La péréquation, transformation réussie

Publié le 30/07/2018

Interview de Jean Grandin, recueillie par Jean-Claude Boutemy, Comité de rédaction

La péréquation gravée dans l’ADN de La Vie Nouvelle depuis l’origine est un marqueur incontestable du mouvement, bien qu’au fil du temps cette idée ambitieuse ait pu rencontrer dans la pratique des groupes des réticences croissantes. Pourtant l’idée a fait des petits et s’est exportée hors de LVN, transmise à des générations plus jeunes, et a été ainsi appliquée à un habitat participatif à Toulouse.
Jean Grandin a porté cette valeur du partage dans le groupe LVN de Toulouse dont il a été longtemps le trésorier, puis à la présidence de LVN, à la commission Finances et enfin s’est investi complètement dans l’émergence de « La jeune pousse », devenue la coopérative d’habitants « Abricoop ». Un peu d’histoire.


J.-C. B. : Cette obsession du partage est le fruit d’ateliers et de nombreux débats au sein du groupe LVN de Toulouse et d’autres expérimentations, raconte-nous.
J. G. : Oui, en effet, au départ un atelier « Hospice gai et frétillant » a fonctionné quelques années sur ce que nous souhaitions pour bien vieillir, hors des maisons de retraite. Nous souhaitions de la convivialité et de l’entraide, et tentions de définir les conditions matérielles indispensables ainsi que les actions à anticiper. Mais nous avions 30 ans de moins : il n’y avait pas le feu.
Nous avons commencé par la localisation, il fallait nous rapprocher géographiquement et, à défaut d’être dans le même immeuble, au moins habiter dans la même rue. Mais certains préféraient la campagne et d’autres la ville. Et puis fallait-il tout prévoir, un habitat médicalisé ou pas, compatible avec quel handicap ?
Finalement on s’est dit qu’il fallait d’abord apprendre à vivre ensemble, se frotter les uns aux autres, et pourquoi pas dans une maison de vacance commune ? Aussitôt dit aussitôt fait, nous avons créé « Les 7 nains », une SCI, avec les sept volontaires prêts à expérimenter et à investir. Par prudence, la première année nous avons choisi la location d’une grande maison dans les Pyrénées, le temps d’harmoniser si nécessaire la divergence des comportements individuels à propos de l’ordre et du désordre, du propre et du sale, ces mille petites difficultés qui embarrassent la vie commune. Comme le groupe a tenu la route, nous avons bientôt investi dans l’achat d’une maison à Saillagouse. Là nous devenions propriétaires, donc plus impliqués. Je passe sur les détails et les péripéties, nombreuses sur vingt années (ce groupe existe toujours !), qui ont construit et validé de solides amitiés sur les valeurs et pratiques de La Vie Nouvelle, dont deux me semblent vraiment déterminantes.
D’abord l’argent est mis à sa place, on en discute selon les possibilités de chacun. Ainsi la SCI a décidé que lors d’un départ, les parts se revendent sans autre plus-value que le coût des travaux d’amélioration et l’érosion monétaire. Ensuite, et c’est peut-être le plus important, quand quelque chose froisse, même un détail, on se le dit, honnêtement, sans agressivité, pour que ce soit entendu, mais sans le mettre sous le tapis. Donc oui, cette expérience a été une étape importante d’apprentissage à ce vivre ensemble concret, pour lequel une charte de bonnes intentions, même bien écrite, ne suffit pas.

J.-C. B. : Passons maintenant à ce projet d’habitat partagé, comment ça s’est passé ?
J. G. : D’autres cercles de réflexion ont émergé sur la place toulousaine, notamment avec des personnes de Poursuivre : le désir est latent d’habiter autrement, hors des canons standardisés des promoteurs immobiliers. En 2007-2008 ont lieu les Journées nationales de l’habitat participatif : des initiatives germent, mais galèrent sur les difficultés du foncier : à Toulouse la demande est forte, et les prix des terrains élevés, c’est décourageant.
J’ai fini par trouver en 2009 une association, « La Jeune Pousse », qui rassemblait selon les époques douze à vingt familles (ce turnover important est lié à la lenteur d’avancement des projets, et aux contraintes évolutives des gens). Nous avons travaillé sur deux points importants. D’abord, une sorte d’éthique du débat, de sociocratie, consiste à discuter efficacement et construire ensemble un projet consensuel, les réunions étaient fréquentes, tous les quinze jours. Ensuite chercher un terrain disponible. Une première tentative, un terrain privé bien situé au centre ville, a avorté : le propriétaire a préféré traiter avec un promoteur adossé à une banque plutôt qu’avec une association 1901…
Un deuxième essai, sur une ZAC au nord de Toulouse, a été plus loin dans l’esquisse urbanistique, elle a permis d’avancer avec des techniciens et des élus municipaux, d’être connus et reconnus dans le sérieux de notre démarche. Mais la commune a renoncé à acquérir le terrain à l’État qui en voulait trop cher.
C’est finalement le démantèlement de l’usine d’armement « La Cartoucherie » qui a dégagé du terrain. Ce fut long à cause des travaux de dépollution et des contentieux qui ont suivi, mais la Mairie de Toulouse avait décidé d’en faire un éco quartier, et un conseiller EELV avait obtenu qu’un îlot soit réservé à 90 logements en habitat participatif, sous le pilotage de la société HLM « Les Chalets ». Un appel à projets a été lancé, nous avons répondu et avons été retenus fin 2012 pour 17 logements.
Toulouse Métropole a organisé des réunions publiques pour expliquer le projet, La Jeune Pousse a pu y dire ce qu’est une coopérative et recruter ainsi des candidats motivés. Leur cooptation s’est faite progressivement, en fonction de leur assiduité et de leur engagement dans les tâches collectives (une réunion chaque semaine), tout en ménageant une diversité des situations (familles et célibataires, actifs et retraités, riches et pauvres), défi supplémentaire du melting pot.

