Pierre Rabhi, utopiste ou prophète ?

Publié le 09/02/2011

Par Isabelle Desplats, Formatrice en communication non-violente et gouvernance écologique

Pierre Rabhi est né à Kenadsa, une oasis du sud de l’Algérie. Sa petite enfance se passe au village, entre la dureté implacable du soleil, l’immensité minérale parcourue de vents chauds et de djinns espiègles, la fréquentation de l’école coranique, la magie des contes de sa grand-mère.


Auprès d’elle et de sa communauté familiale, il reçoit la sagesse de l’islam et de sa race et apprend la valeur des choses. Son père est forgeron, mais aussi musicien et poète. Très jeune encore, il perd sa mère, « une femme qui sut mourir avec art, comme nos anciens ». Se retrouvant seul, son père le confie à un couple de Français parce que selon lui l’avenir était à l’évidence entre les mains des Européens et qu’il recevrait auprès des roumis « l’instruction qui l’aidera à bien gagner sa vie ».

Un fennec dans un costume

Et là, c’est la plongée soudaine et brutale dans la civilisation occidentale. Pierre vit à Oran, fait des études, découvre le christianisme, se fait baptiser. Le sentiment de vivre écartelé entre deux cultures qu’il perçoit dès le début comme contradictoires ne le quittera pas. Il se sent comme « un fennec dans un costume ». Puis, comme travailleur immigré en France (il est ouvrier spécialisé à Paris), il est confronté au racisme, à l’anonymat de l’univers urbain et à l’absurdité du travail à l’usine qu’il vit comme une incarcération ; il tiendra quelques années à Paris grâce à sa passion pour la musique, l’épistémologie et la philosophie. Il constate rapidement l’écart entre la libération promise à l’homme par la modernité et le progrès, et la réalité plus quotidienne. Non, une vie humaine n’est pas faite que pour produire et consommer ! Ce qu’il appelle une « légitime insurrection » se fait jour en lui, qui va le mener à quitter le vide d’une vie fondée sur l’utilitarisme dans laquelle il se sent comme mutilé d’une dimension essentielle. Il éprouve bien souvent alors la nostalgie de la chaleur des « sauvages » qu’il a laissés dans son pays.

Retour à la terre

Vivre un « retour à la terre » signifie d’abord pour Pierre Rabhi refonder sa vie sur des valeurs fondamentales. En 1957, avec quelques années d’avance sur les soixante-huitards, il part en Ardèche avec sa femme Michèle, et s’embauche dans une exploitation agricole « classique ». Il y retrouve l’obsession productiviste qu’il fuyait, et s’étonne d’avoir à mettre régulièrement sur les fruits des produits de traitement à emblème de tête de mort ! en 1961, il reprend pour la modique somme de 15 000 francs une petite ferme cévenole en ruine entourée de terre rocailleuse. Sans formation agricole, il s’appuie sur ses racines rurales lointaines et une farouche détermination partagée par sa femme pour vivre « la reconquête du songe ». Pendant sept ans, ils supportent l’insuffisance presque chronique d’eau et durant treize ans, l’absence d’électricité. Après plusieurs expériences insatisfaisantes, la lecture de La Fécondité de la terre de Pfeiffer et la découverte de la biodynamie lui ouvrent enfin de nouvelles perspectives. Ces approches rappellent que la terre est un organisme vivant, et alertent sur les risques de sa dévitalisation progressive sous l’effet des intrants chimiques. Pierre Rabhi fait lui-même l’expérience de l’accélération du phénomène naturel de décomposition des déchets organiques en humus (ou compost), élément de fertilité de la terre. Les résultats sont étonnants : il voit peu à peu la terre sèche, inhospitalière et lourde, devenir souple, féconde et accueillante. Il goûte « une joie extraordinaire à sentir la vie de plus en plus intense sous ses pieds. »

