Publié le 08/06/2017
Bénédicte Brunet
Comité de rédaction
Depuis la fin des années 1990 (ordonnances Juppé de 1996), l’hôpital est au cœur du courant visant à réformer le secteur public selon le modèle du privé.
Deux plans successifs de restructuration de l’hôpital, le Plan hôpital 2007 puis la Loi HPST, visent à le rendre économiquement plus rentable, moderniser l’offre de soin, en rénovant le parc immobilier des hôpitaux et des cliniques … et en rapprochant les modes de financement et de gestion des secteurs public et privé.
La tarification à l’activité
Fin 2002, le ministre de la santé J.-F. Mattei lance le Plan hôpital 2007. Dès 2004, le financement de l’hôpital par dotation globale doit laisser la place à un financement lié à son activité : c’est la tarification à l’activité, ou : T2A (cf. encadré). Malgré tout, on conserve le cadre contraint de l’enveloppe allouée annuellement à l’ensemble des établissements de santé. Ce mode de financement promeut la responsabilisation des agents de soins, qui doivent faire la preuve de leur performance. Il valorise la mise en concurrence de ces acteurs, incités à se comparer plus qu’à coopérer. Il est surtout une incitation à l’accroissement de la productivité dans les soins, avec le risque d’une baisse de leur qualité ou d’une sélection des malades.
Création des pôles d’activité
Dans la même logique, le plan hôpital 2007 puis la loi HPST (hôpital, patients, santé et territoire) du 21 juillet 2009 ont réformé l’organisation des établissements, avec une nouvelle gouvernance censée assouplir leur fonctionnement et responsabiliser le personnel médical (c’est-à-dire, encore une fois, l’engager à faire mieux avec moins). Les services ont alors été regroupés en pôles d’activité. Les chefs de pôles signent un contrat avec la direction par lequel sont fixés les objectifs (d’activité, budgétaire, de qualité et sécurité des soins) et les moyens du pôle, assortis d’indicateurs de résultats. Chaque pôle se trouve intéressé à l’évaluation des résultats pour l’attribution de ses moyens.
Une agence pour accompagner les réformes : audits et critère d’efficience ?
Pour insuffler ce nouveau management hospitalier et limiter les résistances au changement (selon la novlangue gestionnaire), une Mission Nationale d’expertise et d’audit hospitaliers (MEAH) a été créée puis intégrée en 2009 dans l’Agence Nationale d’Appui à la Performance des établissements (ANAP). Cette agence évalue et compare les hôpitaux sur leurs pratiques de gestion et d’organisation des soins en fonction de critères d’efficience.
Ce critère économique se distingue de l’efficacité (estimée en fonction du résultat obtenu, indépendamment des ressources mobilisées). Un service de soins qui a recouru à de nombreux actes pour diagnostiquer et soigner une maladie rare chez un patient peut être considéré comme efficace mais peu efficient. A l’inverse, un service qui a pratiqué peu d’actes et a renvoyé rapidement un patient chez lui, même si celui-ci a dû ensuite recourir à d’autres praticiens parce que sa santé s’est dégradée, peut être considéré comme efficient mais peu efficace.
Efficience, qualité et égal accès aux soins ? Enquêtes sociologiques sur la réforme à l’hôpital[[1 – Parmi les nombreux articles et ouvrages consacrés au NPM hospitalier, F. Pierru, Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la politique hospitalière, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2012/4, disponible sur www.cairn.info]]
Mais comment tout d’abord définir l’efficience d’un service de soins ? L’efficience s’assimile à la productivité, c’est-à-dire à faire mieux avec moins, notamment pour une même personne en moins de temps. Les critères d’efficience retenus pour évaluer les actions publiques sont dès lors souvent liés à la vitesse, à la rapidité de réaction de l’acteur public face à la demande du consommateur-contribuable. Ainsi l’efficience des services d’urgence a-t-elle été principalement évaluée par la MEAH en fonction du temps de passage aux urgences : plus le délai est réduit, plus le service est considéré comme efficient[[2 – N. Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, Paris, La Découverte, 2010.]]. Le même constat peut être fait dans le choix des critères d’efficience retenus pour d’autres services publics (exemple : délai d’intervention de la police, délai de gestion du flux des affaires pour un procureur, nombre d’articles publiés par les chercheurs, impliquant une compression du temps pour les rédiger, etc.). Mais ce temps de l’intervention publique informe peu sur sa qualité.
