Publié le 18/01/2023
sous la direction de Didier FASSIN éditions du Seuil, 2022, 1319 p. Chapitre 33. Discriminations
Christelle Hamel,
p. 613-632.
L’évolution du concept de discrimination
Ce chapitre retrace l’évolution, au cours des deux dernières décennies, du concept de discrimination
dans l’espace public, dans le droit et dans les politiques. Bien évidemment les discriminations sont
ancrées dans l’histoire des sociétés humaines… avec des fondements multiples (sexisme, racisme,
âgisme, handiphobie, LGBT- phobie… etc.) mais il a été peu utilisé jusqu’aux années 1990 en France.
C’est parce qu’il a été inscrit à l’agenda de l’Union Européenne au cours de l’année 2000 que la
France a dû transposer dans le droit national les directives du conseil de l’UE. Jusqu’alors, c’est le
concept d’égalité qui fondait les luttes contre les discriminations de groupes minoritaires. « Mais le
droit européen, en exigeant d’aller au-delà de l’affirmation du principe d’égalité, est venu heurter la
certitude d’une égalité déjà là et la conviction, répandue en France, d’être un modèle de société
égalitaire et progressiste » (p.614). Les comparaisons internationales y ont révélé l’absence de
véritable politique de lutte contre les discriminations, notamment raciales.
C’est dans le domaine des discriminations selon le sexe que, grâce aux luttes féministes, les mesures
ont été les plus avancées, notamment grâce à la loi du 6 juin 2000 sur la parité en politique, puis son
extension aux fonctions de décision dans les entreprises, et dans la fonction publique. Mais il n’en n’a
pas été de même pour les autres discriminations, notamment la reconnaissance du racisme structurel
de la société.
Les directives européennes ont eu le mérite de définir clairement la discrimination comme « un
traitement défavorable fondé sur un motif illégitime, le sexisme, le racisme, les LGBT-phobies… Il ne
s’agit pas seulement de sanctionner des discours et des représentations négatives mais de sanctionner
des pratiques qui constituent des traitements différenciés, dont les conséquences constituent une
dégradation de la situation matérielle des individus qui en sont la cible » (p.616). En conséquence,
dans chaque État de l’UE, doit se constituer un corpus juridique et une instance de référence
permettant aux personnes discriminées d’obtenir réparation.
En France, après des débats très vifs durant la décennie 2000, certains militants étant hostiles à la
création d’une instance unique pour traiter des discriminations, les législateurs ont finalement créé la
haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) devenue « Défenseur des droits » en 2012.
La dimension systémique des discriminations
Les discriminations ont d’abord été étudiées dans le domaine de l’emploi (recrutement différencié,
traitements inégaux, etc.). Mais bien d’autres domaines sont aussi le lieu de discriminations, la
scolarité, le logement, les pratiques de la police, des préfectures. etc. La pluralité des mécanismes
discriminatoires et des structures où elles ont lieu ont conduit à forger une nouvelle notion, celle de
« discriminations systémiques ». Celles-ci résultent de la combinaison de processus distincts : (1) des
pratiques individuelles, (2) des pratiques, sans intention de l’auteur lui-même, mais accomplies dans le
cadre de processus qui conduisent à discriminer, (3) des systèmes de représentation et stéréotypes. Ces
mécanismes « font système » et dégradent les conditions de vie des groupes minoritaires, touchant à
leurs conditions matérielles de vie mais surtout à l’estime de soi, la confiance en soi et la perception
individuelle des possibles.
L’orientation différenciée des garçons et des filles dans le système scolaire est un bon exemple de la
dimension systémique des discriminations : les stéréotypes sexistes, présents chez les enseignants, le
sont aussi dans les familles et chez les élèves eux-mêmes. L’orientation des filles les poussent à
accepter des emplois moins rémunérés que les garçons, ce qui renforce la discrimination indirecte
entre les sexes. Il en va de même pour les enfants d’immigrés ou tziganes. Pour approfondir la
compréhension des mécanismes des « discriminations systémiques » il est important d’orienter
davantage le regard vers le fonctionnement des institutions de l’État, celles des entreprises comme
celles des familles.
