La fraternité à La Vie Nouvelle, quelle proximité ?

Publié le 09/06/2011

Par Christian Saint-Sernin, Groupe de Paris

Comment et pourquoi parlons-nous de nos existences dans nos réunions de frat ? De quoi parlons-nous surtout ? Que cherchons-nous en définitive ? A partir de quels critères estimons-nous qu’un échange a été fort ou moins bon ? Ces questions sont abordées sous l’angle de l’expérience, au sens fort de « celle qui nous fait », à la lumière des sciences humaines et des philosophies du langage. Cheminer du « vécu spontané » au « vécu qui se dit », de l’anecdote à l’aventure et jusqu’à l’expérience, tout un programme.


La possibilité d’échanger sur nos existences familiales, professionnelles, sociales, librement et avec des garanties de confidentialité, dans le respect respectif des uns et des autres, sans moralisme ni apologétique, constitue l’un des principaux apports de La Vie Nouvelle : il n’y a pas beaucoup de lieux dans notre société où l’on puisse atteindre un tel niveau de confiance et d’expression personnelle. Si nous en sommes globalement satisfaits, nous ne savons pas toujours évaluer entre nous ce qu’il s’y passe, réfléchir aux manières d’améliorer cette pratique, d’éviter de tourner en rond.

Nous pressentons que cette manière de nous interroger réciproquement sur notre vie correspond aux évolutions de notre société (aux recherches d’épanouissement personnel qui relient « transformations personnelles et transformations sociales », à la remise en question permanente de nos repères par les crises successives…), mais nous ne savons pas bien la faire partager au-delà de « l’entre nous », notamment à des plus jeunes.

Si l’on accepte la manière dont l’anthropologie contemporaine caractérise l’individu post moderne (très mobile, mais parfois fragile, vulnérable et incertain) par cet impératif d’avoir à « devenir soi », alors l’échange en fraternité sur notre expérience n’est ni un simple échange de nouvelles, ni la reprise des examens de conscience d’autrefois, introspectifs et tournés vers l’intériorité ou vers la morale. Mais il peut devenir l’une de ces occasions privilégiées où la personne refaçonne non plus « son », mais « ses » identités. Et les apports des sciences humaines et des philosophies contemporaines peuvent nous aider à élargir cette approche à la fois individuelle et collective de nos expériences singulières.

Dans cette perspective plusieurs ajustements de nos pratiques se présentent à nous.

Distinguer expériences personnelles et débats d’idées

Quand on discute de la réforme des retraites ou de la simplicité volontaire, on cherche essentiellement à éclaircir nos concepts pour qu’ils puissent éclairer nos analyses et nos options. Quand on essaye de partager sur ce qui nous arrive suite à une naissance, un décès, un problème professionnel, la crise d’adolescence d’un de nos enfants, il s’agit cette fois, d’éclairer non pas nos concepts psychologiques ou sociologiques, mais nos propres réactions, et l’on recherche d’abord à exprimer ce qui reste obscur au fond de nous, ou dans les réactions de notre entourage…

Dans ce deuxième cas, moins les paroles énoncées sont claires et distinctes, plus elles sont peut-être porteuses d’émotion et de vie… Et l’échange n’a pas du tout les mêmes objectifs : il vise beaucoup moins la clarification des idées que la possibilité de s’exprimer, la reconnaissance réciproque, la relation elle-même. La réactivité recherchée n’est pas dans la vivacité intellectuelle ni dans la recherche d’arguments, mais dans la qualité de l’écoute, dans le respect et dans la confiance. La convivialité et la qualité du cadre sont ici essentielles et il ne faut pas être trop nombreux ni trop pressé. Les doutes et les balbutiements parlent plus que les grandes déclarations : il y a « ce qui est lâché », mais « ce qui est contenu » et « ce qui est retenu » est plus important encore. Parfois suffit l’évocation d’un détail. Le silence prend alors une tout autre place : ce n’est plus « un blanc » à combler au plus vite, c’est peut-être une gêne, mais ce peut devenir une attention, et même une « com-préhension », pour peu qu’un ange passe… et qu’un écho résonne dans les gestes, les attitudes, les regards, plus encore que dans les paroles.

