Résumé – Chapitre 8 – FINANCIARISATION- « La Société qui vient » Didier Fassin

La societe qui vient - Didier Fassin - Résumés LVN

Publié le 13/01/2023

« La Société qui vient »

sous la direction de Didier FASSIN éditions du Seuil, 2022, 1319 p.

Chapitre 8. Financiarisation de Robert BOYER – p. 167-184.

Les effets de la finance sont omniprésents dans les sociétés contemporaines. Les gestionnaires des grandes
entreprises scrutent les cours boursiers car le jugement des financiers internationaux conditionne leur stratégie de
production, d’investissement, de localisation et finalement d’innovation. Leurs salariés ont appris qu’une chute des
cours boursiers signifie une probable réduction des effectifs et/ou des concessions permettant de maintenir la
rentabilité attendue par le «marché » et qu’à l’inverse une réduction des effectifs s’accompagne souvent d’une
meilleure rémunération des actionnaires. Ces phénomènes sont devenus si courants qu’aux États-Unis la centralité de
l’économie et de la finance apparaît comme une propriété en quelque sorte naturelle de la modernité2. Tout comme
le « précariat » semble avoir remplacé le salariat : n’est-il pas .normal que le travail assume un risque que le capital
n’entend plus prendre ? Le vocable financiarisation présente un intérêt majeur, celui d’inciter à analyser l’actuel
pouvoir de la finance comme le résultat d’un processus qui s’inscrit dans le temps et l’espace, dont le destin n’est pas
écrit du fait d’un quelconque déterminisme économique ou technologique3.

On est alors armé pour rendre compte de la surprenante résilience du régime socio-économique qui émerge
de la déréglementation de la finance, alors même que des crises de plus en plus graves semblent montrer son extrême
fragilité. D’autant plus qu’il est la conséquence largement intentionnelle de décisions de court terme visant à faciliter
la gestion de la dette publique et non pas la prise de contrôle ou tout au moins la soumission des États à la
permanente évaluation des financiers.

Un processus multiforme.
La financiarisation, dont la terre d’élection est les États-Unis, peut d’abord se caractériser par une série
d’indicateurs quantitatifs.Alors que de 1945 à 1978 le produit intérieur brut et le crédit à l’économie croissaient au
même rythme, depuis lors le crédit croît beaucoup plus vite, au point de susciter l’hypothèse d’une déconnexion entre
économie réelle et sphère financière. Ainsi peut-on émettre des obligations en regroupant divers crédits immobiliers
puis en les hiérarchisant en fonction de leur qualité. Cette titrisation est susceptible d’être intégrée dans un autre
produit dérivé et ainsi de suite, et ce, avec l’objectif d’obtenir un arbitrage entre rendement et risque plus favorable.
En conséquence, le régime de croissance des États-Unis est dominé par la succession d’innovations financières de
sorte que la conjoncture est marquée par l’alternance d’emballements spéculatifs puis d’effondrements du prix des
actifs. Au point qu’économistes néokeynésiens et successeurs de Joseph Schumpeter débattent sur l’origine des
tendances à la stagnation6 : est-elle due à une insuffisance structurelle de la demande ou à un tarissement des
innovations majeures susceptibles de redresser la croissance de la productivité ? Cependant, ils s’accordent sur le fait
que cette « stagnation séculaire » n’est contrebalancée que par la récurrence de bulles financières suscitées par la
nouvelle économie, le boom de l’immobilier, puis celui des matières premières et enfin l’alliance entre le numérique
et les biotechnologies.

À l’origine, des décisions passées inaperçues.
Comment une telle puissance s’est-elle constituée ? Clairement, les caractéristiques de régime originel ne
sont apparues que progressivement sur une période de quatre décennies8. À l’origine, la déréglementation du
commerce extérieur lance un processus d’extraversion des économies nationales qui dépendent ainsi de plus en plus
de la conjoncture mondiale. Initialement les salariés ne prennent pas conscience du fait que les salaires, qui étaient
au cœur d’une croissance tirée par le marché domestique, vont progressivement apparaître comme des coûts pesant
sur la compétitivité des firmes. Il s’ensuit une perte de pouvoir des syndicats, contraints d’accepter des concessions
salariales. En fait, c’est l’entrelacement de décisions d’acteurs multiples s’échelonnant sur plusieurs décennies qui a
produit cette asymétrie majeure entre États et financiers, entreprises et marché boursier, citoyens liés à un territoire
et acteurs opérant au niveau mondial. Bref, la configuration présente de la financiarisation est plus la conséquence
d’une forme de catallexie que le résultat d’un complot ourdi de longue date. C’est une caractéristique importante qui
éclaire tant la nouveauté de la période que son dépassement.

