Publié le 01/06/2010
Par François Papy, Groupe Hauts-de-Seine Sud et Secteur Politique
Après avoir enseigné l’agronomie à l’Institut agronomique et vétérinaire de Rabat (Maroc) pendant 9 ans, j’ai poursuivi une carrière de chercheur en France, à l’Institut national de la recherche agronomique. J’y ai mené et dirigé des recherches tant en France, dans les régions de grande culture, qu’en Afrique, notamment au Sénégal, Burkina Faso et Cameroun.
C’est au cœur des contradictions qu’on saisit les problèmes. D’ici à 2050, les agricultures du monde ont à répondre à deux exigences antagonistes : nourrir jusqu’à 9 milliards d’humains et contribuer à diminuer les émissions additionnelles de gaz à effet de serre (GES) que sont le dioxyde de carbone (CO2), le protoxyde d’azote (N2O) et le méthane (CH4).
Au cœur du défi
La photosynthèse, à l’origine de la production végétale, joue un rôle essentiel dans les échanges gazeux entre biosphère et atmosphère : en convertissant l’énergie solaire en biomasse, elle fixe du CO2, ce qui atténue l’effet de serre et, par suite, le réchauffement climatique. Mais, pour produire l’alimentation nécessaire à la nourriture des 80 millions de bouches supplémentaires par an d’ici à 2050, deux voies se présentent qui, toutes deux, accroissent les émissions de GES : l’augmentation des surfaces par le défrichage des forêts et couverts herbacés qui libère du CO2 ; l’accroissement des rendements qui, tel qu’il a été obtenu jusqu’à présent dans les pays industrialisés, consomme de l’énergie fossile ; à ces émissions de CO2 s’ajoutent celles de N2O et de CH4, dues, les premières, aux engrais azotés, les secondes aux ruminants. Bien que fixant du CO2, au bilan, le secteur agricole contribue pour 10 à 12 % des émissions de GES à l’échelle mondiale (17% en France) sans compter la fabrication des intrants (engrais et pesticides) ni le transport des fournitures et des produit agricoles.
Voilà donc, à l’échelle planétaire, le nœud du problème : produire plus en émettant moins de GES. Ce n’est réalisable si l’humanité change sa façon de cultiver la planète c’est-à-dire fait un usage plus sobre des ressources naturelles, en fait un partage plus juste, et développe plus d’intelligence des processus naturels et des rapports économiques et sociaux.
Sobriété
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, poussée par l’idéologie de nourrir l’humanité, le profit des industries d’amont et d’aval et une politique d’alimentation peu coûteuse, l’agriculture des pays industrialisés a entrepris une course aux rendements qui s’est poursuivie, sous le nom de « révolution verte » dans certains pays en développement. Elle s’est accompagnée d’une spécialisation des agricultures. Ainsi, ont été contenues les famines, malgré la forte croissance démographique de ce demi-siècle. Mais ce mode de culture a vite rencontré ses limites. D’abord, parce qu’il épuise des ressources fossiles, minérales pour le phosphore et la potasse, énergétique pour les carburants et la fabrication d’engrais azotés à partir de l’azote de l’air. Ensuite, parce qu’il détruit des milieux de vie et des espèces, provoque des maladies, notamment par l’emploi important de pesticides et, nous l’avons vu, émet des GES, perturbant ainsi le fonctionnement global de l’écosystème terrestre. Ce sont donc des procédés de culture plus sobres en ressources qu’il va falloir mettre en œuvre. Il s’agit de passer d’un usage des ressources naturelles en fonction d’objectifs de production élevés à un choix d’objectif de production en fonction du meilleur usage possible des ressources naturelles. Changement radical de paradigme !
