« Le socialisme d’aujourd’hui, un éco-socialisme démocratique… »

Publié le 24/06/2008

Par Patrick Viveret, propos recueillis par François Leclercq


Pour toi, qu’est-ce que le socialisme aujourd’hui ?

Le socialisme pour moi aujourd’hui, c’est un éco-socialisme démocratique. C’est-à-dire qui à la fois lie clairement la question de l’urgence écologique et la question de l’urgence sociale dont on voit de plus en plus qu’ils sont inséparables et qui pose la question de la gouvernance démocratique à toutes les échelles de territoire. Et y compris à l’échelle planétaire puisque c’est là que les enjeux fondamentaux pour l’avenir de la collectivité humaine se jouent.

Sur l’appropriation collective des moyens de production ?

D’abord c’est important de faire un bref retour historique parce que la plupart du temps ce qu’on a entendu par appropriation collective des moyens de production, ce fut en réalité l’appropriation étatique des moyens de production. Or cette appropriation étatique a produit les effets pervers que l’on connaît à la fois sous forme d’économie administrée et aussi sous forme de constitution d’une nouvelle classe dirigeante (la Nomenklatura). Et c’est ce qui a conduit historiquement à l’échec.

Mais il y a toujours eu une autre tradition socialiste, le courant de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie sociale ou de l’économie solidaire et qui permet aux acteurs eux-mêmes de devenir mutualistes, coopérateurs et de prendre en charge socialement leur propre entreprise. Cette tradition-là elle est toujours vive et elle sera de plus en plus nécessaire : plus nous allons vers des sociétés de la connaissance plus les processus de socialisation seront importants, parce que la part de l’intelligence, de la connaissance, du savoir dans la création de richesse, fait que tous ces éléments-là sont par nature socialisés.

Quelle est la différence entre les acteurs et l’État, dans la mesure où l’État par définition est l’émanation des citoyens ?

Le concept d’État lui-même est polysémique : selon les cas, on prend l’État au sens restreint du terme, ou bien l’État finit par représenter l’ensemble du secteur public.

Ce qu’on a appelé appropriation collective des moyens de production en particulier sous l’influence de la tradition guédiste[[1 – Du nom de Jules Guesde (1847-1922) homme politique français, incarnation d’une ligne inflexible du mouvement ouvrier. Fondateur du Parti Ouvrier, qui deviendra, après alliance avec d’autres mouvements, la SFIO.]] en France ou Lassalliste[[2 – Du nom de Ferdinand Lassalle (1825-1864), homme politique et penseur socialiste allemand.]] en Allemagne, c’était vraiment une appropriation étatique, à une époque où la vitalité de la société civile ne permettait pas suffisamment de contrebalancer cette appropriation étatique. Et, du coup, le phénomène bureaucratique est directement lié à cela.

Quand on pose aujourd’hui la question appropriation collective des moyens de production, on pense historiquement à la référence à ce modèle-là. Mais la tradition libertaire de l’anarcho-syndicalisme, du socialisme dit utopique, a toujours eu une vision beaucoup plus autogérée de la question de cette appropriation. Et c’est celle-là à mon avis qui reste actuelle.

D’autre part, le capitalisme financier est en train de produire des effets de concentration auxquels il est incapable de faire face. Quand on dit des grandes banques américaines comme la City Bank, que pour s’en sortir l’État devra apporter son crédit, ce sont quasiment des nationalisations de fait.

Il y a aussi un renouveau de la question de l’appropriation sociale des moyens de production à travers toute la question des biens communs de l’humanité. L’éco-socialisme démocratique, qui associe pleinement la question écologique à la question sociale, pose clairement la question de ces biens sociaux communs de l’humanité que sont par exemple la mer et le climat.

Les multinationales sont en position de force aujourd’hui parce qu’elles sont parfaitement organisées ?

On entre maintenant dans un nouveau cycle historique, en particulier du fait des problèmes écologiques et de la crise climatique. Les multinationales sont elles-mêmes confrontées à ce problème : elles ne peuvent pas imaginer un avenir pour leur entreprise, leur produit, leur marché dans une situation de désastre écologique par exemple. Donc elles vont être obligées d’accepter des logiques de régulation et de gouvernance et ne pourront plus prétendre faire la loi à l’échelle mondiale. Le jeu des multinationales a été d’utiliser le vide juridique et politique mondial pour organiser une domination purement économique, et aussi culturelle, car derrière une société de marché et une société de consommation, ce sont aussi des enjeux culturels, des enjeux de civilisation qui sont à l’œuvre.

