Publié le 13/01/2023
sous la direction de Didier FASSIN éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 9. Plateformes numériques de Antonio A. CASILLI – p. 185-200.
À partir du début du XXIe siècle, les plateformes numériques sont devenues omniprésentes autant comme
outil technique que comme objet de débat public. La notion de plateforme a progressivement remplacé celle de «
réseau » social numérique jusqu’à s’imposer comme le paradigme dominant de l’innovation technologique.
C’est au sein de ces infrastructures numériques que se dessinent les grandes tendances Socioculturelles de notre
époque, des « révolutions Facebook » du Printemps arabe au détournement des résultats de l’élection présidentielle
de 2016 aux États-Unis, du bouleversement de notre vie privée à la propagation d’information virale, du mythe du
tout gratuit au futur du travail automatisé et distanciel.
Les plateformes numériques agitent aussi les chroniques économiques. Free Basics de Facebook, par exemple,
propose des abonnements mobiles à des prix abordables, mais qui n’accèdent pas à «tout l’internet ». Seuls
Wikipédia, BBC News, Dictionary.com et bien évidemment les applications du groupe de Mark Zuckerberg sont
consultables.. L’exemple de Free Basics permet de souligner deux aspects des plateformes numériques.
À quoi reconnaît-on une plateforme ?
La grande variété de ces services rend difficile d’en dresser une typologie. Dans son ouvrage de référence Le
Capitalisme de plateforme, Nick Srnicek en recense diverses familles selon différents critères de classification.
Certaines sont des plateformes d’annonceurs qui marchandent les informations fournies par les internautes. Par
exemple, tout usager qui accède à Google pour y effectuer une recherche se retrouve à utiliser aussi Google Ads, sa
régie publicitaire. Cette dernière glisse parmi les résultats des recherches des annonces payantes ciblées sur la base
des mots saisis et des données fournies par l’utilisateur. En principe, une plateforme ne produit pas directement ce
qu’elle met sur le marché. Selon l’éditeur Tim O’Reilly des « établissements précurseurs comme Google, Amazon,
eBay, Craigslist, Wikipédia, Facebook et Twitter ont appris à exploiter le pouvoir de leurs usagers pour créer de la
valeur ajoutée2 ». Depuis ses origines, l’économie du numérique s’appuie sur une participation plus ou moins libre
des usagers : « Les géants du Web de la première génération comme Yahoo ! ont commencé par la construction de
catalogues de contenus assemblés par les multitudes participatives du Net, catalogues qui sont plus tard devenus des
moteurs de recherche. eBay a rassemblé des millions d’acheteurs et de vendeurs dans une sorte de vide-grenier
mondial. Craigslist a remplacé le journal des petites annonces en le transformant en une entreprise où tout est réalisé
par les utilisateurs, jusqu’à la modération des contenus inappropriés, puisque les utilisateurs y signalent les messages
qu’ils jugent offensants. Même Amazon, officiellement un service de vente au détail en ligne, a gagné un avantage
concurrentiel en mobilisant ses clients pour fournir des avis et des notations, et en utilisant leurs habitudes d’achat
pour produire des recommandations automatisées. ».
L’économiste Prix Nobel Jean Tirole a amélioré notre compréhension de la notion de « marchés multifaces
». Il s’agit de mécanismes qui harmonisent les intérêts économiques de plusieurs organisations ou groupes
d’individus . Ces marchés existaient même avant internet. Par exemple, les quotidiens gratuits financés par la
publicité sont « bifaces », puisqu’ils mettent en contact des annonceurs qui payent pour publier leur information
commerciale et des lecteurs qui bénéficient d’une publication sans frais. Les plateformes numériques poussent cette
logique à l’extrême. La plateforme de commerce en ligne Amazon coordonne non seulement ses acheteurs et ses
producteurs, mais aussi les partenaires responsables des livraisons, les banques qui assurent les services de paiements
en ligne, etc. Autant de volets du même marché, chacun soutenant un prix différent, des plus élevés aux plus
modestes, voire inférieurs à zéro.
L’impact des plateformes sur les sociabilités.