Il prolonge les expériences dans ce petit royaume ardéchois où la musique est à l’honneur (ses cinq enfants sont musiciens), et met au point peu à peu ce qui deviendra la base de son « agroécologie » :

– une agriculture vivrière pourvoyeuse d’autonomie : cultures de fruits et légumes, élevages de chèvres, fabrication de fromages,

– des échanges de proximité : il vend sa production en direct sur les marchés voisins,

– la solidarité : la présence d’amis et de volontaires est fréquente à la ferme,

– la pauvreté comme valeur de bien-être : elle libère de l’obsession de l’avoir et rend disponibles pour l’activité intellectuelle et spirituelle.

« Il m’aura fallu des années pour commencer à ressentir, comme les primitifs, ce lien fondamental avec une réalité dont nous, les modernes, sommes tragiquement privés ». dans un monde dominé par l’éphémère, la frénésie scientifique et la tentation prométhéenne, cultiver la terre nous rattache aux principes sur lesquels se fonde la permanence de la vie et nous permet de goûter aux cycles universels, aux cadences et à la patience de la nature. Une relation saine à la nature, sans idolâtrie ni fusion panthéiste, fait naître en nous les résonances justes, faites d’humilité, de gratitude. »

L’agroécologie (ou agrobiologie) que Pierre Rabhi va promouvoir est donc à la fois une redécouverte de la tradition, car elle réinsère l’homme dans son véritable contexte (naturel, culturel et spirituel), autant qu’une science nouvelle car elle repose sur une connaissance très pointue des mécanismes biologique de régénérescence des sols et des écosystèmes.

De la rocaille ardéchoise au Sahel

A partir de 1979, Pierre Rabhi anime des formations à l’agroécologie et accueille des stagiaires de plus en plus nombreux. A la suite d’un séjour auprès de lui, un stagiaire du Burkina-Faso remet un rapport au gouvernement de son pays qui invite Pierre Rabhi à lui présenter son travail. Le Burkina-Faso, à 95% paysan, a toujours cultivé pour se nourrir. L’utilisation des méthodes agronomiques modernes, lesquelles ont recours aux engrais chimiques coûteux et nocifs, a appauvri les paysans tout en les rendant dépendants. Il leur est devenu impossible de se nourrir directement de leur travail. Le déversement sur le marché africain des excédents alimentaires occidentaux à prix cassés a contribué aussi à démobiliser les producteurs locaux. Le président Sankara, qui visait à reconquérir l’autonomie de son pays, reconnaît alors dans l’agroécologie un moyen pour diminuer les sorties de devises tout en travaillant à l’amélioration de son agriculture et de l’environnement. Pierre Rabhi va mettre en place un programme de formation des populations paysannes, qui sera ensuite démultiplié grâce à la création du centre agroécologique de Gorom-Gorom et le relais du Ministère de la question paysanne. Pendant les sessions se côtoient aussi bien des coopérants internationaux, des ingénieurs agronomes, que des paysans analphabètes, grâce à une méthode pédagogique adaptée à la culture orale des Africains. Reboiser, constituer des diguettes pour retenir l’eau, utiliser le compost pour régénérer les sols : les paysans ont doublé, triplé, voire quadruplé leur production sur des terres qui gagnaient chaque année en stabilité et en fertilité, ceci sans recourir aux engrais de synthèse. Aujourd’hui, ils sont entre 40 000 et 50 000 praticiens de l’agroécologie au Burkina-Faso.
Avec l’équipe du CIEPAD (Carrefour International d’échanges et de pratiques appliquées au développement) qu’il crée en 1989, Pierre Rabhi intervient aussi en Tunisie, en Palestine, au Mali, au Niger, en Mauritanie, au Sénégal, au Togo, en Inde et en Amérique Latine, où il mène des actions de fertilisation des terres arides. Ces années de pratique lui ont permis de constater que l’agriculture organique vivrière est non seulement transposable aux pays pauvres, mais indispensable dans la plupart des cas pour rendre à de nombreuses communautés humaines le pouvoir de survivre de leurs ressources propres et lutter contre la famine. Elle est indéniablement un facteur d’autonomie qui peut permettre aux pays du Sud d’opposer une résistance face à la logique d’accaparement qu’ils subissent.