Les grandes questions mondiales, et la question climatique est aujourd’hui la plus évidente, reposent la question d’une vraie mondialisation, c’est-à-dire celles qui passent par des formes de régulation démocratique à l’échelle mondiale : il faut ré-encastrer l’économique et donc le pouvoir des entreprises, et notamment des grandes entreprises, dans la hiérarchie de droit qui est d’ailleurs inscrite dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Et dans cette hiérarchie de droit, les droits du commerce existent mais ils sont qualitativement inférieurs à des droits fondamentaux en matière de liberté et même en matière de droits sociaux et de droit à la santé par exemple.

La difficulté de l’éco-socialisme démocratique c’est qu’il n’existe pas d’organisation sur le terrain

C’est difficile de faire émerger des acteurs à l’échelle planétaire mais quand on regarde ce qui s’est passé avec l’émergence de ce qu’on a appelé la société civile mondiale, on est presque surpris de l’inverse. Le fait associatif est le fait structurant majeur en terme de logique d’appropriation sociale, pas simplement des moyens de production, mais c’est la question de l’appropriation sociale du pouvoir sur notre propre vie, c’est ça qui est en cause.

Or l’émergence de la société civile à partir du premier grand forum associatif, celui de Rio qui se tient en même temps que le forum des Nations-Unies, et toute la décennie qui va conduire au premier forum social mondial de Porto Alegre produit une montée en puissance. Cette puissance créatrice de cette société civile mondiale, ce n’est pas de la puissance dominatrice. Elle se fait pratiquement sans argent, sans pouvoir, sans grands médias, (en tout cas rien à côté de l’argent du côté du capitalisme financier, des grands pouvoirs institutionnels et des grands médias internationaux). Et cela montre au contraire qu’il y a une logique de vitalité qui peut être du côté d’une puissance créatrice et non dominatrice et qui, elle, peut émerger plus rapidement qu’on l’imagine. Les partis politiques n’ont pas du tout été capables d’aller aussi vite que la société civile, et le mouvement syndical qui avait pourtant beaucoup plus de moyens que les associations commence maintenant seulement à faire émerger un syndicalisme mondial. De ce point de vue-là, on peut dire que les associations à l’échelle planétaire ont ouvert la voie de ce qu’est une autre approche de la mondialisation, c’est d’ailleurs le vrai sens de l’alter-mondialisation quand on prend la vision dans sa substance originale et qu’on ne la laisse pas détourner par tel ou tel courant d’extrême gauche qui, lui, reste dans des logiques antérieures.

C’est donc plutôt dans les associations qu’on peut arriver à vivre ce nouveau socialisme ?

Je pense que la dynamique associative joue et doit jouer un rôle fondamental notamment parce qu’elle permet de générer un autre rapport au pouvoir, qui est justement un pouvoir au sens étymologique du terme – qui est un pouvoir de et non un pouvoir sur. C’est un pouvoir de création démultiplié par la coopération, alors que le pouvoir-sur est un pouvoir de domination, qui organise un couple peur/domination (ce pouvoir qu’on a eu tant de mal à conquérir, on a peur qu’il vous soit repris).

La gravité des enjeux qui pèsent sur la planète est d’une telle importance que c’est la poursuite même de l’aventure humaine qui est menacée. Dans le dernier rapport de l’OCDE, qui pourtant est loin d’être une organisation alternative, on lit « attention, si on continue à ne rien faire (ou ne rien faire à la hauteur des problèmes), on va en 2030 – et 2030 c’est demain – vers une situation extraordinairement difficile sur le plan écologique et social ». Il y a là une véritable situation d’urgence pour l’ensemble de la collectivité humaine.

