Juger vite, juger mieux ? La justice pénale, entre le lièvre et la tortue

Publié le 22/07/2017

Propos d’Anne V., greffière
recueillis par B. Brunet, Comité de rédaction

Depuis les années 1990, la réforme des services publics est dominée par un objectif d’ »efficacité » du service rendu (cf. n°363). Pour la justice pénale, cela s’est traduit par la recherche d’une réponse systématique et rapide à tout acte de délinquance. Des procédures pénales accélérées ont alors été instituées et/ou sont de plus en plus utilisées. Une politique de « gestion des flux » d’affaires s’est imposée pour évaluer l’efficacité du service public de la justice. Cette politique vise à accroître la fluidité et la rapidité du traitement pénal des affaires entre services de police et de justice, du constat d’une infraction à l’exécution de la peine prononcée.
Quelles sont les conséquences de cette multiplication et de cette accélération des voies procédurales sur les pratiques judiciaires ? Quel impact sur le sens que revêt la justice pénale aujourd’hui ? C’est ce que nous avons essayé de comprendre en rencontrant une greffière, qui a exercé plusieurs années auprès d’un tribunal correctionnel.


C. R. : Vouloir répondre de façon systématique et rapide aux actes de délinquance s’est traduit depuis vingt ans par le développement de procédures pénales accélérées. Pour bien comprendre la situation, peux-tu nous présenter ces évolutions ?
Anne V. : Cela s’est traduit tout d’abord par la généralisation du traitement en temps réel des procédures par le parquet à la fin des années 1990. Ainsi, dès que les services de police ont fini une enquête, ils joignent par téléphone le magistrat du parquet (procureur et substituts), qui juge si l’affaire est en état d’être jugée et le traitement qui lui sera appliqué. Cette procédure, réservée aux situations d’urgence, a été étendue à l’ensemble du contentieux délictuel. Il s’agit de réduire le temps entre l’infraction et la réponse pénale qui lui est apportée. Il s’agit aussi de s’assurer qu’une réponse est donnée quand une infraction est commise. Limiter les classements sans suite face à l’encombrement des tribunaux, juger dans un « délai raisonnable » et réduire le temps de la détention préventive doivent ainsi permettre de répondre aux attentes légitimes des justiciables, des victimes, des prévenus, ainsi que de respecter les droits humains et les demandes de la Cour européenne des droits de l’homme.
Les parquets jouent donc un rôle central dans la trajectoire des affaires. C’est toute une procédure de tri qui s’est développée à leur niveau.

C. R. : C’est-à-dire ?
Anne V. : Les parquets peuvent soit décider de classer l’affaire, soit choisir un mode de poursuite pénale. Mais ils peuvent aussi mettre en œuvre des procédures alternatives aux poursuites pour sanctionner une infraction et/ou réparer le préjudice, sans poursuivre devant une juridiction de jugement. C’est ce qu’on appelle la troisième voie, qui s’est développée ces dernières années.

C. R. : En quoi consistent ces procédures alternatives aux poursuites ?
Anne V. : Le procureur peut ainsi procéder à un rappel à la loi auprès de l’auteur d’une infraction ou lui demander de réaliser à ses frais un stage de sensibilisation en matière de circulation routière, d’usage de produits stupéfiants, etc. Il peut aussi lui demander de réparer le dommage résultant de son acte (par exemple la dégradation d’un mur d’une municipalité) ou faire procéder à une médiation entre lui et la victime, si cette dernière est d’accord. La médiation est une alternative peu pratiquée ; elle pourrait parfois être intéressante pour engager un travail de réparation.
En revanche, il y a eu une explosion d’autres alternatives. Le parquet recourt ainsi beaucoup à l’ordonnance pénale, notamment pour les délits mineurs au Code de la route. Dans ces cas, l’auteur de l’infraction reçoit par courrier une proposition de peine, en général une amende. S’il l’accepte, il n’y a aucune audience, sinon, il y a un jugement devant le tribunal. La composition pénale est aussi très employée par les procureurs lorsque la personne reconnaît les faits délictueux. Dans ce cas, le procureur propose, directement ou par l’intermédiaire d’un délégué[[Les délégués du procureur sont des citoyens mandatés par la justice pour appliquer les mesures alternatives aux poursuites pénales. Il peut s’agir de membres d’une association d’aide aux victimes, d’un travailleur social ou d’un policier à la retraite qui exerce cette mission dans une maison de justice et du droit.]], une sanction (une amende, un stage, l’immobilisation du véhicule pendant un certain temps, etc.). Si la personne accepte la mesure, la composition doit être validée par le président du tribunal. Mais ce magistrat peut le faire sans auditionner l’auteur des faits ni la victime.

