Résumé – Chapitre 21 – FAMILLE – «LA SOCIÉTÉ QUI VIENT» DIDIER FASSIN

La societe qui vient - Didier Fassin - Résumés LVN

Publié le 07/07/2023

«La Société qui vient»
sous la direction de Didier FASSIN
éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 21 – Famille de Claude Martin – pages 403-420

Selon Durkheim, la famille telle qu’elle se déploie sous les yeux de l’observateur, hier comme aujourd’hui, est le résultat de son environnement, une variable dépendante. Si la famille change, c’est peut-être, tout simplement, que tout change autour d’elle. Cependant, il n’est pas rare que la famille soit considérée comme la source des problèmes sociaux auxquels font face les sociétés contemporaines. Le changement familial n’est plus une variable dépendante, un résultat mais une variable explicative, un problème. Ex en France les projets de réforme concernant l’ accès au mariage pour tous, à l’adoption pour les couples de même sexe, à la PMA en l’absence de père, et à la GPA a généré des affrontements. Ce mouvement composite, principalement ancré à droite et dans les mouvements catholiques, défend une conception bien particulière de «la famille», pensée comme naturelle et atemporelle. Dans la bataille argumentaire sont brandies des peurs (fin de la civilisation), des menaces (mal être de l’enfant annonçant des violences dues à l’irresponsabilité des parents), des notions de nature, de biologie, de science, de vérité, de bon sens et finalement des attentes fortes de bonheur et de réussite. Dans le cas des gilets jaunes, les femmes en situation monoparentales ont évoqué la difficulté de s’en sortir et de concilier travail et vie familiale. La question familiale est ici liée à la question sociale

Les batailles à propos de ce qu’est ou devrait être la famille dans la société sont inscrites dans le temps long de l’histoire contemporaine et opposent schématiquement de manière séculaire ceux et celles qui considèrent la famille comme «la cellule de base» de la société, une institution à défendre en tant que telle, et ceux et celles qui la perçoivent comme la fabrique des inégalités, de leur reproduction sociale et un des principaux obstacles à la reconnaissance des individus, garante d’une véritable égalité démocratique. Pour ces derniers, l’individualisation passe par l’émancipation des assignations de rôles et prescriptions que véhicule et transmet la famille de génération en génération. Au cours du XXe siècle, nombre d’auteurs ont tenté de trouver une «troisième voie» pour échapper à ces oppositions, un chemin entre défense de la famille et défense de l’individu, mais aussi entre aspiration et résistance au changement.

Quel rôle de la famille: balance entre famille et individus ou 3ème voie ?

La famille est-elle la cellule de base de la société, à défendre coûte que coûte ou la «fabrique» des inégalités, de leur reproduction sociale, un obstacle à la reconnaissance des individus ?

En faisant de l’émancipation des traditions un instrument de libération des individus, la philosophie des Lumières a profondément questionné le rôle de la famille, sans chercher à l’abolir en tant que telle mais à la refonder pour faire émerger une société plus libérale Qu’il s’agisse du mariage sécularisé entre adultes consentants et susceptible d’être rompu, ou de l’avènement du suffrage universel masculin, cette période qui a signé la sortie de l’Ancien Régime est le point de départ du processus d’individualisation qui va suivre, remettant en cause la famille élargie traditionnelle, conçue comme «ommunauté naturelle», à la fois communauté de production et composante d’une organisation politique hiérarchisée.

Tocqueville observe au début du XIXème siècle la société américaine soulignat les liens entre vie politique et l’organisation de la vie privée, l’évolution des rôles entre les sexes et les génération. La «famille démocratique» qu’il observe outre-Atlantique dessine à ses yeux le futur de la famille, en rupture avec la «famille aristocratique» européenne de l’Ancien Régime (sous l’autorité d’un patriarche et coutume du doit d’ainesse) vers une famille conjugale avec redéfinition de ses rôles vis-à-vis de l’Etat..

En assumant hors de la famille une grande part de la fonction éducative, l’école va prolonger ce processus au tournant du XIXe et du XXe siècle, tout en véhiculant et diffusant les valeurs et l’ethos de la bourgeoisie. L’école publique et les dispositifs de l’État social visent alors en effet à faire adopter le modèle et les pratiques de la famille bourgeoise par les couches populaires, perçues potentiellement comme des familles à risque et des classes dangereuses.

À la société industrielle est associé le modèle de la «famille nucléaire» (Père, mère, enfants isolé du système de parenté élargi). Le père est pourvoyeur de fonds, la femme au foyer assure le travail domestique et la reproduction. Comprise comme expression de la domination entre les sexes et entre les classes, la famille nucléaire devient un front de lutte.