Par-delà leur dimension économique, c’est dans le domaine des sociabilités que les plateformes numériques
se présentent comme de véritables vecteurs de changement. Les grandes crises sanitaires de ces dernières décennies,
du SRAS à l’actuelle covid, ont confirmé que nos sociétés s’accommodent largement de ces dispositifs de « présence
à distance », autant pour réaliser des activités professionnelles , que pour maintenir un lien social qui risquerait sinon
de se déliter. De l’échange de messages avec les proches et les connaissances éloignées au partage et à la
documentation de sa vie dans des espaces semi-publics, les plateformes numériques ont promu des styles relationnels
empreints d’immédiateté, horizontalité et connectivité permanente.
Ceci a suffi pour que plusieurs auteurs et commentateurs s’alarment face à ce qu’ils perçoivent comme la
disparition de toute occasion pour l’individu d’être en tête à tête avec soi-même. Ainsi la sociologue Sherry Turkle a
pu crier à la fin de la solitude dans son étude Seuls ensemble, le politologue Reginald Whitaker à celle de la vie
privée dans Big Brother.com, et le critique d’art Jonathan Crary a même avancé la thèse de la fin du sommeil dans
son essai 24/7. Le capital social peut donc être autant développé en tissant davan‘age de liens avec des personnes qui
font déjà partie de la vie d’un individu qu’avec des connaissances relativement éloignées et reliées à d’autres
milieux . Que l’une ou l’autre forme de capital social prime dépend autant des exigences des usagers que des choix
de conception des plateformes. Un réseau professionnel comme LinkedIn, par exemple, est conçu pour mettre ses
abonnés en lien avec des personnes toujours différentes, en stimulant la création de passerelles entre entreprises,
secteurs, projets. Pour sa part, Facebook a décidé au fil des années de se spécialiser sur un service dans lequel les
usagers « restent en contact avec les personnes qui comptent dans leur vie », en favorisant la communication avec
leurs proches et leur famille.
C’est dans l’oscillation permanente entre cohésion avec des personnes qui se ressemblent et ouverture vers
une diversité bourdonnante, entre envie d’être connectés et besoin de s’abstraire du vacarme informationnel, que la
sociabilité sur les plateformes numériques devient un exercice de négociation et de renégociation permanente des
bornes sociales. La sphère d’action d’un individu est définie par son souhait de composer ses propres intérêts et ceux
de ses interlocuteurs, afin de créer et entretenir un espace d’autonomie. Cet espace n’est pourtant pas une utopie, un
non-lieu détaché de toute contrainte matérielle. Il est au contraire encastré dans des sociabilités préexistantes,
façonnées par la classe sociale, la culture, le genre et le milieu d’origine de chacun.
Plateformes et travail du clic.
Les petits producteurs de contenus qui furent les protagonistes de la vague du Web social des années 2000
semblent alors avoir été remplacés sur les plateformes numériques par des multitudes anonymes d’utilisateurs dont la
contribution principale semble se réduire à du travail du clic. Mais l’accent exclusif sur ce travail « gratuit » peut
engendrer une certaine confusion. Le travail du clic ne se borne pas aux données ou contenus générés pro bono par
les utilisateurs lambda, même si ces derniers représentent des opportunités lucratives pour les géants du secteur
technologique. L’exemple des plateformes de travail « à la demande » comme Uber, TaskRabbit ou Deliveroo est
emblématique. Par le biais d’applications mobiles, elles mettent en relation des clients avec des fournisseurs de biens
ou de services « à flux tendu » et en temps réel. Ces plateformes agissent comme des entremetteurs algorithmiques
entre un groupe d’utilisateurs qui fournit de la force de travail et ceux qui demandent des prestations de transport,
d’entretien ou de restauration. Cet autre type de services diffère des plateformes sociales parce qu’il se spécialise
dans le marchandage de travail humain.
Les plateformes fonctionnent dans des écosystèmes où les consommateurs interagissent avec des
entreprises , avec des plateformes plus petites ou même avec des infrastructures publiques . Tous ces participants de
la plateforme doivent effectuer des actions interopérables. Réduire l’activité humaine à des tâches normalisées et
simplifiées est nécessaire aux plateformes pour en confier l’essentiel à leurs utilisateurs.