L’inscription dans une histoire séculaire.
Il n’est possible de souligner l’originalité de la financiarisation contemporaine qu’après l’avoir inscrite dans
des tendances déjà observées dans le passé. Ainsi, les analyses historiques en termes d’ondes longues ont
diagnostiqué la succession de phases de forte expansion puis de retournement durable du dynamisme de la
production. Parmi les mécanismes susceptibles d’expliquer ces cycles longs, l’un d’entre eux attribue un rôle
important à la finance. Lorsque domine l’innovation technologique et organisationnelle, la dynamique du capital
productif impulse la croissance. Lorsqu’elle finit par s’épuiser, le capital financier prolifère car il trouve de nouveaux
instruments pour accaparer une part croissante des profits au détriment du capital productif. Les dernières décennies
s’inscrivent fort bien dans cette interprétation.

Un régime socio-économique sans précédent.
Ce serait une erreur car ces mécanismes spéculatifs s’inscrivent dans des régimes socio-économiques qui se
sont profondément transformés.
En effet, le régime monétaire et financier n’est que l’une des composantes de ces régimes. Leur viabilité tient
à la cohérence, au moins durant une période, de quatre d’entre elles. Aux États-Unis prévaut une configuration
originale : alors que le financement de l’époque fordiste passait essentiellement par l’intermédiation bancaire, depuis
lors l’explosion des marchés financiers a eu des répercussions sur la quasi-totalité des institutions publiques et
organisations privées.
En effet c’est l’accès au financement qui devient le facteur clé de la concurrence à laquelle se livrent les
grandes entreprises. Du fait des rendements croissants typiques des plateformes numériques se Sont constitués des
monopoles, les GAFAM qui rompent avec la jurisprudence antérieure qui visait à maintenir un environnement
concurrentiel. Cette surprenante propriété explique que tous les membres de la société se focalisent sur la cotation
des marchés financiers. Les banques commerciales sont autorisées à avoir aussi une activité de gestion financière au
point de prendre des risques incorrectement évalués. Le Trésor public se félicite des rentrées fiscales liées à
l’explosion des profits et des plus-values boursières. La Banque centrale veille à maintenir dans des limites
raisonnables le crédit. Les salariés eux-mêmes se mettent à suivre l’actualité financière car ce peut être une source de
gains rapides, puisque leurs fonds de pension par capitalisation tendent à s’apprécier en fonction des cours de la
Bourse, ce qui peut plus que compenser la modération de leurs salaires. Les collectivités locales se mettent à placer
leur trésorerie en de complexes instruments, réputés livrer de hauts rendements sans trop grande prise de risque. On
l’a déjà souligné, l’instantanéité des décisions des financiers leur donne un avantage considérable par rapport à
l’inertie typique de l’économie réelle. Ainsi à travers un incessant flot d’ordres d’achat et de vente, les marchés
financiers sont dotés de réversibilité alors que nombre de choix d’investissement souffrent d’irréversibilité. Imaginet-on l’agriculteur capable d’ensemencer de l’orge à la place du blé lorsqu’il apprend que l’évolution des prix invalide
ses anticipations pour paraphraser une observation de John Maynard Keynes ? Cet avantage en termes de temporalité
se double d’un autre concernant l’espace : tout équipement est par construction localisé alors que la finance
contemporaine est mondialisée, ce que les techniques modernes ont encore renforcé. L’aptitude à optimiser, c’est-àdire à maximiser le rendement du capital investi, s’en trouve facilitée, d’autant plus que le financier ne se prive pas
d’exploiter pleinement toute opportunité, contrairement à l’entrepreneur qui doit pouvoir compter sur la coopération
d’une variété d’acteurs car c’est ainsi que se manifestent les avantages de la division du travail.

Le temps de la pandémie peut-il s’imposer à celui de la finance ?
Un événement majeur, que certains experts redoutaient mais que de trop rares gouvernements avaient pris
en compte, remet en cause ce statu quo. En 2020, l’irruption d’un virus inconnu vient bouleverser la priorité des
gouvernements : tout faire pour éviter que la pandémie ne provoque une catastrophe démographique. Faute de
traitement médical, ils doivent confiner leur population, soutenir les entreprises empêchées de produire, les salariés
privés d’emploi et les groupes sociaux les plus faibles qui ont perdu leur source de revenu. Ce basculement des
politiques bouscule les règles du jeu dans trois directions.
Face aux incertitudes radicales concernant les mécanismes de transmission, les thérapies et le temps d’obtention de
vaccins, les marchés financiers s’avèrent incapables de converger Vers une évaluation des conséquences de la
pandémie pour chacun des actifs.
En effet, les facteurs déterminants ne sont plus endogènes à l’activité économique, mais essentiellement
exogènes. De ce fait, alternent forts mouvements baissiers et retours brutaux de l’optimisme, en fonction de la
diffusion et de la gravité de la pandémie.

