Publié le 10/01/2012
Par Bruno Gizard, Ancien Secrétaire Général Adjoint de l’Autorité des Marchés Financiers
Le communiqué publié à l’issue de la réunion des Ministres de l’agriculture du G 20, tenue à Paris les 22 et 23 juin 2011 déclare (§ 52) : « Nous reconnaissons que des marchés financiers agricoles régulés de façon appropriée et transparents sont effectivement essentiels au bon fonctionnement des marchés physiques. Ces marchés (…) permettent aux acteurs du marché de se couvrir en fonction de leur exposition au risque de prix ».
Si les Ministres de l’agriculture ont jugé nécessaire d’affirmer la légitimité des marchés financiers agricoles, sous réserve qu’ils soient convenablement régulés et transparents, c’est que cela n’allait pas de soi. On a pu en effet considérer que leur développement rapide au cours des dernières années a contribué à la déstabilisation des marchés physiques en amplifiant la volatilité des prix agricoles. Et transparence comme régulation laissent encore à désirer.
Nous allons évoquer les risques que présentent ces marchés et les mesures susceptibles d’en limiter les méfaits. Au préalable, il est nécessaire de rappeler leur utilité première en décrivant leur mode de fonctionnement.
Lorsqu’on parle de « marché financier agricole », on évoque un marché où l’on ne va pas négocier le produit agricole lui-même, mais un « contrat financier » – dit aussi : « produit dérivé » – conçu en référence à un produit agricole donné – dit aussi « sous-jacent ». Le contrat financier est un contrat « à terme », l’échéance étant prédéterminée, et porte sur une quantité convenue de lots, chaque lot représentant une certaine quantité du produit agricole en question. Par exemple, le marché financier européen du blé permet, le 12 juillet 2011, d’acheter ou de vendre des lots de 50 tonnes pour l’une des huit échéances possibles : fin août ou fin novembre 2011, fin janvier, mars, juin, août, novembre 2012, fin janvier 2013. La négociation entre acheteurs et vendeurs va porter sur le prix de la transaction pour l’échéance choisie, par exemple 220 € la tonne pour l’échéance de novembre 2011 (alors même que ce 12 juillet, la tonne de blé se négocie sur le marché physique à 200 € la tonne). Ainsi, dans cet exemple, le marché anticipe que d’ici fin novembre, le prix de la tonne de blé va atteindre ce niveau de 220 € – sans quoi aucun acheteur ne voudrait convenir d’un tel montant, il n’aurait rien à y gagner. Quant au vendeur, il ne profitera donc pas d’une éventuelle hausse de prix au-delà de 220 €, mais sera aussi protégé si les cours sont plus bas.
Plus on se rapproche de l’échéance, plus les prix sur le marché physique (comptant) et sur le marché financier (à terme) convergent, puisque le facteur temps rendant aléatoire le prix du terme disparaît.
Les premiers marchés à terme sur produits agricoles ont pris leur essor au XIXème siècle à Chicago, avec comme finalité – et c’est là leur fonction première – de permettre aux producteurs comme aux acheteurs de se prémunir contre une évolution défavorable des prix.
Longtemps, en Europe, l’organisation des marchés agricoles et en particulier la Politique Agricole Commune, ont encadré les prix. De ce fait, il n’était pas nécessaire de recourir à de telles techniques de couverture de risques. Il n’en va plus de même aujourd’hui – et ceci explique, pour une large part, le développement très rapide du marché financier agricole, de ce côté-ci de l’Atlantique. Pour l’essentiel, ce marché est géré sur les places de Paris et de Londres par une filiale (Nyse-Liffe), de l’entreprise de marché américano-européenne Nyse-Euronext. Celle-ci gère, par ailleurs, les Bourses de valeurs mobilières de New-York, de Paris, d’Amsterdam, etc. Sur ce marché européen, se traitent aujourd’hui des contrats sur le blé, le maïs, le sucre, l’orge, le cacao, le colza, le café ainsi que… le lait en poudre.
Le produit traité est standardisé, c’est-à-dire qu’il répond à des spécifications précises en termes de qualité. Pour que le produit traité sur le marché financier puisse servir de référence et de couverture pour les transactions physiques, il convient donc que le produit en cause soit effectivement standardisable, autrement dit qu’il n’y ait pas un nombre de variétés tel que le contrat traité sur le marché financier soit sans lien, donc sans utilité, avec les transactions sur le produit physique ; ceci explique, par exemple qu’il n’existe pratiquement pas de marché financier sur le riz puisque l’on trouve de par le monde plus de 100 000 variétés de cette céréale de base !