Une dynamique de l’échange peut alors permettre d’exprimer ce qui n’avait jamais précédemment trouvé à se dire : l’écoute attentive et participative du groupe ainsi que son accord pour approfondir les évocations, constituent alors un atout rare ; et réciproquement, quand l’échange réussit à devenir plus personnel, le groupe se renforce.

Séparer l’expression du vécu d’un débat sur les valeurs

Quand nous échangeons en fraternité sur nos vies, viennent pêle-mêle à la fois des anecdotes sur ce qui vient de nous arriver, des sentiments sur nos dernières rencontres, des opinions sur ce que nous avons entendu à la radio, des convictions sur l’actualité. Un consensus existe entre nous pour approfondir les questions en sortant à la fois de l’anecdotique et des idées générales pour être « plus personnel », mais qu’est-ce à dire ? Quand nous parlons de ce qui nous arrive, nous exprimons ce que nous aimons ou ce qui nous indigne, et nous passons rapidement à l’expression de cette indignation ou de ces préférences, bref des valeurs que nous attribuons à ces situations. Ainsi, nous sautons très vite de la description des péripéties à une discussion de type éthique ou morale sur ce qui est « bien » ou « pas bien », sur les bons ou mauvais comportements, sur les normes morales.
Il me semble souhaitable de nous arrêter plus longtemps sur notre « vécu effectif », en nous impliquant personnellement « à la première
personne », sans se forcer, sans impudicité, mais en se dévoilant à la mesure de ce qui semble alors possible, sur les joies, les blessures, les émotions ressenties, et en prenant du recul par rapport aux jugements émis. Ce n’est qu’après ce temps d’approfondissement que peut devenir profitable la remise en question de nos jugements et de nos idées. De même, il me semble préférable pour les interlocuteurs de refréner l’envie de réinterpréter aussitôt les évènements relatés et de donner des conseils, en préférant écouter et interroger délicatement… sans ton inquisitorial… pour approfondir la compréhension du vécu et signifier une certaine fraternité, en reconnaissant l’ampleur de l’expérience en question, en exprimant une « sym-pathie », un « sentir partagé ».

Importance de l’environnement et des interactions

Approfondir nos expériences, c’est les resituer dans leur environnement, c’est expliciter davantage les interactions qui interfèrent. Parler en fraternité de son expérience vécue, ce n’est pas faire de l’introspection, ni parler à son psy dans une perspective thérapeutique, mais c’est chercher en confiance, dans un cadre approprié, à expliciter tout ce qui nous semble avoir interféré, de telle façon que ce vécu intime puisse être repositionné dans un cadre beaucoup plus vaste, avec des enjeux aux multiples dimensions. Et sont alors évoquées nos rencontres avec les personnes qui nous ont marqués, tous ces moments chargés d’émotivité, mais en essayant de dépasser les jugements spontanés de valeur. C’est aussi l’occasion d’exprimer et d’assumer les différences de goût et de culture avec nos voisins, nos parents… et nos enfants.

Remettre en perspective

Nos expériences sont à resituer dans une histoire personnelle et collective. Parler dans un groupe de nos expériences, c’est leur donner forme, non pas une forme abstraite, étriquée, étiquettable par une simple dénomination ou par une analyse froide et détachée, mais une forme très charnelle, qui reprenne notre passé et modifie dès maintenant nos perspectives à venir.

Dégager notre part de liberté

La clarification du contexte et de toutes les contraintes peut aussi permettre de relativiser les crispations et d’exprimer des marges de manœuvre possibles et une certaine détermination. L’échange peut redonner du courage et en tous cas un sentiment de solidarité : la reconnaissance du groupe renforce la dignité de chacun et sa capacité à réagir. Mais pour en arriver à ce niveau d’échange, il faut déjà croire que nos expériences soient porteuses de tant de profondeur… et convenir ensemble de l’intérêt de les explorer à fond à ce moment-là… ou pas !

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