Publié le 10/01/2023
« La Société qui vient »
sous la direction de Didier FASSIN
éditions du Seuil, 2022, 1319 p.
Chapitre 63. Un dilemme pour les progressistes : l’immigration par Ypi Léa. Pages. 1145-1162.
Cet article fait partie de contributions de chercheurs étrangers auxquels l’éditeur scientifique a
demandé un point de vue extérieur et tout à fait libre sur « la société qui vient ». L’auteure affirme
d’entrée son angle d’attaque : « Si le scepticisme des partis politiques de la gauche traditionnelle à
l’égard de l’immigration n’est pas pétri de racisme, de xénophobie ou d’une volonté de semer la
panique face à la menace qu’elle représenterait pour la culture libérale, il n’en est pas moins aussi
inquiétant que son pendant conservateur » (p.1145). Interrogation frontale qu’il est important de se
poser.1Il faut reconnaître que bien souvent les pratiques de la gauche ne sont pas cohérentes avec
leurs grands principes et les idéaux d’accueil des exilés, des étrangers en quête d’un meilleur avenir,
des familles qui ont vocation à être réunies.
Sur le plan pratique, les partis invoquent les contraintes de la politique électorale dans les
démocraties représentatives. En Europe comme ailleurs, Les partis sociaux-démocrates perdent des
voix dans les milieux traditionnellement ouvriers au profit de l’extrême droite qui agite la rhétorique
anti- immigrés. La gauche est prise en étau entre sa fidélité à des principes d’égalité et l’impératif de
mener un combat électoral et de gagner des voix, ce qui incite à utiliser des arguments antiimmigration.
Sur le plan des principes, il y aurait un équilibre difficile à trouver entre l’ouverture à l’immigration et
le soutien aux politiques de l’Etat-Providence, ce qu’on appelle « le dilemme des progressistes ».
Pourtant les recherches démontrent que les conséquences, en termes distributifs et culturels, de
l’immigration sur l’Etat-Providence sont généralement bénéfiques pour les sociétés d’accueil. En
dépit de ces nombreux résultats de la recherche, la mise en question de l’immigration est de plus en
plus présente dans le débat public. Il est donc important, sur le plan pratique, de concevoir des
stratégies de résistance aux mouvements politiques d’exclusion mais aussi, au plan des principes,
« d’ esquisser une trajectoire alternative vers le changement social » (p.1147) ».
C’est ce que tente l’auteure dans cet article. Elle propose d’abord une analyse de la stratégie des
acteurs politiques de gauche sur la thématique de l’immigration, qui s’appuie sur deux modèles
principaux, celui de la solidarité multiculturelle et celui de la solidarité supranationale. « La
promotion de ces deux modèles, dit Lea Ypi s’est faite au détriment d’un troisième fondé sur la classe
sociale » (p. 1147). Elle appelle à un renouveau de l’intérêt pour ce modèle de solidarité, qui peut
permettre d’élaborer des stratégies plus conformes aux idéaux de gauche en matière d’immigration.
Les limites des modèles dominants : solidarité multiculturelle et solidarité supranationale
Les modèles multiculturel et supranational souffrent de vouloir rendre le système de solidarité, soit
plus diversifié à l’intérieur des frontières (dont le Canada est un exemple), soit de l’étendre au-delà
(l’Union européenne en est une esquisse), sans remettre en question le fondement du système en
place dans son essence. Ces deux modèles reposent sur le triptyque traditionnel : territoire,
souveraineté, population, et tous deux spéculent sur la répartition des obligations entre les membres
de cette entité définie territorialement au regard des pressions liées aux migrations. En liant les
politiques migratoires à cette notion de territoire, géographique et défini par une culture politique
(Etat, Communauté d’Etats), les deux modèles dominants génèrent leurs propres formes de
marginalisation et d’exclusion, celle des groupes non représentés dans le nouvel Etat multiculturel ou
qui sont en dehors des frontières de l’entité supranationale.
Pour s’attaquer au dilemme des progressistes sur l’immigration il faut sortir des idéalisations et
approximations sur les formes de solidarité, multiculturelle ou supranationale que propose l’Etat
démocratique libéral. « Une autre analyse de la solidarité montre qu’un puissant vecteur de
renforcement de la solidarité repose sur une action conjointe de ceux qui sont soumis à des relations
de pouvoir n’ayant pas nécessairement de délimitation territoriale ». Il faut penser la solidarité
comme émergeant de l’action commune de ceux qui ont vécu (ou s’identifient à ceux qui ont vécu)
une condition d’oppression partagée (p.1151).
Dans les deux modèles actuels, il y a une opposition entre des travailleurs « locaux » qui pensent
avoir des avantages à conserver du fait de leurs droits dans la communauté politique à laquelle ils
appartiennent2 et des travailleurs « étrangers », réputés pouvoir mettre en péril les dispositions de
l’Etat-Providence. Dans un modèle alternatif fondé sur l’appartenance à une classe sociale, à des
groupes victimes d’une même oppression, l’opposition entre des travailleurs « locaux » et des
travailleurs étrangers pourrait disparaître au profit d’un même combat contre une oppression
commune. Les acteurs de la société qui défendent les travailleurs n’ont alors plus aucune raison de
principe de donner priorité à ceux qui appartiennent à la même communauté politique plutôt qu’aux
immigrés.
