Résumé – Chapitre 6 – COMPLOTISME – « La Société qui vient » Didier Fassin

La societe qui vient - Didier Fassin - Résumés LVN

Publié le 13/01/2023

« La Société qui vient »

sous la direction de Didier FASSIN éditions du Seuil, 2022, 1319 p.

Chapitre 6. Complotisme de Didier FASSIN – p. 132-149.

Les théories du complot sont devenues au cours des dernières décennies une composante majeure de la vie politique
et même de la fabrique sociale. Elles offrent ainsi une représentation des choses selon laquelle, derrière le monde
communément perçu, existerait un autre monde, occulte et ténébreux, où des forces obscures cacheraient la vérité et
ourdiraient des conspirations. Pour être en mesure de qualifier un point de vue donné de théorie du complot, 1l faut
donc avoir décidé d’un point de vue orthodoxe. D’après les membres de ce mouvement très influent dans l’altright
états-unienne (droite alternative américaine , tendance extrême-droite) , une cabale satanique et pédophile,
composée de politiciens démocrates, de hauts fonctionnaires et de figures religieuses, gouvernerait le monde,
organisant un réseau pornographique international qui pratique des sacrifices d’enfants.

Au cours de la période récente, de part et d’autre de l’Atlantique, le film français Hold-Up et le mouvement étatsunien QAnon ont ainsi donné une résonance particulière aux théories du complot dans l’espace public. Selon lui, une
théorie du complot est une théorie fausse qui explique les phénomènes dommageables à la société, tels que la guerre,
le chômage ou la pauvreté, comme étant le fait d’individus ou de groupes puissants qui ont conspiré pour les
produire. Il est celui des théories critiques de la société, et plus particulièrement celles influencées par le marxisme,
pensée dont il a, un temps, été proche avant de devenir l’un des fondateurs de l’ultralibérale Société du Mont Pélerin.

Pour Brian Keeley, l’efficacité des théories du complot dans le public tient à la fois à ce qu’elles offrent une
alternative aux versions officielles rendant compte d’événements troublants et à ce qu’elles permettent de connecter
logiquement des faits non élucidés.
Ce qui semble à première vue une théorie du complot et se trouve dénoncé comme tel peut permettre le dévoilement
d’un véritable complot, telle la collusion entre des responsables politiques, des banquiers et des économistes à
l’origine d’une grave crise financière mondiale. Dans le premier cas, on a affaire à ce qu’ils qualifient de forme
classique du complotisme qui implique une certaine vision du monde et repose sur un ensemble de données
paraissant faire sens. C’est un complot sans théorie basé sur des rumeurs et des insinuations créées de manière
intentionnelle pour nuire à des responsables politiques et même pour délégitimer la démocratie, souvent en inversant
simplement les charges. On ne sait rien des intentions des concepteurs de ces complots et, aussi insolites et
excessives que paraissent leurs idées, elles engagent bien une forme de théorie du gouvernement du monde.

Il est vrai que c’est dans ce cadre temporel et spatial que les accusations fusent avec le plus de constance ou tout au
moins de visibilité et que la majorité des théories du complot dénoncées ou simplement répertoriées se trouvent
inscrites. 1980, connaît une ascension fulgurante à partir du tournant du XXIe siècle, avec une multiplication par
vingt de son occurrence en seulement deux décennies. Par contraste, la fréquence du mot bien plus ancien « complot
», qui avait atteint un maximum dans la première moitié du XVIIIe siècle, diminue de moitié au cours des deux cents
dernières années. Sur ces données quantitatives et convergentes, on serait donc tenté de croire, d’une part, que la
pensée conspirationniste est un phénomène assez récent, et, d’autre part, que, paradoxalement, plus les complots
réels diminuent, plus les allégations de théories du complot augmentent.

Elles en ignorent la présence possible dans des traditions, écrites ou orales, du reste du monde. Au fond, ce que cet
outil permet d’étudier, c’est simplement l’évolution des termes « complots » et « théories du complot » dans les pays
occidentaux à partir du moment où ces vocables ont été créés, plutôt que la réalité qu’ils représentent, puisqu’on
trouve déjà en latin, sous le stylet de Cicéron entre autres, les mots conjuratio et conspiratio. Dans le temps long, le
cas le plus connu de théorie du complot concerne les accusations de meurtres rituels d’enfants, en anglais blood
libels, lancées contre les juifs au Moyen Âge. On la retrouve invoquée dans des procès à Damas au XIX2 siècle et à
Kiev au XXe siècle, avant qu’elle ne soit utilisée à leur tour par les nazis et, plus récemment, par des chefs religieux
au Moyen-Orient.

Si les accusations de meurtres rituels d’enfants ont ainsi une histoire longue, c’est aussi le cas des théories du complot
lors des épidémies. En dehors de ces périodes épidémiques, des recrudescences de thèses conspirationnistes ont été
observées à partir du xvrn° siècle, mettant en cause successivement les francs-maçons, ensemble d’obédiences
apparues en Angleterre, les Illumination, mouvement éphémère né en Bavière, et même un peu plus tard, aux ÉtatsUnis, les jésuites. Les uns et les autres étaient accusés, selon les contextes et les circonstances, de vouloir renverser
les pouvoirs en place et même gouverner le monde. Hors du monde occidental, les modes accusatoires du
complotisme prennent des formes diverses.

Wittgenstein appelle un « air de famille » avec les théories du com-plot, notamment rumeurs malveillantes et
légendes urbaines, qu’on retrouve aussi bien dans les pays dits du Sud que dans ceux dits du Nord. En somme, les
croyances en des forces obscures agissant en secret pour commettre des actions maléfiques ne sont ni récentes ni
limitées au monde occidental. Les théories du complot n’en sont qu’un avatar contemporain. Il faut les comprendre
comme un mode d’appréhension du monde qui se caractérise par une recherche d’explication ne se satisfaisant pas
des interprétations officielles et leur substituant la responsabilité d’agents malfaisants.