C. R. : Tu veux dire que le développement des procédures accélérées, dont les procédures alternatives aux poursuites, modifie la manière de concevoir et de juger pénalement ?
Anne V. : Oui, dans la mesure où on constate que de plus en plus de décisions pénales sont rendues sans audience de jugement. Le renforcement du rôle des procureurs dans ces mesures prononcées hors jugement réduit la fonction des magistrats du siège (du juge d’instruction aux juges intervenant dans les instances de jugement)[[Or il faut souligner que les magistrats du siège bénéficient d’une plus grande indépendance statutaire que leurs homologues du parquet par rapport au pouvoir exécutif.]] ainsi que la place du débat public et contradictoire qui prévaut lors de l’audience de jugement.
Le développement des alternatives aux poursuites introduit aussi un nouveau rapport à la justice, avec une sorte de marchandisation de la peine. C’est encore plus manifeste avec la procédure de Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité (CRPC, sorte de « plaider coupable » introduit en 2004). La personne qui a reconnu les faits délictueux se présente avec son avocat devant le procureur. Après avoir rappelé l’acte commis et la sanction encourue, le procureur indique qu’il souhaite prendre en considération le fait que le prévenu n’a jamais commis de délit, qu’il travaille, etc. Le procureur propose alors une peine atténuée par rapport au maximum encouru, mais le prévenu est libre d’accepter ou de refuser. S’il accepte, la proposition doit être homologuée par un juge du tribunal correctionnel. On est bien là dans une justice plus marchande, où le procureur propose… et l’auteur de l’infraction accepte ou non la peine.

C. R. : Est-ce que ce n’est pas une multiplication des trajectoires pénales possibles qui se met aussi en place ?
Anne V. : Oui, le procureur peut orienter les prévenus vers différents types de sanctions alternatives aux poursuites qui se sont développées, pour réparer le préjudice et impliquer la personne dans cette réparation, ou faire prendre conscience des dangers engendrés par leur conduite sur la route par exemple. Il peut aussi décider de poursuivre, demander l’ouverture d’une instruction ou renvoyer devant un tribunal qui jugera de manière plus ou moins rapide selon la procédure choisie. Toutes ces possibilités permettent de ne pas avoir une réponse uniformisée, mais justement de mieux individualiser les réponses pénales apportées, de prendre en compte chaque contexte délictuel et la situation propre à chaque prévenu et victime.

C. R. : Sur quelle base se fonde le parquet pour poursuivre ou non, pour choisir une procédure accélérée ou plus longue ?
Anne V. : Cela dépend tout d’abord de la gravité de l’acte commis et de la certitude de la responsabilité de l’auteur. Seules les infractions mineures, contraventions et délits passibles de moins de deux à cinq ans d’emprisonnement, et pour lesquelles la responsabilité de l’auteur est établie, peuvent faire l’objet d’une mesure alternative aux poursuites[[ Il existe d’autres exclusions, notamment quand l’auteur est un mineur ou qu’il s’agit d’infractions politiques ou de presse. Cf. Articles 41.1 et s. du Code de procédure pénale.]]. Le procureur opère ensuite son choix en fonction de la « personnalité de l’auteur ». L’auteur est-il primo-délinquant ou récidiviste ? Reconnaît-il sa responsabilité ou est-il dans le déni ? Travaille-t-il, a-t-il une famille ? Cette analyse doit permettre au magistrat de déterminer si des alternatives à la poursuite seront plus ou moins utiles que des poursuites et un jugement pour faire cesser le trouble résultant de l’infraction, réparer le dommage, aider à la réinsertion de l’auteur et éviter la récidive. Si le prévenu travaille et n’a jusque-là commis aucun délit, il aura plus de chance de se voir proposer une alternative aux poursuites qu’une personne plusieurs fois condamnée pour des petits actes délictuels et sans travail.

C. R. : La notion d’infraction mineure est large… Le degré de gravité d’une « petite » infraction apparaît ainsi différemment évalué par le parquet en fonction de la situation socio-professionnelle de son auteur ?
Anne V : C’est une question ancienne pour la justice, mais qui se renforce avec le développement des options de poursuite offertes aux parquets. Il faut d’un côté pouvoir individualiser les mesures pénales. Mais d’un autre, l’appréciation de la gravité d’un acte est très corrélée au degré d’insertion sociale, professionnelle, familiale de l’auteur de l’infraction et de son rapport au respect de la loi.
Je vais prendre un exemple. Au cours d’une soirée alcoolisée, un jeune homme profère une insulte contre un autre. Le jeune injurié riposte en le frappant violemment. Il se retrouve devant le procureur pour violences graves. En l’espèce, on pourrait considérer qu’il ne s’agit pas d’une infraction mineure. L’auteur des violences a par ailleurs déjà été condamné pour d’autres infractions, notamment pour conduite en état d’ivresse. Pourtant, le procureur propose une alternative aux poursuites (une CRPC). Il fait ici prévaloir la bonne position sociale de l’auteur et l’expression de son regret, là où des personnes moins favorisées auraient plus sûrement été poursuivies pour une infraction d’une telle gravité.