Ne pouvant plus compter sur les rendements élevés d’une agriculture très intensive en intrants, nous devrons envisager une plus grande sobriété des modes de consommation en réduisant l’alimentation carnée. Certes, au pâturage les animaux d’élevage ne concurrencent pas directement l’alimentation humaine ; ils valorisent même des couverts végétaux qui présentent des fonctions écologiques utiles. Mais, nourris de grains, ils transforment mal les calories végétales. Leur consommation ne cesse pourtant de croître, alors qu’un milliard d’êtres humains souffrent de faim. En totalisant pâturages et grains, 80 % de la superficie agricole de la planète est consacrée à l’élevage. C’est dire l’économie en calories végétales qui pourrait être faite avec des régimes moins carnés.
Justice
Plus grave encore que l’injustice sur les régimes alimentaires, celle de l’accès aux ressources productives. Et pourtant, une plus juste répartition de ces dernières se justifie du strict point de vue d’un meilleur usage des ressources à l’échelon planétaire. Mieux distribués dans le monde et donc appliqués à des agricultures à rendements très bas, les engrais seraient plus efficaces et n’augmenteraient pas pour autant les émissions de GES. Combinés à de petits équipements ils permettraient de notables accroissements de rendements, là où les populations en ont le plus besoin.
Or qu’avons-nous entendu à Copenhague ? La dénonciation par les pays du Nord de la déforestation des régions tropicales humides. Certes, une aide aux pays pauvres de 30 milliards de dollars sur les trois prochaines années est prévue pour qu’ils limitent leurs émissions. Mais n’est-ce pas la preuve d’une inconscience totale des besoins alimentaires des populations locales et des dégâts causés sur certaines des agricultures du Sud par la concurrence de celles du Nord ? Concurrence déloyale au demeurant, puisque les secondes doivent leurs avantages comparatifs à l’usage d’intrants fossiles, en quantité limitée, et l’absence de pénalités pour leurs émissions de GES. Pas question, bien sûr, de faire porter cette lourde responsabilité sur les agriculteurs du Nord. C’est l’ensemble du système des politiques agricoles qui est en cause. Comment imaginer que les déforestations puissent cesser si une compensation de ce dumping écologique n’est pas apportée aux agricultures des pays les plus pauvres pour développer leur agriculture ?
Créativité
Les formes d’agriculture à rendement très élevés qui importent quantité de ressources externes tout comme celles à rendements très bas qui épuisent localement la fertilité des sols affectent, nous l’avons vu, le fonctionnement de l’écosystème terrestre, notamment par leurs émissions de GES et utilisent mal les ressources naturelles. Les principes d’une meilleure utilisation de ces ressources sont connus :
– laisser en place une quantité de biomasse suffisante pour fixer du C et fournir de l’énergie aux micro-organismes du sol,
– gérer les ennemis des espèces cultivées par la rotation et la diversification des cultures, l’entretien d’habitats pour les « auxiliaires »…
– économiser les éléments minéraux essentiels par la fixation microbienne de l’azote de l’air, le recyclage des éléments minéraux, etc. Voilà des marges de progrès vers une utilisation plus rationnelle des ressources naturelles à l’échelle planétaire. Mais par principe, leur mise en œuvre doit s’adapter aux caractéristiques des écosystèmes locaux et des sociétés qui les habitent. En agriculture trop de transferts de technologies ont entraîné des catastrophes. Localement les connaissances des praticiens sont d’une grande utilité dans des démarches de créativité participative.
En éloignant la consommation de la production alimentaire la modernité a fait perdre aux citoyens la conscience des conditions locales et mondiales de l’activité agricole. Les problèmes alimentaires qui se profilent à l’horizon vont remettre les citoyens face à leur responsabilité et, par contre-coup, les politiques. Un autre système de politique économique doit être trouvé, fondé sur des principes de coopération plutôt que de concurrence (le plus souvent déloyale et faussée) et une plus juste adéquation de l’usage des ressources aux densités de population.
Einstein disait : « Pour résoudre un problème, il faut changer l’état d’esprit qui l’a créé ».