Discriminations dans l’emploi
Le droit du travail adresse particulièrement la question des discriminations. Il établit des sanctions
mais aussi des mesures visant à leur prévention. Les avancées les plus marquantes ont été réalisées sur
les discriminations entre hommes et femmes, notamment en matière de salaires et de progression dans
l’emploi. Mais il faudrait que les instruments juridiques anti-discrimination soient également mieux
mis en œuvre pour les autres groupes discriminés, ce qui n’est pas encore le cas.
Un exemple des résistances à l’évolution du droit dans le monde du travail est celui de la mise en
évidence des discriminations à l’encontre des syndicalistes. Lors de la transposition des directives
européennes dans le droit français, le législateur, inspiré par le MEDEF, a réduit de 30 ans (droit
national antérieur) à 5 ans la période d’examen des discriminations, ce qui porte atteinte à
l’établissement de preuves de mécanismes discriminatoires, qui, le plus souvent, n’apparaissent qu’à
un examen de long terme sur les carrières des personnes visées.
Des statistiques pour objectiver les discriminations
Appliquer le droit suppose de disposer d’instruments statistiques fiables et appliqués à tous les
secteurs de la vie politique et sociale pour établir les faits, donner aux victimes les moyens objectifs de
revendiquer des réparations. Elles sont indispensables pour évaluer régulièrement les politiques
publiques et entrepreneuriales qui sont censées être mises en place pour lutter contre toutes les
discriminations. Pour les inégalités entre hommes et femmes les faits sont patents et statistiquement
bien documentés. Il n’en va pas de même notamment pour le racisme et l’homophobie. La production
de statistiques en fonction de l’origine est souvent mise en cause comme source de danger pour
« l’unité républicaine » Pourtant il existe des moyens tout à fait licites, très encadrés, d’obtenir des
diagnostics statistiques, mais nombreux sont ceux qui les dénoncent, avec un objectif précis :
maintenir les discriminations dans l’invisibilité (p.623). Les institutions de recherche ont le droit de
recueillir des données selon l’origine des personnes, mais ces informations ne sont pas toujours
recueillies dans les enquêtes, ce qui rend très difficile une évaluation des politiques publiques dans le
temps et dans tous les domaines.
Deux exemples de discriminations impliquant les responsabilités de l’État
Les violences policières et l’inaction de la justice : un racisme d’État ?
L’article examine ensuite deux exemples emblématiques des discriminations systémiques dans notre
société, L’auteure analyse d’abord les violences policières et l’inaction de la justice à leur encontre
comme un « racisme d’État », puis les violences sexuelles et féminicides qu’elle estime être un
« sexisme d’État ».
« La police est certainement l’institution de l’État dont le rôle et les pratiques sont les plus contestés
aujourd’hui par les mouvements sociaux dénonçant les discriminations » (p.624). Les contrôles au
faciès et les violences policières à caractère raciste sont dénoncés depuis les années 1960. Il y a
régulièrement des poursuites de jeunes Maghrébins ou Noirs qui se terminent dans le drame. Ils ne
sont jamais reconnus comme des crimes racistes. Les enquêtes officielles sont rapidement fermées. Il
faut l’acharnement des associations notamment de parents de victimes pour que les poursuites ne
soient pas abandonnées. D’après la sociologue Rachida Brahim qui a enquêté sur 700 crimes racistes
en France « ils ne sont pas une succession d’accidents mais le produit d’un racisme structurel,
historique et idéologique qui se traduit par une discrimination systémique et institutionnelle dans la
police est l’un des agents » (p. 624). En 2016, le Défenseur des droits s’est interrogé sur l’intérêt des
contrôles d’identité et à déclaré que cette pratique comporte des risques majeurs de discriminations
raciales systémiques. Les recherches menées à ce sujet ont permis d’établir, sans ambiguïté, que les
personnes à visibilité étrangère étaient 8 à 10 fois plus contrôlées que les personnes « blanches ».
