A l’autre bout de la proximité

Publié le 09/06/2011

Adèle Toupet, Membre isolé de La Vie Nouvelle

Une jeune femme française, de retour après quelques missions pour une ONG en Afghanistan, s’interroge : pourquoi donc repart-on dans un tel pays d’insécurité pour être proche de populations qui semblent si différentes ? Réflexions.


Tu veux repartir ? Déjà ? Où ça ? Là-bas ? Mais pourquoi ?
Pourquoi – je ne sais pas bien l’expliquer ; où que je sois, c’est sûr, j’aime « être là », y être, en être – impliquée. Alors… peut-être que « là-bas » c’est moins loin de moi.
Moins loin qu’ailleurs, moins loin que les autres lointains ?
Et même moins loin qu’ici ? je ne sais pas…
Depuis mes vingt ans, j’ai vécu et travaillé en grande partie à l’étranger, librement. Quelques années en Suède, plus tard en Belgique après un long détour au Niger et en Afrique de l’Ouest, plus récemment dans l’Himalaya indien et la région de Bamyan au Hazarajat, en Afghanistan.
Des années en France se sont tout de même intercalées. Nulle part ailleurs je ne connais si bien les milieux du travail, ni n’ai de liens familiaux ou amicaux aussi nombreux, profonds et étroits qu’ici. Cependant, l’ailleurs me rappelle encore à lui et ce n’est ni par soif d’exotisme, ni par dilettantisme culturel.

Porte à porte au Hazarajat

L’Afghanistan me semble constituer l’exemple le plus emblématique. Je suis arrivée à Bamyan en 2009 sinon par complet hasard, du moins par coïncidence et opportunité, pour une mission courte. Par miracle on attendait de moi un travail de contact, un diagnostic de terrain. Il s’agissait de comprendre des situations actuelles, des mécanismes sociaux, des savoir-faire et des contraintes, et des attentes des gens des villages.
La zone était calme et les étrangers relativement bienvenus. J’ai pu mener mes enquêtes sur le mode intensif mais aussi qualitatif, en m’asseyant au sol par centaines de fois pour prendre le thé et tâcher de comprendre, voyageant, mangeant et dormant comme tout le monde là-bas. Mon assistant, ancien vétérinaire formateur, aimait partager et avait de la bouteille ; il avait participé à bien des actions dans cette zone et il n’était pas rare qu’au milieu d’un village pastoral on le reconnaisse – et l’accueille chaleureusement. Sa compagnie m’a ouvert bien des portes, sa diplomatie a évité à d’autres de se refermer. Ses récits patients ont éclairé les entretiens obscurs et de grands pans du passé proche de la contrée.
Étant une femme et travaillant sur un sujet à la fois technique aux applications domestiques, j’ai pu rencontrer pratiquement tout le monde, explorer toute une palette de registres, des pratiques de métallurgie artisanale au détail des relations familiales.
Au « camp de base », je partageais le quotidien de l’équipe presque exclusivement afghane de l’ONG qui m’accueillait. J’ai pompé l’eau, partagé le ramadan et ses petits déjeuners à quatre heures du matin, les conversations politiques et les parties de cartes. Le cuisinier improvisé, ancien chauffeur qui avait tout perdu au « temps des talibans », ne parlait pas un mot d’anglais mais ne demandait pas mieux que d’élargir sa micro-palette de recettes. J’ai souvent mis la main à la pâte en fin de journée pour varier un peu le menu de la rupture du jeûne, et vidé les batteries de mon ordinateur le soir bien au-delà de la coupure d’électricité pour boucler un travail d’analyse qu’on pourrait ne jamais terminer.
On fut satisfait de mon travail, je repartis dans l’Himalaya mais revins quelques mois plus tard, pour un autre travail partagé entre méthodologie et observation participante et formative, au sein de quelques familles au village voisin de Saïd Abad. Même base d’ONG avec la même équipe, mais pour mon travail pas d’assistant bilingue. J’ai amélioré à toute vitesse mon sabir inspiré du persan, et me suis lancée pour partie dans un travail d’anthropologue qui ne savait pas son nom.
Tu es de Saïd Abad ?
Le décor de Bamyan est grandiose, j’ai vite compris qu’on pouvait se promener presque partout sans sauter sur une mine à condition de ne pas sortir du chemin, ni laisser une mèche de cheveux ou un contour de silhouette se dévoiler, si chaud que le soleil soit. J’ai couvert toutes les distances raisonnables à pied au petit matin et au seuil de la nuit, pour rallier les familles de Saïd Abad sans rien manquer du jour, depuis la fournée de pain à l’aube jusqu’à la lecture du Coran le soir avec les enfants. J’ai participé de mon mieux à la vie en respectant les limites que l’hospitalité là-bas impose. En parallèle de mon travail d’introduction d’innovations pour l’amélioration des conditions de vie, les femmes ont beaucoup parlé avec moi, les enfants ont joué et m’ont appris à chercher la salade sauvage.
Un jour au marché de Bamyan, j’ai voulu acheter des raisins secs. Derrière son étal, le vieil épicier me regarde fixement et me demande amicalement : « Tu es de Saïd Abad ? Moi, je suis de Saïd Abad et je te vois souvent ». Je ris et je lui dis : « Je vis à l’ONG… à Bamyan mais travaille chaque jour à Saïd Abad, chez Moussa et chez Daoud en ce moment ». Il sourit à son tour et me fait un bon prix pour les raisins secs, en me rappelant que je serai toujours bienvenue chez lui, un voisin de Saïd Abad.
Je suis repartie dans l’Himalaya puis suis revenue en Afghanistan encore, pour un travail d’évaluation participative d’un projet de l’ONG cette fois, notamment avec l’équipe qui m’avait accueillie au quotidien les fois passées. Côté sécurité, la situation s’était gâtée et la liberté était un peu limitée. Enormément de travail, beaucoup d’entretiens cette fois, beaucoup d’analyse et d’écriture, peu d’observation lente. Des visites de courtoisie pour honorer les liens. J’ai aussi beaucoup marché, ri, bu le thé, discuté, joué au volley dans la boue des champs inondés, participé au grand déménagement de l’ONG vers un nouveau local, semé des fleurs dans la nouvelle enceinte, recâblé l’électricité avec le chauffeur-cuisinier dans ce qui tient lieu de « salle de bains »…
Grâce à l’écrit et parfois au téléphone, j’ai conservé à distance des échanges riches et profonds, un lien parfois étroit avec le quotidien de quelques proches en Europe. En revanche, je n’ai aucun lien possible avec l’Afghanistan lorsque je n’y suis pas.
Je cherche ce qui rend pour moi légitime de m’établir et investir mon énergie « là-bas ». Et il me semble qu’il est question d’attirance et de connivence, de proximité de cœur et d’esprit. De place à trouver, aussi.