Il faut articuler les différentes forces vives, pas simplement de la sauvegarde de l’humanité, des forces de vie au service de la capacité de l’humanité à franchir un saut qualitatif dans sa propre qualité d’humanité. Et dans cette perspective-là il faut jouer évidemment cette force neuve du côté associatif, mais il n’y a aucune raison d’abandonner le terrain des forces antérieures plus classiques et instituées, avec une dialectique d’articulation. Les partis n’ont pas, eux, suffisamment transformé leur rapport au pouvoir. Le grand échec de la tradition du socialisme étatique, c’est qu’il a cru qu’on pouvait compenser la captation de richesse sans s’interroger sur les risques de la captation de pouvoir. Donc il faut vraiment lier les deux approches, le changement de posture par rapport à la richesse (qui est de plus en plus nécessaires pour des raisons à la fois écologiques et liées à la crise financière), doit être aussi lié au changement de posture par rapport au pouvoir, pour éviter de renouveler les erreurs parfois monstrueuses qui ont été commises par le socialisme de tradition étatique et son dérapage totalitaire.

Ce dérapage a été assez fréquent, presque systématique…

Parce que cette question de la posture par rapport au pouvoir n’a pas été clairement posée. Les grands trous théoriques, déjà chez Marx, sont sur la question de la démocratie et du pouvoir, par manque de vision anthropologique. Historiquement, les acteurs qui étaient en position de conquête et de confiscation du pouvoir à l’instart du stalinisme en URSS et du maoïsme en Chine, ont joué des logiques de captation de ce même pouvoir. Cette question du rapport au pouvoir est décisive, elle doit être posée dans l’action transformatrice elle-même ; ne pas attendre que la question se pose au niveau du pouvoir d’État, car il est déjà trop tard.

On peut relier la production et le pouvoir, la volonté de produire plus à une relation avec la volonté de pouvoir ?

C’est important de penser les choses de façon articulée. Quand je parle d’éco-socialisme démocratique, c’est justement la question écologique qui nous oblige à penser en terme de limite face aux logiques de démesure, que ce soit démesure de richesse, de croissance à tout prix, que ce soit en terme de démesure du pouvoir.

Et elle ouvre aussi toute la question du développement dans l’ordre de l’être et non dans l’ordre de l’avoir. Dans l’ordre de l’être, il n’y a pas de risque à l’illimité, on peut développer le désir de beauté, le désir d’amitié et le désir de sérénité, pour prendre les trois grandes modalités dans le rapport à la nature, dans le rapport à autrui, et dans le rapport à soi-même, le désir de l’illimité dans le rapport de l’être ne menace personne et au contraire il crée des phénomènes de rayonnement contagieux. Alors que le désir illimité dans l’ordre de l’avoir produit des effets de jeu à somme nulle où ce qui va être gagné dans la démesure des uns va être retiré, y compris en termes vitaux, aux autres.

Quels sont les types d’association ou d’organisation émanation de la société civile, sociétés d’acteurs sur lesquelles fonder espoir ?

On a pu repérer ces dernières années deux grands phénomènes.
L’un a été la rencontre des associations de tradition écologique, de tradition sociale et de solidarité internationale. C’est ce triangle-là qui est né à Rio, qui s’est poursuivi à travers le sommet mondial de Copenhague sur la question sociale, qui a évidemment pris en compte la question des femmes à l’occasion du sommet de Pékin. Et tout ça a convergé vers les forums sociaux mondiaux, sur une base qu’on appelle grossièrement le mouvement altermondialiste.

L’autre grand phénomène est lié à ce qu’on a appelé l’émergence des créatifs culturels. Plusieurs études ces dernières années ont montré qu’il y a une part croissante de la population (entre 12 et 25% des plus de 15 ans), qui est simultanément, sur des valeurs écologiques (au sens large, d’être plutôt que de paraître), d’ouverture multiculturelle, d’implication sociale, et qui lie la question de la transformation sociale à la question de la transformation personnelle. Cette idée de mener les deux conjointement par exemple, a été l’un des résultats d’un des forums sociaux mondiaux de Porto Alegre.

Les créatifs culturels sont une composante plus large que l’altermondialisme, puisqu’on peut trouver des créatifs culturels dans le domaine des entreprises, dans le domaine des institutions, et ça peut favoriser justement les grandes alliances conflictuelles dont j’évoquais les nécessités. Quand je dis alliances conflictuelles, c’est au sens positif du terme, c’est-à-dire de reconnaître la place du conflit, de la différence, de la divergence et du désaccord. C’est un atout dans une perspective démocratique, le conflit est une alternative à la violence. Il faut produire du conflit non violent, parce que quand il n’y a pas de conflictualité, c’est là que la violence apparaît, on le voit dans toutes les situations, par exemple en France dans les émeutes des banlieues.

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