Publié le 20/10/2016
A Saillans, une commune de 1 220 habitants au cœur de la Drôme, une liste citoyenne réalise une petite révolution aux élections municipales de 2014. « C’est à vous de construire le projet et la gouvernance municipales », suggèrent en 2013 quelques Saillanson(ne)s à leurs voisins. Commissions participatives dans lesquelles ce sont les habitants qui proposent les projets pour la ville, groupes d’habitants et d’élus pour mettre en œuvre ces projets, et veille démocratique dans la municipalité par un conseil de sages, tels sont quelques principes de fonctionnement qui ont été adoptés dans le projet et mis en œuvre après les élections. D’autres équipes municipales, à Grenoble ou Kingersheim par exemple, s’engagent dans une volonté de refonder la démocratie, tandis que se multiplient les mouvements appelant les citoyens à se réapproprier l’action et l’espace publics (Les Indignés, Nuits Debout…). Le réengagement citoyen permet-il de repenser la démocratie ? Ce dossier aborde quelques expériences menées pour permettre à chaque citoyen de participer au débat et à la décision politiques au-delà de son vote.
La démocratie au-delà du vote ?
La démocratie représentative s’est en effet imposée depuis les révolutions européennes et américaine des XVIIème et XVIIIème siècles comme la forme démocratique par excellence en Occident. Elle a marqué une rupture avec le monopole du pouvoir et sa transmission héréditaire. La légitimité politique procède désormais du choix des citoyens par l’élection, en considérant que les individus ne sont obligés que par ce qu’ils ont consenti. Les luttes démocratiques menées aux XIXème et XXème siècles se sont alors focalisées sur l’élargissement de la communauté des citoyens appelés à choisir leurs représentants politiques, donc sur le suffrage universel[[1 – Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992.]], renvoyant au second plan la question de l’égalité entre les citoyens dans l’exercice du pouvoir. La consécration de la démocratie représentative s’est certes accompagnée de la publicité des débats et des délibérations des assemblées d’élus, donc de leur connaissance par les citoyens qui peuvent en juger. Elle garantit aussi le droit des gouvernés à exprimer librement leurs opinions politiques en dehors du vote (pétitions, manifestations, etc.), et à influencer ainsi les décisions des gouvernants. Il n’en demeure pas moins que si la démocratie représentative assure l’égalité entre les citoyens pour conférer le pouvoir, son fonctionnement ne garantit pas l’égalité pour participer au débat et à la délibération publiques.
Ce système de la représentation, par lequel les citoyens élisent périodiquement des personnes qui délibèrent sur les affaires de la cité sans être liés par leurs engagements à leurs électeurs, ni être obligés de rendre des comptes pendant leur mandat, n’a par ailleurs pas toujours été considéré comme l’essence de la démocratie[[2 – Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, Champs/essais, 2012 (1re éd. 1995).]].
Rousseau dépeignait le régime anglais comme une servitude ponctuée de brefs instants de liberté. Montesquieu et Aristote considéraient que l’élection participe d’un régime oligarchique car elle conduit à choisir des élites et non des égaux, tandis que le tirage au sort participe d’un système démocratique. La démocratie athénienne qui alliait démocratie directe (assemblée des citoyens) et délégation de fonctions publiques à des magistrats[[3 – Les fonctions publiques étaient confiées à des magistrats pour partie tirés au sort parmi des volontaires, pour partie élus. Il existait des possibilités de révocation de ces magistrats en cours de mandat ainsi que des interdictions de cumul et de renouvellement des magistratures.]] était dominée par le principe que tout citoyen doit pouvoir occuper tour à tour la position de gouverné et de gouvernant (obéir et commander). Pour ouvrir ce dossier, J.-C. Boutemy nous invite ainsi à penser l’histoire de la démocratie comme une aventure jamais achevée, comme une histoire ouverte sur les combats futurs.
