement dans les bassins industriels urbains tout en continuant à résider sur place : des entreprises clés de l’industrie française, comme Peugeot à Sochaux ou Michelin à Clermont-Ferrand, font appel à une main-d’oeuvre résidant en grande partie dans des petites communes de l’arrière-pays rural des villes où sont implantées les usines.
Un monde clivé
Les classes populaires rurales expérimentent des réalités communes avec celles des quartiers urbains : précarité de l’emploi, dégradation des conditions de travail, réduction de l’accès aux services publics, relégation scolaire, mobilité géographique contrainte. Le partage d’une même condition populaire, faite de fragilité sociale et de domination culturelle, est à rappeler face aux visions schématiques qui insistent sur des supposées fractures territoriales d’ordre culturel ou religieux divisant l’Hexagone entre les grandes villes et une «France périphérique». Contre les visions fantasmées d’une «contre-société» rurale, homogène et repliée sur elle-même, les enquêtes de science sociale décrivent des territoires eux-mêmes lieux de conflits internes, où les populations sont loin d’être systématiquement hantées par le danger du «multiculturalisme» et de «l’immigration». Les clivages de classe traversent toute la société, y compris les espaces ruraux. De façon globale, on peut constater une tendance à l’accroissement des distances spatiales entre classes sociales au sein même des campagnes. Selon une logique de fond depuis les années 1990, les cadres et dirigeants des entreprises implantées dans ces territoires résident de moins en moins sur place. La direction des entreprises appartenant à de grands groupes internationaux ou rachetées par ces derniers est souvent extérieure à l’espace local. Ce mouvement d’éloignement des décideurs et managers s’est renforcé ces dernières années dans le cadre de recompositions économiques et financières internationales. Dans les usines, les réorganisations managériales disqualifient les savoir-faire ouvriers et locaux, en même temps que le système scolaire dévalorise le travail manuel et relègue les enfants des classes populaires dans les filières professionnelles. Les réformes favorisant l’autonomie des établissements et le recul des matières «générales» dans l’enseignement professionnel accroissent les inégalités territoriales, elles accentuent la clôture de l’espace des possibles scolaires et professionnels des jeunes ruraux. D’ailleurs, les établissements scolaires n’échappent pas au renforcement des distances entre groupes sociaux. Ainsi les enseignants des jeunes générations s’insèrent de plus en plus rarement dans les petites communes où ils sont nommés. Tout comme les médecins ou les cadres des administrations publiques, ils sont nombreux à venir chaque jour des zones urbaines pour exercer sur place. Pour les administrés, il en résulte un sentiment de dépossession et de relégation.
Les mutations des appartenances locales
Le mouvement des Gilets jaunes est révélateur de la transformation des conditions de vie et de travail des populations rurales et périurbaines, et de ses effets sur les relations sociales régissant les petites localités. Si la mobilisation politique en tant que telle a pu surprendre les observateurs, les mutations sociales qui la sous-tendent sont cependant désormais bien renseignées grâce à l’essor des sciences sociales au sein de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement » et au développement d’une sociologie des territoires ruraux qui s’est émancipée d’un regard porté uniquement sur le monde agricole. Plus récemment Yaëlle Amsellem- Mainguy a prolongé cette attention aux difficultés des jeunes ruraux en portant la focale sur les «filles du coin». Elle met également en avant l’importance du poids de la réputation et de la respectabilité dans les milieux d’interconnaissance que constituent les zones rurales, où il est essentiel d’avoir du réseau pour s’adapter à la disparition des grandes entreprises et des services de proximité.
Mais, au-delà du constat d’une relégation objective, ces lieux apparaissent cependant aussi comme des lieux investis positivement car ils permettent l’épanouissement de styles de vie populaire qui ailleurs, notamment en ville et au contact des groupes sociaux dominants, seraient davantage anonymes et précaires. L’accession rapide à la propriété, la possibilité d’utiliser l’espace domestique pour en tirer des ressources mutualisables et la participation à des réseaux informels d’entraide reposant sur le voisinage et la famille sont des atouts qui manquent à ceux qui sont passés par les quartiers urbains paupérisés des grandes villes.