Au Nord comme au Sud, la crise n’est pas dans les moyens

Pour Pierre Rabhi, la crise n’est pas dans les ressources, qui sont suffisantes pour nourrir tous les humains (une superficie comme l’Ethiopie correctement cultivée pourrait nourrir l’ensemble des 800 millions d’Africains), mais dans la logique économique, devenue monétariste abstraite dans laquelle nous sommes engagés. Cette question transcende aujourd’hui largement la problématique Nord-Sud.
Dans les pays du Nord, cette logique de développement fondée sur la croissance et le profit sans limite génère la disparition des paysans (40% des campagnes françaises sont en voie de désertification), des villes surpeuplées, l’exclusion des plus fragiles, la mise à l’écart des vieux, l’émiettement du lien social. Pour Pierre Rabhi « ressaisir ensemble notre destin » est une question de survie, car les processus enclenchés risquent de conduire à brève échéance toute la planète dans l’impasse. D’où la nécessité de créer au Nord comme au Sud des oasis, microsystèmes à la fois éthiques, écologiques et économiques.
L’oasis, une réalité-symbole pour aujourd’hui
Pendant des siècles en effet, le système de l’oasis saharien a contribué à la croissance et à la survie de millions d’hommes. Il repose sur une culture à trois niveaux : palmiers-dattiers qui protègent les arbres fruitiers qui protègent eux-mêmes les légumes. Il comporte également des valeurs exemplaires pour nos sociétés : lieu de vie créé par l’homme au milieu d’espaces impropres à la vie, construit sur la solidarité, la réciprocité et l’échange, il a suscité une gestion co-responsable des éléments naturels indispensables à la vie : eau, terre, air, lumière. Plus près de nous la naissance d’un village fut toujours liée à la mise en commun de nécessités et de ressources, alors que l’agglomération moderne court le risque d’être un agglomérat d’individus qu’aucune nécessité vitale partagée ne rapproche, et qui doit inventer bien souvent après coup son bien commun.
Dans nos pays occidentaux où le désert est avant tout social, éthique et spirituel, Pierre Rabhi appelle de tous ses vœux la création de lieux de vie, à l’image de l’oasis, fondés sur la terre nourricière et les échanges favorables à la reconstitution du lien social. Bel exemple de dialogue fécond entre tradition et modernité, et pour une fois, de coopération Sud-Nord, l’intuition de Pierre Rabhi prend forme dans une proposition concrète depuis 1996 sous le nom d’Oasis en tous Lieux. Il conçoit ces oasis à l’occidentale comme des laboratoires d’innovation sociale qui remettent l’humain et la nature au cœur du développement.

Utopiste ou prophète ?

A l’heure où la marge de manœuvre des gouvernants est considérablement limitée par l’emballement matérialiste mondial, Pierre Rabhi nous propose de recourir à la terre pour retrouver des comportements personnels et collectifs qui témoignent du sacré de la vie. Comme Soljenitsyne, par d’autres chemins, il nous ramène à la même proposition : l’auto-limitation des besoins. Celle-ci met en jeu la conscience de chacun la responsabilité collective. Pour Pierre Rabhi[[1 – Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi, éd. Actes sud]], le recours à la terre nous permet d’entrer dans une pauvreté volontaire qui se révèle aussi source d’abondance et de joie.

Ses propositions trouvent aujourd’hui une résonance consciente ou inconsciente chez beaucoup de nos contemporains en quête d’une manière de vivre ensemble en meilleure intelligence avec la nature qui redonne sens et goût à l‘existence. « Je suis convaincu, nous dit-il, que les utopies d’aujourd’hui sont les solutions de demain ».

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