Attirance et connivence

Là-bas, ma curiosité s’est nourrie des mystères du pays et de sa complexité, j’ai cherché à diversifier le contact, le répéter, l’approfondir, l’éclairer. Comme tous j’ai souvent été dépitée, me suis parfois épuisée, lassée puis rassérénée grâce à un rire, un mot, une attention, un morceau de partage. Trouvant quelques repères, des appuis, j’ai pu laisser s’étirer un peu de temps dans ces montagnes avec tous ces gens – et comme le temps qu’on a perdu pour sa rose fait la rose si importante, mon cœur a été accroché.
Mon travail-engagement quotidien m’a semblé participer de cet élan maladroit des Afghans pour s’arracher à une fatalité qui pour beaucoup n’offre de perspective qu’une insécurité chronique et souvent la misère. Une proximité de but, dans un milieu de travailleurs engagés qui partagent mes valeurs de préservation des richesses culturelles et environnementales, et de progrès de l’épanouissement humain. Et cet épanouissement, incluant les femmes auquel j’aspire, il part de si bas et se construit à si petits pas qu’on ne sait si ce n’est pas qu’un rêve…
Les lacunes sont nombreuses et la proximité reste une distance raccourcie.
Je ne maîtrise pas l’écrit de cette société, ne lis ni leurs journaux ni leurs livres saints, ne connais pas le quotidien des rares classes moyennes des villes ni les détails des relations d’intérêt qui régissent les campagnes. Mon champ de perception est restreint, et c’est sans doute plus confortable ainsi.
Par ailleurs lorsqu’on est loin et qu’on l’a choisi, la différence avec ceux qui nous entourent existe de fait – alors, plus qu’à trouver sa « distinction », on est d’abord occupé à chercher les similitudes, les affinités au-delà de tout ce qui, évidemment, nous fait si différents. Dans la rencontre on sera alors plus frappé par ce qui rassemble que par ce qui sépare.

Mais ici ?

En France, la langue, les règles, codes et usages sociaux me sont familiers, je connais un peu l’histoire, le fonctionnement de l’économie et des institutions, je lis des études, des statistiques et des journaux. A distance au moins, je dialogue avec des proches chaque jour, et par-ci par-là les quelques moments partagés, ou journées passées en continu avec eux et leur famille sont extrêmement précieux. Mais bien souvent je serre les dents de côtoyer, dans le quotidien des transports, de la rue, l’hôpital ou le supermarché, autant de gens chargés de pans de culture commune sans assez les connaître ni partager. Je suis plus souvent saisie d’un sentiment d’étrangeté. Je ne me reconnais pas réellement dans les modes de vie qui s’enroulent autour de moi et surtout, je crains que cette société à laquelle j’aspire ne soit pas réellement un projet partagé. Il me reste du chemin à parcourir pour ne pas manquer cette proximité, y trouver ma place et ma voie.
A trotter sur le globe on devient sans doute un peu étranger partout – mais un peu voisin aussi. Pratiquer un voisinage attentif et conscient, parfois fraternel, c’est déjà beaucoup. Je voudrais y puiser pour partager davantage, expérimenter et construire ensemble.

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