Publié le 01/06/2010
Une agriculture qui porte les germes de sa propre destruction[[1 – Les éléments de réflexions avancés dans cet article sont détaillés dans l’ouvrage Le Manifeste pour la Terre et l’Humanisme, éditions Actes Sud.]]
Par Pierre Rabhi[[2 – Fondateur du mouvement international pour la terre et l’humanisme appelé ensuite Mouvement Colibris et Terre et Humanisme.]], Frat des personnalités
Depuis plus de quarante ans, l’agriculture dite « moderne » promet d’éradiquer la faim dans le monde. Et pourtant… Force est de constater aujourd’hui que non seulement elle ne l’a pas fait disparaître, mais bien au contraire, entre pléthore et pénuries artificielles et avec la concurrence inégalitaire sur le marché mondial, elle l’a aggravée. Sous prétexte de « progrès » clamé avec arrogance pour désigner tout ce que notre époque moderne est censée apporter à l’humanité tout entière, nous ignorons – volontairement ou non – les conséquences désastreuses qu’elle a globalement engendrées.
Calquée sur le modèle industriel, l’agriculture moderne est totalement subordonnée au pétrole, indexé sur le dollar (la fabrication d’une tonne d’engrais nécessite deux à trois tonnes d’énergie pétrole…). Contrairement à ce que l’idéologie dominante véhicule, ce mode de production vulnérable et dépendant est le moins rentable de toute l’histoire de l’humanité : pour obtenir une calories alimentaire, il faut en consommer douze d’énergie ! De plus, inspirée par les processus et les mécanismes de la loi du marché et du profit illimité, l’agriculture moderne ne peut produire sans détruire. Le sol, plutôt que d’être considéré comme un organisme vivant dont l’agriculture doit entretenir et améliorer les fonctions biologiques, est un simple substrat que l’on déstructure mécaniquement et que l’on dope chimiquement pour en intensifier le rendement. Les végétaux issus de telles pratiques sont déséquilibrés et nécessitent le recours aux pesticides dont les effets pernicieux sur la santé humaine et animale ne sont plus à démontrer. L’usage excessif des pesticides et autres intrants chimiques appauvrit la terre, pollue les sols, les eaux souterraines et, de manière générale, le milieu naturel dans son ensemble. La mortalité humaine par les pesticides, considérable dans les pays du Tiers Monde, constitue l’un des grands scandales de notre temps[[3 – Lire Les pesticides, un scandale français, de Fabrice Nicolino, éditions Fayard.]]. Par ailleurs, on évalue à 60 % la perte de la biodiversité semencière. Ce scénario met en évidence qu’une agriculture qui ne peut produire sans détruire porte en elle les germes de sa propre destruction. À toutes ces exactions, il faut ajouter la concurrence internationale et la loi du marché, qui ont poussé les agriculteurs à se détruire économiquement entre eux. Après en avoir tiré tous les avantages possibles, s’être honteusement enrichie de leur labeur, la logique du profit est en train d’affamer les paysans. Plaise au ciel que les rescapés de la destruction physique et économique s’éveillent et entrent en résistance, sortent de la monoculture et puissent considérer les structures fermières à taille humaine et de production diversifiée, à faible coût énergétique et haute valeur ajoutée du produit, comme autant de bastions autonomes contre les pieuvres du profit sans limite et sans âme qui menacent leur existence.