De moins en moins organisés en référence à la transmission d’un patrimoine matériel et de plus en plus focalisés sur l’incorporation et l’accumulation par les enfants, garçons et filles, d’un capital immatériel grâce à l’école, le couple et la famille deviennent terrain d’expérimentation, laissant une place croissante aux individus et à leurs choix. Prenant acte de ce changement profond, le droit civil est profondément réformé entre 1968 et 1975 pour faire place aux droits des femmes dans la famille et s’assurer de la «relève de l’homme-chef».

Période d’expérimentation d’autres formes de famille : «unions libres», divorces, naissances hors mariage, la famille ne correspond plus au ménage, les enfants circulent d’un parent à l’autre après les séparations, la notion de familles recomposées apparaît.

C’est dans ce contexte de bouleversements familiaux qu’a été écrit l’ouvrage de Brigitte et Peter L. Berger, The War over the Family, Cet essai sociologique, publié en 1983, est à la fois une tentative de trouver un «juste milieu» entre les postures radicales des protagonistes de cette «guerre à propos de la famille» de l’époque et un plaidoyer en faveur de la famille bourgeoise tant décriée en ce début des années 1980. La thèse de l’ouvrage est que la famille bourgeoise a permis la modernisation, en établissant un compromis créatif combinant la chaleur prémoderne de la famille et du foyer à l’autoréalisation de l’individu grâce au travail.

François de Singly propose une autre voie, en soutenant qu’individualisation et famille ne sont pas du tout incompatibles dans la seconde modernité. Il reformule même la thèse d’Émile Durkheim sur la famille conjugale pour mieux la distinguer de la famille nucléaire. Dans ce processus esquissé ici à gros traits, l’équilibre de la balance entre individu et famille se cherche dans un mouvement qui renvoie plus généralement à la relation entre individu et société. L’individualisation a bénéficié en particulier aux femmes et aux enfants qui étaient jusqu’à la fin des années 1960, voire 1980, enserrés dans le giron familial et placés sous la tutelle des chefs de famille.

Grâce à l’affirmation des «je» au sein des familles, et en référence à Norbert Elias, François de Singly propose de parler d’une «famille des individus» liés entre eux par l’attachement, dans laquelle «l’individualisation désigne le processus par lequel des individus accèdent à une certaine vie indépendante et autonome et doivent, pour y parvenir, faire en sorte que leurs liens avec des proches ne les privent pas de cette double qualité».

Familles et régimes du capitalisme

Pour apprécier l’état des rapports de force sur la question familiale et le niveau de la balance entre famille et individu, il est classique de suivre et commenter les réformes du droit civil, qui suscitent, on l’a évoqué, les mobilisations et les batailles les plus spectaculaires. En accédant massivement au salariat, levier principal de l’émancipation avec accès à des relations sociales, à des salaires, à des droits propres à la protection sociale, à des soutiens en cas de rupture conjugale, puis à la révolution contraceptive, les femmes ont contribué à bouleverser le «contrat de genre» des Trente Glorieuses, ce modèle inégalitaire de la famille nucléaire. Cet accès massif des femmes au salariat a été à la fois une aspiration mais aussi le résultat d’une réorganisations des modes de production, du fait de la tertiarisation de l’économie. Au-delà du périmètre de la famille, l’individualisation correspond donc aussi à un projet économique et politique qui promeut la figure d’un individu autonome, quel que soit son sexe, chargé de s’assumer par son travail et de contribuer ainsi à l’équilibre des marchés dans une économie mondialisée.

La montée en puissance du nouveau management, privé et public, les nouvelles méthodes de développement personnel, le marché du bien-être et de la culture thérapeutique, sont autant de signes de cette idéologie qui pénètre aussi bien le monde du travail que celui de la famille. Du bonheur au travail et dans l’entreprise, aux techniques de coaching et de développement personnel qui constituent un marché particulièrement porteur, en passant par la parentalité positive et les programmes de soutien à la parentalité fondés sur des preuves, toutes ces démarches concourent à équiper l’individu, qu’il soit au travail ou dans sa famille, pour réussir sa vie, son couple et l’éducation de ses enfants.

Pour advenir dans le réel de chacun et chacune, le modèle de l’adulte travailleur supposerait en effet que, parallèlement à l’accès des femmes au marché du travail et au salaire, le travail de reproduction ( !) soit lui aussi redistribué, entre femmes et hommes à l’échelle de la famille, mais aussi entre classes pour éviter le clivage entre celles qui font carrière et celles qui gardent les enfants des autres, mais surtout redistribué vers des tiers en dehors de la famille, en étant en quelque sorte défamilialisé.