C. R. : Cela pose la question d’une justice à deux vitesses dans les orientations du procureur. Justement, poursuivons le cheminement pénal. Si le magistrat décide de poursuivre, il peut choisir entre un mode de jugement accéléré ou plus long. Peux-tu nous expliquer ces différents choix de poursuite ?
Anne V. : Pour les délits passibles d’au moins 6 mois d’emprisonnement, qui sont en état d’être jugés et pour lesquels les charges sont suffisamment établies, le procureur peut recourir à la comparution immédiate, c’est-à-dire à une procédure accélérée. Dans les autres cas, au niveau délictuel, le procureur peut choisir d’autres voies de procédure plus ou moins longues[[Par exemple la citation directe qui est délivrée au prévenu par un acte d’huissier dix jours au moins avant la date de l’audience du tribunal correctionnel ou la convocation par officier de police judiciaire (l’officier de police judiciaire notifie ici directement la date de l’audience au prévenu). Le procureur peut également demander une enquête préliminaire si l’affaire ne peut être jugée en l’état.]]. Pour m’en tenir aux comparutions immédiates, ce sont des modes de poursuite très utilisés pour les petits trafics de stupéfiants ou les vols, ainsi que pour les violences conjugales. La comparution immédiate vise plutôt un public qui a déjà des antécédents pénaux.

Le procureur est soumis à une forte pression. Il est responsable de la gestion des flux et il est donc amené à privilégier les voies de procédure les plus rapides. Les audiences en comparution immédiate sont chargées à bloc, ce qui met alors la pression sur les juges et les greffiers lors des audiences. Certains de ces magistrats jugent très vite, au risque de passer très peu de temps pour comprendre la situation. D’autres prennent le temps, avec des audiences qui se prolongent tard dans la nuit, à une heure où personne n’a plus les yeux en face des trous pour pouvoir juger correctement.

C. R. : Comment cela se passe pour le prévenu, la comparution immédiate ?
Anne V. : A l’issue de la garde à vue, le policier appelle le procureur. Si ce dernier choisit la comparution immédiate, cela va très vite. Le prévenu comparaît le jour même devant le tribunal. Il est accompagné d’un avocat, souvent celui de permanence, et le juge lui demande s’il accepte d’être immédiatement jugé.

C. R. : Que décident les prévenus ?
Anne V. : Très souvent, ils acceptent d’être jugés en comparution immédiate. Mais ce n’est pas vraiment un choix car si le jugement est reporté, avec un délai de deux à six semaines, le prévenu a de fortes chances de devoir attendre en détention provisoire. C’est long par rapport à la peine encourue. Et puis, le prévenu vient juste de sortir de la garde à vue, qui constitue souvent un choc. Certains pleurent ou refusent de répondre aux questions.

C. R. : D’après ce que tu décris, ce type de jugement accéléré ne permet pas un jugement serein, avec pourtant des conséquences lourdes en termes de sanction, et peut-être d’aggravation des peines ?
Anne V. : Je ne crois pas que les peines prononcées en comparution immédiate soient plus lourdes que lors d’un jugement reporté dans le temps. Mais les comparutions immédiates, avec des audiences surchargées, ressemblent un peu à la cour des miracles. Les juges n’ont pas toujours le temps de voir le dossier avant l’audience, qui intervient souvent juste après la garde à la vue.
Les greffiers doivent prendre les notes d’audience. Mais en même temps, si le juge ne le fait pas, ils doivent expliquer au prévenu la sanction et ce qui va se passer. Par exemple, une personne est condamnée à trois mois de prison avec sursis avec mise à l’épreuve, mais elle ne comprend pas ce que cela veut dire. Elle demande « Mais je vais en prison, là ? » Si le magistrat n’explique pas, c’est au greffier de le faire : « non, là, vous allez avoir un rendez-vous avec le juge d’application des peines… » La personne est soulagée, mais il faut bien expliquer qu’elle doit se rendre au rendez-vous pour ne pas voir son sursis tomber. Le greffier doit aussi donner au condamné la date de ce rendez-vous avec le juge d’application des peines au moment de l’audience. Et certains magistrats, pendant ce temps-là, sont déjà passés à l’affaire suivante ! La justice pénale représente un enjeu considérable en termes de liberté individuelle. Or il me semble qu’on ne lui accorde pas dans la pratique l’importance qu’elle devrait avoir, tant dans les procédures accélérées de jugement que de manière plus générale.

C. R. : Que veux-tu dire par là ?
Anne V. : Prenons deux personnes condamnées, l’une pour trafic de stups, l’autre pour un délit financier. La première est jugée en comparution immédiate, donc en procédure accélérée. C’est le greffier et non le juge qui rédige le jugement avec une motivation limitée à quelques mots : « eu égard à la personnalité de l’auteur et à la gravité des faits ». Pour la personne condamnée pour un délit financier, les trois juges du tribunal correctionnel se réunissent pour rédiger le jugement, avec une motivation de trois pages ! Égalité de traitement ? De manière plus générale, le pénal, en dehors de l’instruction, est souvent dévalorisé dans la magistrature, et par conséquent dans les moyens alloués. La justice ne doit pas marcher comme une tortue malade dans certains cas et courir comme un lièvre pour d’autres[[ En référence au récit d’Amadou Hampaté Bâ, Oui mon commandant, Actes Sud, 1994.]]. Il faut pouvoir prendre le temps de comprendre, de trouver la meilleure option, d’expliquer, en prenant en compte chaque situation individuelle… si on souhaite que juger ait un sens pour le prévenu, la victime et la société.

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