De nouveaux espaces pour la démocratie
Il est courant de parler de la crise de la démocratie représentative. Les citoyens se reconnaissent de moins en moins dans les partis de masse qui ont dominé l’espace politique depuis la fin du XIXème siècle. L’importance de l’abstention, l’orientation croissante des votes vers des partis d’extrême-droite et de nouvelles formations (par exemple en Autriche) mais aussi l’émergence de mouvements « citoyens » (les nombreuses Nuits Debout à Paris ou en province peuvent-elles en être ?) et d’appels à des débats citoyens (par exemple pour les primaires en France). Les combats démocratiques s’engagent au niveau où se débattent et s’expriment les opinions politiques entre citoyens indépendamment des élections, au niveau de ce droit d’expression garanti par notre démocratie. Comme le souligne Jacqueline Le Bretton-Labrousse, la transformation démocratique passe par cet engagement citoyen au-delà du vote. Créer les espaces de débat citoyen est essentiel pour permettre l’échange des idées, la prise de conscience des identités de vues, la formation d’un acteur collectif et sa capacité d’agir. Les outils numériques participent de cette construction pour renouveler la démocratie (Jacqueline Louiche, Un souffle numérique pour la démocratie), ainsi que les associations continuent de le faire.
Partager le pouvoir dans les associations et les villes
Nous avons alors enquêté pour savoir comment les associations qui militent pour la transformation démocratique expérimentent elles-mêmes de nouvelles formes d’organisation du débat et de délibération entre leurs membres à travers les exemples d’ATTAC et des Colibris. C’est aussi au niveau de la politique locale, la plus proche du citoyen, que se sont développées depuis plus de 30 ans les principales innovations démocratiques malgré le galvaudage de la notion de « participation » citoyenne. À travers l’exemple de Grenoble Michèle Le Bars souligne combien le renouvellement de la démocratie municipale peut être foisonnant, mais aussi un processus long et difficile. Il implique de profonds changements pour les élus dans leur manière d’exercer le pouvoir et pour les citoyens dans leur manière de se concevoir comme acteur et non pas consommateur de politique. Pourquoi m’engager dans ma commune, pour faire quoi et avec quels impacts par rapport aux décisions municipales, telles ont été justement les questions qui ont donné lieu à un cycle de conférences sans experts, de débats entre citoyens et élus dans une ville de région parisienne pour commencer à construire les projets de la ville à partir et avec les habitants (Débattre sans experts ou être ensemble les experts de notre ville : les conférences populaires à Vauréal).
Miser sur l’intelligence commune des citoyens dans les choix publics
Comme le soulignent ensemble un philosophe et un sociologue, « ce qui fait la qualité de la délibération dans une assemblée, c’est moins l’expertise de chacun des participants que la mise en commun de l’expérience par la masse des non-experts, c’est-à-dire de ceux qui, pris individuellement, sont “incompétents”[[4 – Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016, p. 228.]]. En effet, l’une des critiques formulées contre notre système démocratique est que les décisions publiques tendent de plus en plus à être prises en dehors des assemblées, même élues, en faisant appel à des experts non élus. La décision se fabrique donc sans débat. Elle échappe à la collégialité et à la transparence, à la connaissance et au contrôle des citoyens. Cette gouvernance « réduit la vie publique au management ou à l’administration en éliminant la politique, le conflit et la délibération sur les valeurs communes ou les fins », comme l’a montré le processus de décision opaque de l’Eurogroupe pour décider du sort de la Grèce[[5 – Ibid., pp. 129-130.]]. Odile Boutemy nous présente les propositions de Jacques Testard pour s’appuyer sur l’intelligence collective de citoyens plutôt que sur des experts non élus dans l’élaboration des choix politiques fondamentaux (L’humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun ?). Certains pays, telle l’Islande, ont aussi fait le choix de faire appel aux citoyens ordinaires pour construire leur constitution, qui a été ensuite massivement approuvée par référendum (L’odyssée de la constitution 2.0 de l’Islande).
Cette intelligence collective peut aussi s’exercer au niveau international, comme le montre l’article concernant le débat citoyen planétaire sur le climat et l’énergie qui a eu lien en amont de la COP 21. Si la possibilité pour les citoyens d’agir au niveau européen a été ouverte par l’initiative citoyenne européenne, beaucoup reste encore à faire pour rendre effectif le débat citoyen dans l’Union; comme le rappelle Nicole Vaucheret (L’initiative citoyenne européenne : un rôle à renforcer, des règles à simplifier).
Ce dossier n’a pas exploré toutes les pratiques du renouvellement de la démocratie, mais notre objectif n’était pas d’être exhaustif. Il s’agissait surtout de nous permettre de participer à repenser le débat démocratique autour de nous, dans les associations où nous sommes, dans notre ville, dans les choix politiques à venir, comme y engagent l’Atelier Politique du mouvement et le Pacte civique pour 2017 (Le Pacte civique met le cap sur 2017).