Mais si elles ont longtemps été restreintes à l’environnement immédiat des conspirationnistes, dans leur ville ou leur
village, elles circulent aujourd’hui dans le monde entier à travers internet et trolls, médias alternatifs comme médias
officiels. Ainsi, la thèse du Grand Remplacement, selon laquelle les populations maghrébines et subsahariennes en
viendraient à se substituer aux populations occidentales, nourrit aujourd’hui la xénophobie et le racisme, notamment
à l’encontre des musulmans, de la même manière que le faux des Protocoles des Sages de Sion, représenté comme un
programme juif de conquête de la planète, a servi, au xx° siècle, à justifier l’antisémitisme. Considérons la principale
enquête réalisée sur le sujet en France, à la fin de l’année 2017, dont, selon Le Monde, « les résultats font froid dans
le dos » en raison de la « forte prégnance des théories du complot au sein de la population française en général, et
des plus jeunes en particulier », puisque « seules 21 % des personnes interrogées ne croient à aucune de ces
théories4 ». Quoi que l’on en pense de ces croyances, religieuse pour l’une, insolite pour l’autre, on peut s’étonner de
voir créationnisme et platisme rangés parmi les théories du complot.

La confusion s’accroît lorsque sont interrogées des personnes dont huit sur dix n’ont jamais entendu parler des
théories qu’on leur propose, comme l’implication de sociétés secrètes dans la révolution d’Octobre ou la production
par les États-Unis d’une arme déclenchant des séismes et des tsunamis.
L’absence de discussion critique et même la publication de commentaires redoublant la stigmatisation des catégories
les plus perméables au complotisme viennent renforcer l’argument populiste selon lequel les élites disqualifient les
classes populaires et participer à l’amalgame des extrêmes qui sert généralement à éluder la critique sociale. Ainsi,
au moment même où l’on prétend dénoncer les théories du complot, on leur fournit indirectement des armes.
Approximations méthodologiques et sensationnalisme journalistique ont d’ailleurs permis le développement d’une
industrie de la lutte contre le complotisme. Que les enquêtes d’opinion qui nourrissent les peurs du public et
instruisent les décisions des dirigeants posent, en France comme ailleurs, des problèmes sérieux de nature à la fois
scientifique et politique ne doit cependant pas conduire à minimiser l’existence des théories du complot et de leurs
implications sociales.

Les premières permettent de comprendre les logiques générales d’adhésion aux théories du complot. Les secondes
permettent de comprendre pourquoi certaines périodes et certains groupes s’y révèlent plus perméables. Ces trois
logiques individuelles sont renforcées par les interactions au sein des groupes qui partagent les mêmes convictions6.
Selon la première, les régimes autoritaires, a fortiori totalitaires, produisent eux-mêmes des théories du complot qui
deviennent des armes tant contre leurs ennemis de l’intérieur que contre leurs ennemis sur la scène inter-nationale.
Pour George E. Marcus, l’atmosphère de méfiance et de peur dans lequel vit alors la population favorise ces théories
dont certains des complots se révèlent au demeurant bien réels. À l’inverse, et paradoxalement, Harry West et Todd
Sanders ont avancé l’idée selon laquelle les démocraties contemporaines, en promouvant un discours sur la
transparence des institutions et des entreprises, ont contribué à générer des théories du complot. Elles suggèrent que
le complotisme n’obéit pas à une loi historique unique, mais plutôt à des logiques multiples. Il en est de même de la
perspective sociologique qui cherche à établir pourquoi certains individus ou certains groupes adhèrent plus
facilement au conspirationnisme.

De nombreuses études montrent que les groupes dominés sont particulièrement sensibles à des thèses qui confortent
leur méfiance à l’égard des récits officiels. Instruits par une présentation des faits qui leur est souvent défavorable
lorsqu’ils s’y trouvent impliqués, convaincus sur la base parfois d’expériences antérieures que les puissants leur
dissimulent la vérité, ou simplement suspicieux a priori à l’égard de tout ce qui peut venir des lieux de pouvoir et de
savoir, ils adhèrent plus facilement aux théories du complot. Même si le complotisme n’est pas le fait des seules
catégories dominées, on comprend qu’elles puissent y être plus réceptives, non en raison d’une vulnérabilité
psychologique, comme on le dit trop facilement, mais en raison d’expériences bien réelles. À la différence des
approches cognitivistes qui proposent une interprétation atemporelle et désocialisée des théories du complot, les
approches contextuelles, qui les réinscrivent dans des temps historiques et des rapports sociaux, ont ainsi l’intérêt
d’éviter de faire porter sur le seul individu ou son groupe la responsabilité de thèses dont la production obéirait à de
purs mécanismes psychologiques.

Conclusion
La visibilité des théories du complot, l’adhésion dont elles semblent bénéficier et les conséquences qu’elles peuvent
avoir, depuis l’émergence d’épidémies liées au refus des vaccinations jusqu’à l’accélération du réchauffement
climatique en passant par des violences commises contre des agents ou des institutions suspectés d’actes malfaisants,
mais aussi la publicité que leur donnent les médias et la dramatisation qu’entretiennent les experts, en ont fait des
objets de préoccupation dans la plupart des pays. Il serait naïf d’imaginer que la suppression de ces phénomènes
suffirait à faire disparaître les théories du complot, dont les causes, on l’a vu, sont multiples.

Claude Avisse – Atelier Solidarité Migrants

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