Malgré d’apparentes similitudes, la tâcheronnisation régnant sur les plateformes représente une rupture avec le
taylorisme du XXe siècle.
La plateforme est l’arbre qui cache la forêt de l’automation.
Une dernière conséquence de la plateformisation est l’utilisation de la main-d’œuvre tâcheronnisée des
usagers pour façonner les processus d’automatisation des entreprises. Nous l’avions déjà vue lorsqu’on avait évoqué
le « dressage » des algorithmes par les utilisateurs de Facebook. Il est vrai aussi pour d’autres entreprises, grandes et
petites, du secteur tech : un grand nombre des données nécessaires pour produire de l’intelligence artificielle est
alimenté par les tâches — ou plutôt les microtâches — réalisées par des foules de travailleurs humains.
L’intelligence artificielle est un domaine de connaissance qui est apparu dans les années 1950, mais dont l’explosion
est beaucoup plus récente. Même si le sens commun veut que nos intelligences artificielles exécutent les tâches
jusque-là confiées aux êtres humains, trop souvent nos systèmes technologiques sont incapables de réaliser les
promesses commerciales de leurs producteurs. Le travail humain compense alors les limites techniques des nouvelles
solutions intelligentes. Malgré les affirmations exagérées des dirigeants des grands groupes industriels concernant
l’arrivée d’une « IA forte » capable de simuler tous les processus cognitifs humains, les experts s’accordent à dire que
l’intelligence artificielle actuelle est généralement une technique faible, aux méthodes d’apprentissage « superficielles
». Les manifestations les plus visibles de cette IA « faible » sont les assistants virtuels apparus à la fin des années
2010. Les incarnations actuelles de l’intelligence artificielle sont donc fortement dépendantes d’un travail qui n’a rien
d’artificiel. Malgré l’argument courant selon lequel « l’automatisation détruit les emplois », dans des domaines aussi
divers que les soins de santé, la gestion ou les loisirs, les machines ne peuvent pas apprendre efficacement si elles
n’interagissent pas avec des utilisateurs de plateformes qui corrigent leurs erreurs, réduisent leurs biais, interprètent
leurs informations et parfois même effectuent des actions à leur place. L’IA ne représente pas une continuation des
premières technologies industrielles économes en main-d’œuvre, comme les métiers à filer ou les locomotives, mais
un proche parent de technologies plus récentes comme les caisses automatiques et les distributeurs de billets.
Conclusion
L’impact social et économique de la plateformisation va continuer à se manifester dans un avenir proche. Si
ses issues sont incertaines, il semble clair qu’il est plus que jamais urgent de s’attaquer aux distorsions et aux effets
préjudiciables du nouage entre travail, automation et plateformes numériques. Bien que ces dernières soient décrites
comme technologiquement neutres, elles sont politiques par nature. D’ailleurs, l’un des sens du mot « plateforme »
est précisément celui du programme d’un parti, voire un ensemble de principes constituant le plan directeur pour les
politiques futures. Les plateformes numériques doivent se réaccoutumer à ce sens originel afin d’assumer les
responsabilités sociales de leur impact sur la société.
Cela implique qu’elles cessent de déguiser en fonctionnement d’algorithmes impartiaux les décisions
politiques que leurs propriétaires et investisseurs prennent chaque jour sur le type d’informations qui circule sur
leurs services, sur le type de personnes qui obtiennent plus de visibilité ou plus de gains, sur les données personnelles
et la réputation de leurs abonnés. En ce sens, ce qui se prétend une plateforme algorithmique n’est que le résultat de
décisions d’acteurs sociaux qui tirent profit du travail d’autres acteurs sociaux. Il n’est donc pas surprenant que l’une
des batailles les plus féroces qui se déroulent aujourd’hui autour des plateformes consiste à les obliger à être
transparentes, contrôlables, voire « loyales » envers leurs utilisateurs. Ces principes sont désormais débattus,
défendus et dans certains pays inscrits dans la loi.
Claude Avisse – Atelier Solidarité Migrants