L’individualisation s’effectue donc grâce et au sein des relations familiales et se prolonge tout au long de la vie, que ce soit dans les relations conjugales ou dans les relations parents-enfants. Dans ce processus esquissé ici à gros traits, l’équilibre de la balance entre individu et famille se cherche dans un mouvement qui renvoie plus généralement à la relation entre individu et société.

Avec cette perspective, on comprend que le processus d’individualisation n’est pas seulement le résultat d’aspirations, d’interactions, de choix à l’échelle des personnes et des familles, ou ne se limité pas aux reformulations des contours de l’institution familiale parle droit civil dans un compromis entre le législateur et des groupes d’intérêt. Il est bien davantage le résultat de changements profonds de l’environnement des familles et en particulier sur le terrain du travail et de l’emploi. Les transformations évoquées précédemment renvoient pour nombre d’entre elles à l’évolution des conditions de vie des ménages.

Certains pays, principalement au nord de l’Europe, se sont engagés dans cette voie en développant des services publics à la petite enfance conçus comme un droit opposable, ou bien en développant des congés parentaux bien rémunérés et partagés le plus équitablement possible entre les femmes et les hommes.

La famille qui vient

4 crises ont marqué la dernière décennie : crise financière, crise des Filets jaunes, crise migratoire et crise sanitaire. La crise sanitaire a forcé au repli de chacun sur les liens primaires de la famille, mettant en lumière sa capacité protectrice mais aussi ses limites avec notamment la montée des cas de violence intrafamiliale et le inégalités. L’accès au salariat n’a pas fait disparaitre la protection rapprochée assurée par les proches qui n’a été que complétée par l’état social sans jamais la remplacer. Montée du précariat notamment chez les jeunes, ou soutien des parents en perte d’autonomie par leurs enfants parallèlement à la remise en cause du droit du travail, n’ont fait qu’accentuer les inégalités de départ.

En faisant la promotion de l’individu et de la réussite, la logique de la concurrence a aussi contribué à individualiser les problèmes ou à les décollectiviser. D’où une aspiration à une recollectivisation, par ex la façon dont est pensée la parentalité, en se concentrant davantage sur les pratiques et les comportements parentaux plutôt que sur la condition parentale, c’est à dire le contexte et les conditions ds lesquels les parents exercent leur rôle. Comprendre et tenir compte des cultures parentales qui varient dan l’espace social et anthropologique et au fil du temps représentent un autre enjeu de collectivisation, cette question est particulièrement aigue dans les questions migratoires.

D’autres modes de régulation de la question familiales devraient apparaître en réponse à la revendication de pouvoir faire famille d’un nombre croissant d’individus et de couples qui aspirent à être parents ou qui peinent à l’être. Les aspirants étant invités à travailler sur leur psyché, leur intériorité, à se montrer convaincants face aux agents professionnels du social, du droit et de la santé.

À cet égard, la crise sanitaire a été un puissant révélateur de cette inégalité de genre. La nouvelle norme de l’individu autonome, indépendant et autorégulé est certes porteuse de promesses, mais peut générer d’intenses frustrations. Durant la période du capitalisme industriel, la promesse était de voir sa condition et celles de ses proches s’améliorer, d’où les compromis de l’État social au nom d’un «principe de satisfaction différée», Dans le contexte du nouveau capitalisme, la norme de l’adulte travailleur, de l’individu autonome et autodéterminé, a fragilisé les collectifs sur lesquels s’adossaient les conquêtes sociales.

La question familiale continue de se déployer comme question politique

Elle est même devenue une source de tensions et de frustrations du fait de l’inégal accès à ces promesses et d’une insuffisante attention aux «conditions de possibilité» de l’autonomie et de l’individualisation et aux conséquences de l’écart entre cette nouvelle norme et la réalité des conditions des individus. D’où l’idée d’«injonction à être autonome». Le repli de l’État social fondé sur cette logique d’autonomie et de responsabilité individuelle, voire de prévoyance, tourne au blaming the victim en laissant à leur sort celles et ceux qui ne se sont pas montrés capables d’accéder à leur propre autonomie ou de la maintenir. Ces transformations qui articulent les changements familiaux avec ceux qui ont lieu dans la sphère du travail et de l’emploi et de sa régulation par l’État social, incitent à réencastrer la «question familiale» dans la question sociale.

Claude Avisse Atelier Solidarité Migrants revu par Chantal Koenig Atelier CES.

Partager cet article :

S'inscrire à la newsletter

Newsletter

Suivez l'actualité de l'Association LVN avec la lettre d'information trimestrielle