De l’accompagnement social au travail sur soi : inverser le sens ?

Publié le 13/03/2018

Propos d’Isabelle Schiano, recueillis par Bénédicte Brunet, Comité de rédaction

La pratique du yoga constitue un moyen de se raccorder à son corps, à Soi et de ce fait aux autres. Elle mériterait d’être développée dans les structures qui accueillent les personnes en situation de précarité sociale, aussi bien pour les équipes de travailleurs sociaux que pour les personnes accompagnées. Tel est le point de vue d’Isabelle Schiano, ancienne éducatrice spécialisée devenue professeure de yoga. Isabelle propose ici d’inverser le sens des priorités dans le travail social. Elle donne aussi à voir les attentes des personnes qui participent aux cours de yoga et ce qu’ils en retirent dans leur vie.


Isabelle, tu as travaillé comme travailleuse sociale avant de devenir professeure de Yoga et praticienne Shiatsu. Qu’est-ce qui a motivé ton changement professionnel ?
Isabelle S. : J’ai été près de vingt ans éducatrice spécialisée, puis chef de service de Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) à Marseille. Mais c’était devenu très lourd d’éponger la douleur de tout ce que vivent les personnes qu’on accompagne avec des contraintes budgétaires et institutionnelles allant souvent à l’encontre de leur projet. Il y avait un écart de plus en plus grand entre la manière dont on travaillait avec les personnes accueillies et les directives qu’on recevait. A un moment, tu te poses la question du sens de ce que tu fais.
J’avais une pression, un stress permanent qui devenait insupportable. Parallèlement je pratiquais le yoga depuis dix ans et j’étais comme un automate dans une course incessante de réactivité dans mon travail, sans disposer de temps suffisant pour poser et élaborer un projet avec les personnes avec lesquelles je travaillais. J’ai pris conscience de ce que je voulais et de ce que je ne voulais pas. Et j’ai fait ce choix de négocier un licenciement amiable et de me former pour devenir professeur de yoga, avec un statut d’auto-entrepreneur.

Il n’y a pas de temps de réflexion collective, dans le cadre d’une « supervision », avec toutes les actions différentes qu’on peut mettre derrière ce terme, bien sûr ?
Isabelle S. : Les travailleurs sociaux sont soumis à de fortes tensions et il est nécessaire d’avoir des moments de pause collective. Mais nous n’avons pas de temps de supervision au sens de se former à prendre soin de soi pour prendre soin des autres. Or pour moi, c’est le B-A BA : sentir comment nous sommes avec nous-mêmes pour penser comment nous sommes avec les personnes que nous accompagnons. Les travailleurs sociaux sont dans la course permanente à l’emploi, au logement, pour les personnes qu’ils accompagnent. Or c’est perdu d’avance si on ne leur propose pas de prendre aussi soin d’elles dans leur corps et leur être.

Tu dis ainsi que la priorité donnée est de permettre aux personnes d’avoir les moyens de subsistance. Dans ces conditions, comment des formations d’attention à son corps peuvent-elles être proposées aux travailleurs sociaux et aux personnes auprès desquelles ils interviennent ?
Isabelle S. : Même si on est dans des questions de survie, ces apprentissages pour prendre soin de soi, qui sont aussi indispensables pour agir, pourraient être menés. Je pense que le milieu du travail social est ouvert à cela. Mais du côté des directions et des financeurs, cela passe pour du superflu. J’espérais pouvoir créer des temps de yoga pour les salariés et les personnes accueillies, mais cela ne s’est pas fait. La préférence est en effet donnée à la création d’un temps de travail social plutôt qu’à de tels ateliers. De ce fait, des personnels des équipes proposent des ateliers yoga, méditation… de manière bénévole. Mais ces ateliers sont rarement intégrés dans le projet de la structure et sont surtout proposés aux professionnels. Les personnes en situation de précarité pourraient pourtant en bénéficier, elles aussi. On a tous un corps.

Pourtant, cette pratique du yoga, ou d’autres comme la sophrologie ou la méditation, sont en plein essor, avec une forte demande individuelle et une sollicitation croissante de la part des entreprises. Qui sont les personnes qui te sollicitent pour des cours de yoga ?
Isabelle S. : Au démarrage de mon activité, les personnes qui sont venues spontanément étaient souvent des femmes, qui ne connaissaient pas obligatoirement la pratique. Elles y trouvaient un intérêt et voulaient en faire bénéficier leurs conjoints (« tu vas voir, tu peux te faire du bien ») et j’ai vu ensuite des hommes venir. Les mères viennent aussi, souvent avec leurs adolescents qui adhèrent à la démarche. La pratique du yoga s’est d’ailleurs développée sur les temps d’accueil périscolaire. Des chefs d’entreprise m’ont aussi sollicitée pour organiser des cours auprès des salariés dans une démarche de management réellement altruiste. D’autres entreprises sont sans doute seulement dans le « marketing ». Mais, quelle que soit l’origine du projet, les personnes participent de manière volontaire.
Certaines viennent à titre individuel pour des maux de dos, des migraines, un stress important, des problèmes somatiques pour lesquels elles attendent quelque chose de complémentaire à ce que le milieu médical leur apporte. D’autres parce qu’elles sentent qu’elles passent à côté de leur vie, avec de multiples activités qui remplissent leur agenda mais sans voir grandir leurs enfants ni pousser les fleurs. Ces hommes et ces femmes souhaitent se retrouver et se reconnecter à ce qu’ils veulent vraiment pour eux-mêmes. Et le yoga peut les aider dans cette introspection, pour appréhender leur demande intérieure.
Parfois, c’est le corps qui se manifeste, avec le développement d’une maladie. Cette annonce pousse certains à rechercher une pratique qui leur permettra de se relier à leur corps et à ce qu’il exprime (les mots du corps).