Comment le marché financier va-t-il répondre à sa finalité d’instrument de couverture ?
Reprenons notre exemple : le producteur et l’acheteur décident, le 12 juillet, de négocier 1 000 tonnes de blé à livrer fin novembre ; ils conviennent que le prix de la livraison physique, fin novembre, sera celui qui sera alors constaté sur le marché. Comme précédemment indiqué, à fin novembre, le prix sur le marché financier à cette échéance aura convergé avec le prix du physique. Cependant, producteur et acheteur entendent se prémunir contre une évolution des prix qui leur serait défavorable. Ils souhaitent l’un et l’autre que la transaction finale leur revienne bien à 220 € la tonne ; si c’était davantage ce serait au bénéfice du producteur, au détriment de l’acheteur et vice versa si le prix était finalement inférieur à 220 €.
Pour se couvrir, le producteur va alors vendre ce 12 juillet sur le marché financier 20 lots de 50 tonnes chacun, échéance novembre, à 220 €.
L’acheteur, de son côté, va faire l’opération symétrique et acheter 20 lots pour la même échéance et au même prix.
Arrive l’échéance de fin novembre. Supposons qu’à cette date, la tonne de blé se négocie en définitive à 240 €. Comme l’entend l’accord, c’est donc 240 € la tonne (soit 20 € de plus que le prix convenu en juillet) que paie finalement l’acheteur et que reçoit le vendeur au titre des 1 000 tonnes de blé à livrer – physiquement ! – à ce moment.
Le producteur et l’acheteur vont alors dénouer leur position sur le marché financier. Ils procèdent alors, chacun, à une opération inverse de leur opération initiale :
– Le producteur (qui avait vendu le 12 juillet à 220 €) rachète fin novembre à 240 € la tonne 20 lots de 50 tonnes. Ainsi, il perd 20 € par tonne sur le marché financier, ce qui annule le profit réalisé en ayant vendu à 240 € sur le marché physique ce qu’il avait prévu de vendre à 220 € ; en définitive, il aura reçu 220 €, mais pas plus.
– L’acheteur (qui avait acheté le 12 juillet à 220 €) revend à 240 € ; il gagne 20 € par tonne, ce qui compense la perte due au fait qu’il a dû acheter à 240 € ce qu’il avait prévu de payer 220 € ; il aura payé 220 €, et pas plus.
L’objectif est donc atteint : en dépit de l’évolution des prix, grâce à cet ensemble d’opérations réalisées sur le marché financier, l’opération s’est bien effectuée au prix souhaité le 12 juillet, c’est-à-dire à 220 €.
Si le marché avait évolué en sens contraire pour s’établir fin novembre à 200 €, le résultat aurait été symétrique : ce que le producteur aurait perdu sur la vente physique aurait été compensé par son gain sur le marché financier et inversement pour l’acheteur.
Ces contrats « à terme » permettent donc aux producteurs de se protéger d’un effondrement des cours – et aux acheteurs de se prémunir contre une envolée. On le voit : le marché financier est ainsi avant tout destiné à s’immuniser contre une évolution défavorable des prix. A ce titre, il est sans doute irremplaçable, sauf à imaginer un mécanisme d’assurance qui serait certainement plus onéreux.
Mais ce marché ne met pas simplement en présence des acteurs venant y chercher une couverture. Depuis l’origine – et le phénomène s’amplifie – une autre famille d’intervenants y est présente, dont le seul objectif consiste, en prenant des risques, à tirer profit des opportunités qu’offrent les produits financiers sur matières premières, que ces matières premières soient des produits agricoles, du pétrole, du cuivre ou autres. Pour ces intervenants, le but n’est pas d’acquérir ou de céder des denrées physiques en se prémunissant contre les risques d’évolution des prix. Il s’agit d’un actif financier comme un autre, comparable à ce titre aux actions ou aux obligations.