Certes d’autres critères sont définis pour estimer l’efficience (exemple : satisfaction des usagers, reconnaissance scientifique des articles publiés en matière de recherche), mais il n’en demeure pas moins que la mesure du temps consacré à l’action publique est souvent déterminante dans l’évaluation[[3 – La lecture de la page du site de l’ANAP consacrée à « évaluer et analyser la performance d’un service d’urgences » permet de prendre conscience de la prévalence de l’indicateur « temps de passage aux urgences » dans l’outil d’analyses des urgences employé par l’ANAP.]].
Par ailleurs, le mauvais positionnement d’un service public, tel que les urgences, par rapport à ce critère majeur d’efficience (le temps de passage aux urgences) ne s’explique pour l’agence que par un seul élément : sa mauvaise organisation. Le service est donc invité à se restructurer conformément aux bonnes pratiques recensées et diffusées par l’agence. Ce processus provoque donc une relative standardisation des modes d’organisation des services d’urgences, comme la mise en place d’un coordinateur de flux, chargé de faire un tri pour orienter les patients vers des circuits différents selon le niveau de gravité du patient. Surtout, le mode de raisonnement suivi par l’agence pose question. En effet, d’autres déterminants que l’organisation d’un service peuvent expliquer la variabilité du temps de passage selon les services d’urgences, qu’ils soient liés à l’environnement socio-économique d’un hôpital (la densité médicale autour de l’établissement, le niveau de vie des patients et le degré de gravité des motifs de consultation, etc.) ou au niveau des moyens humains disponibles et aux décisions des pouvoirs publics (fermeture de lits, restriction budgétaire). Mais ces déterminants qui mettent en évidence les inégalités entre les services d’urgences sont évacués au profit de l’argument technique et uniforme du manque d’organisation des circuits pour les patients aux urgences.
Avec le NPM, il s’agit d’engager les soignants dans une démarche volontaire et participative de transformation, à travers des procédures d’auto-évaluation puis de négociation des réorganisations après l’audit. Cet objectif de qualité ne peut être que partagé par les agents publics soucieux d’améliorer leurs pratiques. Mais en étant principalement orientée vers l’accroissement du rendement des soignants, cette démarche dite de qualité paraît paradoxalement peu sensible à la dimension qualitative des soins. « D’après les statistiques collectées par la MEAH dans cinq établissements audités, il apparaît que, si le temps de passage a été réduit dans trois cas sur cinq, c’est surtout et dans tous les cas le nombre de consultations par équivalent temps plein qui a augmenté »[[4 – I. Bruno, E. Didier, Benchmarking…, op. cit., p. 171.]], c’est-à-dire la productivité des soignants amenés à réduire le temps consacré à chaque consultation. Ce processus impacte le niveau de stress des soignants et leur état de santé. Il peut aussi avoir des effets contre-productifs en matière de qualité et d’égalité dans les soins. En effet, le sociologue N. Belorgey a mis en évidence une corrélation entre la baisse du temps de passage aux urgences et la hausse du taux de retour dans le service, notamment pour les patients socialement moins à même de négocier leur prise en charge auprès du soignant chargé de l’accueil et de l’orientation à l’entrée des urgences[[5 – N. Belorgey, L’hôpital sous pression, op. cit. ; « Réduire le temps d’attente et de passage aux urgences. Une entreprise de « réforme » d’un service public et ses effets sociaux. »]].
Si la santé constitue une question médico-économique, devant prendre en compte le coût des soins et les activités médicales réalisées, elle ne peut se résumer à cela. Elle est avant tout un enjeu politique qui doit être soumis au débat démocratique. Quel niveau de santé souhaitons-nous maintenir et améliorer pour la population ? Comment pouvons-nous garantir un égal accès de chacun aux soins, quel que soit le lieu où il se trouve et sa situation socio-économique ? Quel sens donner à l’acte soignant ?… Réformer le système de santé supposerait de poser clairement toutes ces questions, de les mettre en débat, au lieu de se parer d’arguments d’efficience, de performance pour imposer des choix comptables.