Qu’expriment auprès de toi les personnes sur les effets de la pratique du yoga dans leur vie ?
Isabelle S. : Les personnes apprennent déjà à appréhender leur corps, leur souffle, leur colonne vertébrale, à souffler tout simplement. Elles expriment ensuite l’impact du yoga sur leur physique (« j’ai moins mal, je me redresse mieux ») et la gestion de leurs émotions (« je peux utiliser au quotidien les exercices de respiration pour réduire mon stress »). D’autres ont commencé à pratiquer seules le yoga ou la méditation, en s’appuyant sur des CD ou des livres médiatisés, comme ceux de Christophe André, Alexandre Jollien, Arnaud Desjardins ou Matthieu Ricard par exemple[[1 – Christophe André, Méditer jour après jour, éd. L’iconoclaste, 2011 ; Alexandre Jollien, Vivre sans pourquoi. Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée, éd. L’iconoclaste, 2015 ; Arnaud Desjardins, Retour à l’essentiel, éd. La Table Ronde, 2002, ou Matthieu Ricard, L’art de la méditation, éd. Pocket 2010.]]. Puis elles viennent aux cours de yoga pour approfondir leurs connaissances. Je suis professeur de yoga et je continue, moi aussi, à me former auprès d’autres.
La plupart des personnes qui viennent ne cherchent pas « l’éveil » ou une pratique spirituelle. Elles apprennent à lâcher ce qui les fait stresser, à se détacher du matériel pour que ce ne soient pas ces choses qui les possèdent. Elles s’ouvrent aussi, en ressentant que les êtres sont reliés. Elles expriment le fait qu’en étant plus en paix avec elles-mêmes, elles interagissent avec leur environnement, en dégageant plus de calme. « Je crie moins sur mes enfants », me disent certaines mères. « Je me prends moins la tête et, du coup, je prends moins la tête aux autres », déclarent d’autres pratiquants. Les personnes sentent aussi qu’elles gagnent confiance en elles-mêmes, qu’elles développent une « force tranquille » en lâchant les tensions inutiles. Voilà les ressentis des personnes qui viennent. Il existe aussi des recherches scientifiques qui essayent de mesurer l’impact des pratiques de méditation ou de yoga sur le renforcement du système immunitaire, la réduction du stress ou la stimulation du système neuronal et des connexions ou synapses[[2 – Par exemple https://www.sciencesetavenir.fr/sante/un-cerveau-plus-jeune-grace-a-la-meditation_19518.]]. En conséquence le milieu hospitalier s’ouvre de plus en plus aux pratiques de méditation.

Mais comment s’orienter dans le dédale des propositions, entre le charlatan qui promet d’ouvrir notre chakra du cœur en dix minutes et les professeurs qui permettent de pratiquer réellement le yoga ?
Isabelle S. : Oui, on peut trouver tout et n’importe quoi. Il existe des fédérations de yoga mais certains professeurs expérimentés refusent d’y adhérer et il n’existe pas de diplôme d’État ni de contrôle sur les formations. Ce que je recommande, c’est d’essayer auprès de différents professionnels (est-ce qu’ils proposent des techniques de souffle qui sont une base indispensable, par exemple ?), de voir si cela fait écho en soi, de faire confiance à son intuition et à une dose de bon sens, parce qu’il reste toujours un risque de tomber sur un charlatan même quand la profession est reconnue. Les pratiques de yoga sont aussi très variées[[3 – L’Hatha yoga allie les postures, la respiration et la méditation ; un yoga plus sportif enchaîne les postures en étant guidé par la respiration (vinyasa yoga) ; d’autres sont centrés sur l’alignement du corps (lyengar yoga), etc.]]. C’est une véritable boîte à outils, avec différentes techniques qui seront plus adaptées à telle ou telle personnalité. Un professeur honnête oriente les personnes vers un cours qui correspond à chaque situation individuelle. Le yoga est un apprentissage permanent et les professeurs sont eux-mêmes dans un cheminement illimité, avec d’autres enseignants pour les aider à poursuivre. Ils ne peuvent pas accompagner des personnes s’ils n’ont pas emprunté ce chemin et ne pratiquent pas régulièrement.

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