Un autre modèle : la solidarité de classe
Changer le cadre du débat en se concentrant sur la classe sociale permet de voir que les migrations
ne sont pas un problème en soi. Elles sont un problème uniquement dans le processus mondial de
reproduction et de répartition des richesses caractérisé par la circulation des capitaux et les relations
juridiques et politiques nationales et mondiales qui permettent sa reproduction. Ce sont les
asymétries de pouvoir, propices à un processus mondialisé de circulation du capital qui sont à
l’origine des tensions migratoires, la réponse à y apporter doit être également mondiale et non pas
limitée à une communauté politique (modèle multiculturel) ou à une communauté de plusieurs Etats
(modèle supranational). Cela peut paraître idéaliste (p.1154), rappelle l’auteure, mais dans les faits
des luttes coordonnées entre mouvements sociaux et politiques existent déjà pour répondre aux
défis communs de l’humanité3.
Il faut modifier la façon dont le phénomène migratoire est perçu dans la sphère publique et faire
émerger une prise de conscience du problème de justice en matière de migrations, qui n’est pas une
préoccupation isolée liée à telle ou telle communauté politique et culturelle, mais bien au coeur
d’autres injustices de portée mondiale. Ce sont les conditions structurelles mondiales qui font des
migrations un problème.
Retour sur le dilemme progressiste
Dès que se pose la question de l’immigration, les travailleurs locaux s’identifient à leur Etat : ils
mettent de côté leur exploitation par les élites dirigeantes… Et ils prennent une attitude défensive à
l’égard de leurs droits et acquis associés à la démocratie parlementaire libérale, considérant les
travailleurs étrangers comme une menace.
De ce fait, les partis de gauche et les mouvements sociaux sont réticents à se mobiliser en faveur des
travailleurs étrangers. En effet la structure sociale, dans son ensemble et le contexte politique dans
lesquels ils opèrent, découragent les travailleurs étrangers de se faire entendre et donnent la priorité
aux travailleurs locaux. Les partis de gauche et les mouvements sociaux ne peuvent réussir à
mobiliser que s’ils mettent en place des politiques publiques favorables aux travailleurs, et ils ne
peuvent le faire que s’ils gagnent les élections. Mais pour gagner les élections ils doivent s’adresser à
un électorat de citoyens au sein duquel, d’un point de vue juridique, c’est l’appartenance politique
(au sens large) qui est déterminante et où les divisions de classe ne comptent pas.
C’est là qu’il faut revenir à un passé colonial qui continue à avoir des effets majeurs tant au plan
national que mondial. Les luttes de la classe ouvrière des pays riches ont certes joué historiquement
un rôle important dans la garantie de leurs droits. Mais il serait naïf d’ignorer les conditions
structurelles qui ont permis aux élites des pays concernés de leur faire ces concessions. La nature
asymétrique de l’ordre international est un élément clé de la situation actuelle et notamment des
mouvements migratoires. Les Etats les plus vulnérables sont toujours manipulés par les anciennes
puissances coloniales, ce qui maintient les hiérarchies de pouvoir et de richesses au détriment des
premiers. Mais les classes ouvrières des puissances hégémoniques oublient facilement l’avantage
dont elles ont bénéficié lorsqu’elles revendiquent une protection de leurs droits et privilèges,
prétendument menacés par une immigration incontrôlée.
En conclusion
Ce ne sont pas les travailleurs migrants qui menacent les travailleurs locaux mais l’Etat capitaliste qui
protège les intérêts des élites dirigeantes par le contrôle des frontières et par des politiques
d’intégration qui mettent les immigrés à la merci du bon vouloir des employeurs… Cette vulnérabilité
commune permet de maintenir les travailleurs locaux sous contrôle, de neutraliser le pouvoir de
négociation des syndicats et de faire grossir les rangs de l’armée de réserve de chômeurs évoquée
par Marx. « Sans remise en cause du modèle de solidarité et de communauté politique…il sera
difficile pour les progressistes de s’engager dans la bonne direction. Quand la solidarité est construite
comme l’allégeance à un processus commun et coopératif de formation d’une communauté politique
partagée, le modèle alternatif reposant sur la solidarité de classe4 se trouve inévitablement sapé
dans ses fondements » (p. 1162).
Thérèse Locoh Atelier Solidarité Migrants
1 Même si le terme de « scepticisme » ne me paraît pas très juste... Je dirais plutôt « ambivalence ». 2 Illustré par l’attirance du « peuple de gauche » pour les thèses de l’extrême droite 3 Citons par exemple les actions concertées, au plan international, d’ONG, syndicats partis politiques pour « faire payer Amazon » ou la campagne internationale « Fridays for future ». 4 Modèle que l’auteure, suivant les intuitions de Marx, appelle de ses vœux.