J.-C. B. : J’imagine que, malgré cette diversité, personne n’avait de compétence en bâtiment, comment avez-vous fait ?
J. G. : Il nous fallait, pour 2 à 3 ans, une Assistance à Maîtrise d’Ouvrage, pour bien identifier les étapes d’un projet immobilier, ce que chacune exigera de notre part, et aussi pour apprendre le langage des architectes, des constructeurs et des banques. Après avoir trouvé à Lyon une association compétente, il nous fallait réunir 30 000 €, sans pour autant être certains que le projet irait jusqu’au bout. C’est pour partager ce coût entre les associés que j’ai introduit le vocable de péréquation et un peu de pédagogie. Il a fallu discuter, mais en deux week-ends à un mois d’intervalle on a trouvé une solution.
Nous avons tenu compte à la fois des surfaces désirées par chacun, des revenus, et étalé sur 18 mois des contributions mensuelles, qui allaient de 10 € à 200 €. Cette expérience de partage a été décisive : certains sont partis, ceux qui sont restés sont toujours là.

J.-C. B. : Magnifique accord en phase préliminaire, mais le plus gros restait à faire !
J. G. : Bien sûr, il a fallu en 2013-2014 rédiger le programme (dire aux architectes ce qui était important pour nous), choisir l’architecte, évaluer les coûts, trouver les financements. En septembre 2014 on a créé « Abricoop », une société coopérative (par actions simplifiée, à capital variable), permettant de gérer les mouvements d’argent.
Le chantier a été évalué à 2,5 millions d’euros pour un immeuble de 4 étages sur rez- de-chaussée, économe en énergie et en bruits, comportant 17 appartements et des parties communes : une salle de 50 m², trois chambres d’amis, une laverie, un garage à vélos, des rangements collectifs, une terrasse accessible.
Il fallait aussi trouver un apport de 20 % pour qu’une banque veuille bien prêter le reste. Nous ne sommes pas tous riches, nous avons nos cigales et nos fourmis, les revenus et les patrimoines sont très divers. Les apports en capital se sont spontanément étalés entre 1 000 et 90 000 €, selon une péréquation de fait, qui s’est ajustée au besoin en deux ou trois « tours de table » sans querelles. Les apports sont enregistrés en parts sociales, de valeur nominale 100 € ; en cas de départ, ils sont remboursables à leur valeur initiale, sans plus-value : exit la spéculation immobilière.

J.-C. B. : Bien, mais pour les loyers, allez-vous encore faire une péréquation ?
J. G. : Abricoop doit trouver chaque mois 13 000 € pour couvrir ses dépenses (remboursements d’emprunts, charges) et ses risques (logement vacant, impayés, grosses réparations). Pour 1 100 m² de logements, cela représente un loyer moyen de 12 €/m². C’est beaucoup trop pour un foyer à petit revenu, même dans un petit logement. Il faut donc inventer une péréquation !
Idée simple : on fixe un coefficient de péréquation, par exemple 40 %. Cela veut dire que 40 % de 12 €/m² est modulé en proportion du quotient familial (QF), et 60 % reste invariable. On peut ainsi réduire les loyers des faibles QF en augmentant les loyers des QF élevés. Sur un tableur le calcul est simple. On le fait une fois par an, quand on a en mains les avis d’imposition ou les déclarations de revenus. Un accord est quasi acquis sur un coefficient de 45 %.
Mais deux difficultés surgissent pour l’avenir :
1. D’une année à l’autre, les QF peuvent varier fortement, à la baisse (chômage, naissance…), ou à la hausse (ne serait-ce que par la péréquation). Les loyers ne sont donc pas stables alors que, pour protéger le locataire, les baux ont une durée de six ans et que le loyer ne peut pas être légalement majoré au-delà de l’IRL (Indice de Révision des Loyers) ;
• Si le loyer diminue, rien ne s’oppose à la signature d’un nouveau bail à moindre coût ;
• si le loyer augmente au-delà de l’IRL, on semble dans une impasse ;
• par ailleurs, en cas de vacance d’un logement, comment chercher et trouver un nouveau locataire-associé, sans pouvoir lui en annoncer clairement le loyer ?
2. Dans une conjoncture politique et économique qui n’améliore ni le plein emploi ni le sort des petits, on risque de devoir majorer continûment les loyers élevés, qui peuvent s’en lasser au point de remettre en cause le principe de péréquation.

De fait, nous nous sommes embarqués avec enthousiasme et lucidité dans une aventure au long cours : faire du logement un bien commun, accessible à tous, échappant à la spéculation, transmissible aux générations futures. Nous en vivons les premières années, les premières inquiétudes, mais aussi les premiers bénéfices : depuis février 2018 nous vivons dans un lieu choisi et voulu, avec des voisins de confiance. Qualités précieuses qui dépassent tout calcul comptable.
Nous avons été, et sommes encore, accaparés par ce qu’exige ce lieu (tant les logements individuels que les parties communes). Mais cela a tissé entre nous une trame solide de confiance et de respect : c’est une bonne base pour un vivre ensemble gai et frétillant, chacun selon son rythme, ses envies, ses besoins.

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