La financiarisation contre la démocratie ?
Éclairer cet enjeu suppose une rapide récapitulation du processus qui a conduit à la présente configuration
des relations entre État-nation et finance internationale. La croissance de l’après-guerre, au-delà de ses défauts, était
parvenue à un compromis entre capital et travail sous l’égide d’un État capable de financer services publics et
redistribution sans hypothéquer le dynamisme économique. Ce mode de développement s’enraye de sorte que les
acquis sociaux ne peuvent être maintenus que grâce à un quasi permanent déficit public. Dans l’espoir d’élargir les
possibilités de son financement, les gouvernements font confiance à la création d’un marché international d’abord des
titres publics puis des actions et finalement de tous les instruments financiers.

Conclusion.
Ainsi la financiarisation n’est pas caractérisée seulement par l’explosion des produits financiers qui sont
développés à partir d’une même transaction, ou encore par une apparente déconnexion entre la dynamique des cours
boursiers et une possible stagnation de l’activité économique. Elle désigne une transformation structurelle des
régimes socio-économiques d’abord du fait de l’ouverture des économies au grand vent de la concurrence
internationale, puis en réponse à la multiplication des innovations financières qui se sont diffusées à toutes les
économies. Même celles qui continuent à alimenter leur croissance par le dynamisme de leurs exportations, « elle l’
Allemagne, ou la résilience de la consommation domestique comme le suggère la trajectoire française.
Tout projet productif suppose une coopération entre acteurs s’inscrivant dans la durée, alors que la gestion de
portefeuille est purement opportuniste : seulement orienté vers la recherche du rendement individuel, le capital
financier n’a que faire des conséquences de ses décisions à long terme pour la société. L’argument porte aussi en
matière d’innovation : l’invention d’un produit financier peut rapidement alimenter un nouveau marché lucratif .Rien
de tel en matière d’innovations industrielles ou médicales qui peuvent nécessiter parfois une décennie pour porter
leurs fruits. L’extrême division du travail dans la finance permet une dilution des responsabilités, comme en
témoigne l’impossibilité d’assigner la responsabilité des actifs toxiques générés par la titrisation des crédits
hypothécaires américains. Par contraste, un constructeur automobile, par exemple, est le garant de la qualité de ses
véhicules, il peut donc être assigné en justice s’il a trompé ses clients. Enfin, un intéressant paradoxe : les fonds
d’investissement réclament une complète transparence des firmes dans lesquelles ils souhaitent investir, alors que ce
même principe s’applique fort peu à leur propre activité. La complexité de leurs produits et services n’est pas sans
relation avec l’ampleur de leurs profits.
Comment les financiers ont-ils pu conquérir un tel pouvoir et s’affranchir ainsi des règles communes ? À la
suite d’une série de décisions silencieuses dont la plupart des acteurs ont été incapables d’anticiper les conséquences
de long terme, largement inattendues.
C’est un événement inattendu qui remet en question la poursuite de cette domination durable de la finance.
En effet, l’irruption de la pandémie rebat les cartes puisqu’elle montre l’incapacité des marchés financiers à
surmonter les incertitudes radicales typiques d’un virus inconnu. La coordination des stratégies de lutte contre la
pandémie ne peut être assurée par les marchés. La plupart des sociétés redécouvrent la place centrale de l’État en
tant qu’assureur des risques systémiques, vecteur de la solidarité, potentiel maître des horloges et tuteur des services
collectifs, sans lesquels ne peut fonctionner une économie moderne. Voilà que le retour à la normalité suppose une
inversion des rapports de pouvoir : les Banques centrales ont à financer le surcroît des dépenses publiques et à piloter
les anticipations des financiers. C’est un remarquable basculement des temporalités, car ce sont les aléas de la lutte
contre le virus qui fondent les décisions des responsables politiques, qui, à leur tour, conditionnent les stratégies des
financiers.
Ce renversement représente-t-il un intermède avant une reprise de la financiarisation telle qu’elle n’a cessé de
se développer depuis trois décennies ? Au contraire, la probable récurrence des pandémies annonce-t-elle une
bifurcation, si ce n’est une rupture, qui permettrait au principe de citoyenneté d’être au cœur des politiques publiques ?
Personne ne le sait : les luttes sociales et politiques en décideront.

Claude Avisse – Atelier Solidarité Migrants

Partager cet article :

S'inscrire à la newsletter

Newsletter

Suivez l'actualité de l'Association LVN avec la lettre d'information trimestrielle