Ces intervenants « financiers purs » ont leur utilité : ils contribuent à rendre ces marchés liquides, en assurant une contrepartie aux ordres des intervenants utilisant ces marchés à titre de couverture. S’ils sont de plus en plus nombreux à venir sur ces marchés, cela tient notamment au fait que depuis plusieurs années, les lieux d’investissement traditionnels que sont les marchés de valeurs mobilières n’offrent plus guère de perspectives favorables, alors même que les liquidités en quête d’emploi abondent. D’après le régulateur américain, les financiers purs représentent aujourd’hui plus de 80% des engagements pris sur le marché à terme du blé aux USA. Le chiffre correspondant n’est pas encore connu pour le marché européen, mais il est sûr que la part des financiers ne cesse de croître, et n’est pas étrangère au fait que le volume moyen quotidien des lots traités sur le marché Nyse-Liffe est passé de 18 000 tonnes en 2000 à 47 000 en 2009. Or, parallèlement à ce développement des marchés financiers agricoles, deux séries de phénomènes aux conséquences sociales lourdes affectaient les marchés physiques : d’une part, une tendance marquée à la hausse des prix de nombreux produits de base, tels que blé, maïs et autres céréales ; d’autre part, à l’intérieur de cette tendance générale, de très brutales variations de prix à la hausse comme à la baisse – autrement dit, une volatilité d’une amplitude rarement atteinte.
Que les prix des produits agricoles soient orientés à la hausse, voilà qui n’est pas pour surprendre si l’on songe à la croissance démographique, aux changements des habitudes alimentaires dans les pays émergents et de l’utilisation croissante de certaines céréales pour la fabrication des biocarburants ( la production de bioéthanol a triplé entre 2000 et 2008) tandis que la production agricole, en dépit des progrès de toutes natures, n’a pu répondre à la croissance correspondante de la demande ; il s’agit là, de l’avis des experts, d’une tendance lourde puisque pour répondre aux besoins des 9 milliards d’habitants qui peupleront la terre en 2050, il faudrait être en mesure d’accroître la production agricole mondiale de 70%.
Que les prix des produits agricoles soient volatils, ce n’est pas non plus une surprise : le lien avec les données climatiques a toujours eu pour effet de donner aux prix des produits agricoles une allure sinusoïdale. Pourtant cette volatilité atteint aujourd’hui une amplitude particulièrement forte. Ainsi, selon la FAO, le prix des céréales a enregistré au cours des 3 premiers mois de 2008 une hausse de 87% par rapport à la même période de 2007 avant de redescendre en 2009 ; le prix du blé à Paris qui s’établissait à 130 € la tonne début janvier 2010, atteignait 230 € en juin 2011. Du coup, la question qui vient spontanément à l’esprit est celle de savoir si le développement des marchés financiers et la présence grandissante sur ces marchés de « financiers purs » ne sont pas à tout le moins l’une des causes majeures de l’accroissement de la volatilité. Sur ce dernier point, les avis sont partagés, et il apparaît bien difficile de démontrer un lien de causalité entre la volatilité des cours des produits agricoles et la croissance des marchés de leurs dérivés financiers. D’autres facteurs peuvent jouer, et un exemple flagrant en a été fourni en août 2010 lorsque Poutine décida de mettre subitement l’embargo sur les exportations de blé, ce qui n’a pas manqué de provoquer une flambée brutale des cours.
Aussi apparaît-il nécessaire non pas de supprimer les marchés à terme mais de s’attacher à mieux réguler à la fois le marché financier et le marché physique.
La régulation du marché financier peut et doit être améliorée :
– Il conviendrait d’obliger ceux qui achètent ou vendent, à déclarer s’ils le font pour couvrir un risque sur le marché physique ou à titre de financiers purs ; ceci permettrait de limiter en tant que de besoin les positions prises par ces derniers.
– Comme il en va sur le marché des valeurs mobilières, il faudrait faire la chasse à ceux qui se livrent à des activités s’apparentant à des opérations d’initiés ou de manipulation de cours.
La régulation du marché physique, sans doute plus difficile à mettre en œuvre tant les intérêts des acteurs et des Etats peuvent diverger, passe notamment par une meilleure connaissance des stocks existants et une meilleure coordination des politiques en cas d’événements climatiques défavorables.
En fin de compte, l’objectif doit être d’assurer une meilleure gestion croisée des deux segments de marché – physique et financier – dont on a vu la complémentarité.
Assurément, la tâche est d’envergure mais l’enjeu social justifie amplement les efforts requis pour la mener à bien.