La mort d’Adama Traore, en 2016, dans le cadre d’une intervention policière, va conduire sa sœur à
fonder une association (Vérité et justice) pour dénoncer l’omerta de la justice sur les violences
policières. Elle sera suivie d’une myriade de collectifs qui dénoncent le « racisme structurel » de la
police et de la justice. Ce mouvement mène bataille sur le front judiciaire et se réfère aux luttes
décoloniales menées en France. La mort en mai 2020 de George Floyd, aux États-Unis aura un
immense retentissement, dans de nombreuses capitales. Sa résonnance avec la situation en France est
évidente.
Le mouvement antiraciste en France a adopté un nouveau terme celui de « racisme d’État ». Il a pour
intérêt d’obliger à la réflexion en inscrivant la situation actuelle dans une filiation historique, celle de
la colonisation et de l’esclavage. Ce terme « vient poser la question de la responsabilité et de
l’intentionnalité à une échelle collective, en se posant quelques questions simples. Que se cache-t’il
derrière ce désir de sécurité réaffirmé à chaque élection ? Les personnes issues de l’immigration sont-
elles en sécurité face à la police ? Y a-t-il des vies qui valent moins que d’autres ? Les moyens
conférés à la police ne les conduisent-ils pas à des discriminations directes et indirectes, fondées sur
l’origine ? » (p.626).
Violences sexuelles et féminicides : un sexisme d’État ?
Les directives européennes considèrent le harcèlement sexuel et les violences sexuelles au travail
comme des discriminations. Au-delà du contexte du travail, les mouvements féministes contestent
fortement l’action de la justice et de la police dans le traitement des violences faites aux femmes. Ils
veulent forcer la société à sortir du déni et montrer que la police et la justice ne prennent pas la parole
des femmes au sérieux. On peut comparer la question des violences sexuelles, des féminicides et leur
traitement par la police et la justice, au « racisme d’État », analysé ci-dessus. C’est ce qui a poussé le
mouvements de lutte contre ces discriminations à parler de « sexisme d’État ». Même déni de la
parole des victimes, mêmes réticences de la police à prendre en compte des dépositions des femmes,
même insuffisance de la prise en compte judiciaire, même absence de protection qui en résulte.
« Comme dans le racisme d’État, la responsabilité est collective et découle de choix politiques quant
aux missions que l’on confie en priorité à la police : réprimer les mouvements sociaux ou protéger les
personnes qui appellent à l’aide est un choix qui n’a rien de neutre » (p. 629). C’est là encore une
forme de discrimination « systémique » de l’appareil policier et judiciaire, induite par ses missions et
son organisation. Certes le code pénal réprime très fortement les violences contre les femmes… Mais
la réalité du fonctionnement policier et judiciaire conduit trop souvent à l’absence de prise en compte
des plaintes des femmes.
En bref, quelques pistes
La notion de discrimination a gagné en légitimité depuis les années 2000. Deux concepts, celui de
« discriminations indirectes » et celui de « discriminations systémiques » renouvellent la réflexion sur
les luttes à mener. Les mouvements sociaux, les recours en justice, les travaux des chercheurs ont sorti
ce phénomène de l’invisibilité. Il reste beaucoup à faire pour consolider les dispositifs de lutte contre
les discriminations. L’article rappelle les mesures à approfondir : « Harmoniser le droit ; développer
l’analyse statistique de l’activité des systèmes policier et judiciaire ; initier de nouvelles réflexions sur
les concepts utilisés pour décrire les discriminations ; intégrer les violences à l’étude des
discriminations… » (p.631).
Thérèse Locoh, Atelier Solidarité Migrants