Face à la marginalisation politique
L’investissement par les Gilets jaunes de l’espace anonyme du rond-point, à la sortie de la ville, condense des enjeux indissociablement sociaux et spatiaux, où recherche de visibilité et quête de liens sociaux se mêlent. La construction d’une cabane symbolise un acte de réappropriation des lieux où des savoir-faire populaires peuvent s’exprimer, avec des échos lointains aux luttes avec occupation d’usine lorsque les manifestants doivent faire face aux forces de l’ordre venues pour débloquer le rond-point. Le succès de ces rassemblements s’éclaire par la situation de crise du tissu militant et des sociabilités populaires dans les territoires ruraux. La protestation a pris cette forme inattendue dans les petites villes du fait de l’effritement des relais politiques et syndicaux traditionnels et de la difficulté des organisations militantes à intégrer les plus précaires mais aussi les indépendants , deux catégories de la population rurale très présentes dans le mouvement.
Dans les décennies précédentes, les réseaux militants et les ressources apportées par l’appartenance locale ont constitué une force pour l’implication des classes populaires dans la vie publique. Cette implication passait par leur participation à diverses organisations associatives et politiques, liées notamment aux sphères socialiste, communiste et chrétienne, à travers lesquelles elles se sont associées avec d’autres catégories sociales. Or la déstabilisation des catégories populaires met à mal ces processus et conduit à leur marginalisation politique. Dans les campagnes, le pouvoir local se recompose sous l’impact de la périurbanisation mais aussi du développement des structures intercommunales, deux processus qui réduisent les espaces de démocratie municipale dans les petites localités, de plus en plus dépendantes des communes urbaines. L’essor des structures intercommunales, qui ont vu s’accroître leurs compétences et leurs budgets, favorise un sentiment de dépossession d’autant plus qu’elles couvrent désormais de vastes superficies sans grande cohérence territoriale. Ces instances, dont les responsables ne sont pas élus directement par les citoyens, concentrent l’essentiel des pouvoirs au détriment des conseils municipaux et au bénéfice des maires des plus grosses communes. Les habitants ont souvent le sentiment de ne pas avoir de prise sur les enjeux communautaires présentés comme des questions techniques consensuelles qu’il est inutile de discuter. Ils sont rarement consultés sur les périmètres des intercommunalités qui se recomposent, parfois au détriment de leurs pratiques quotidiennes, ou sur la création de «communes nouvelles» par fusion.
Dans ce contexte, on note ces dernières années une baisse de la participation électorale aux scrutins municipaux, qui était traditionnellement forte dans les petites communes où l’attachement au maire est prononcé. C’est à partir de telles instances que l’on peut identifier des ressorts au maintien ou à la reconstruction d’un espace militant local intégrant des représentants des milieux populaires.
L’un des enjeux de cette convergence militante est l’établissement de liens entre salariés et indépendants, entre notamment les syndicats de salariés et les organisations agricoles. Certes les dirigeants de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, premier syndicat agricole en France, défendent le système agricole conventionnel et promeuvent l’industrialisation des exploitations selon une logique productiviste. Mais d’autres organisations, comme la Confédération paysanne née en 1987, s’engagent pour une «agriculture paysanne» respectueuse de l’environnement et revendiquent une régulation publique des marchés agricoles. La mise en avant de plus en plus forte de la nécessité de répondre de façon conjointe à la double urgence climatique et sociale permet des rapprochements entre militants ouvriers, syndicalistes paysans, intellectuels et citoyens engagés par exemple à ATTAC.
Néanmoins, concernant les rapports de force électoraux, le Rassemblement national occupe désormais une position centrale dans l’univers politique des résidents des espaces ruraux. Au fil des années, il est devenu une orientation partisane majoritaire parmi les électeurs des petites communes, du moins parmi ceux qui se rendent aux urnes lors des élections présidentielles.
Claude Avisse Atelier SolMig