Des biens communs inaliénables à préserver
Si ce réquisitoire paraît sévère, il n’en est pas moins réaliste et la sonnette d’alarme dont je me fais le porte-voix depuis près de cinquante ans a déjà été tirée depuis longtemps : Osborn[[4 – La planète au pillage, Fairfield Osborn, éditions Acte Sud, 1949.]] (salué par Einstein ou Huxley) en 1949, Rachel Carson[[5 – Le printemps silencieux, Rachel Carson, édition Wildproject Editions,1963.]] pour les pesticides notamment, et la revue Nature et Progrès dans les années 1960. Après la millénaire civilisation agraire qui maintenait les humains proches de leur source de vie, la terre nourricière est aujourd’hui l’élément le plus méprisé ou ignoré, paradoxalement, de la grande majorité de la communauté scientifique, ainsi que des intellectuels, des politiques, des artistes, des religieux et du peuple en général. Etrange et dangereuse ignorance au sein d’une société surinformée sur tout, sauf sur ce qui est le garant absolu de la survie de chacune et chacun de nous sans aucune exception…
Par conséquent, nous ne pouvons, en conscience, avoir de complaisance à l’égard d’une idéologie qui, sous le beau prétexte de répondre efficacement aux besoins de l’humanité, est en train de l’affamer en détruisant son patrimoine vital. La terre, l’eau, les espèces, les variétés animales et végétales ne sont pas des gisements de ressources à épuiser, mais doivent être des biens communs garants de la vie et de la survie de tous. Ils nécessitent d’urgence d’être affranchis de la spéculation financière qui les dissipe et les privatise au profit d’une minorité humaine et au préjudice du plus grand nombre et des générations futures. Il s’agit clairement d’un hold-up sur le bien commun, un délit grave.
Des alternatives agricoles prenant en compte ces éléments existent déjà, que ce soit l’agroécologie ou bien encore d’autres approches comme les écoles du nouveau courant écologique : Steiner, Pfeiffer, Howard, Lemaire-Boucher, Bernard, Delbet, Voisin… En dépit de certaines divergences de point de vue ou de méthode, tous ces rebelles à la simplification scientiste se retrouvent unanimes sur le principe d’une agronomie et d’une agriculture inspirées par l’observation approfondie des phénomènes naturels et universels. Ces approches mettent en lumière qu’il ne peut y avoir d’avenir alimentaire fiable et durable sans prise en compte des lois fondamentales qui régissent le vivant, ainsi que la répartition de la production sur l’ensemble des territoires. Nous avons démontré que « l’agroécologie » – à la condition de faire partie des grandes options nationales et internationales – permet l’omniprésence d’une nourriture saine et abondante directement accessible à tous les citoyens dans leurs territoires de vie, en évitant les incessants transferts et transports de l’alimentation dans les quatre coins de la planète. Pour cela – faut-il le répéter ? – une politique foncière considérant la terre nourricière, l’eau, les semences, les savoirs et les savoir-faire comme biens communs inaliénables doit être établie.
L’agroécologie, la seule alternative réaliste pour le Nord comme le Sud
La pratique agroécologique a le pouvoir de refertiliser les sols, de lutter contre la désertification, de préserver la biodiversité, d’optimiser l’usage de l’eau. Elle est une alternative peu coûteuse et adaptée aux populations les plus démunies. Par la revalorisation des ressources naturelles et locales, elle libère le paysan de la dépendance des intrants chimiques et des transports générateurs de tant de pollutions et responsables d’une véritable chorégraphie de l’absurde, où les denrées anonymes parcourent chaque jour des milliers de kilomètres. S’appuyant sur un ensemble de techniques inspirées de processus naturels comme le compostage, le non retournement du sol, l’utilisation de purins végétaux, les associations de cultures…, elle permet aux populations de regagner autonomie, sécurité et salubrité alimentaires tout en régénérant et préservant leurs patrimoines nourriciers. Parce qu’elle est fondée sur une bonne compréhension des phénomènes biologiques qui régissent la biosphère en général et les sols en particuliers, elle est universellement applicable.
L’agroécologie bien comprise peut être la base d’une mutation sociale. Elle est une éthique de vie qui introduit un rapport différent entre l’être humain, sa terre nourricière et son milieu naturel. Basé sur la modération et le respect, ce lien privilégié peut non seulement être le garant de la survie, mais aussi de la dignité. L’agroécologie représente alors bien plus qu’une alternative agronomique. Elle est liée à une dimension profonde du respect de la vie et replace l’être humain dans sa responsabilité à l’égard du vivant. Je me surprends souvent à rêver à l’avènement d’un nouveau paysan gouvernant sa ferme à taille humaine, comme un souverain libre en son petit royaume…
La conjoncture économique étant défaillante, la crise financière sera sans doute ce qui va permettre d’identifier les vraies richesses. Elle devrait en toute logique inciter la gouvernance du monde à remettre en question le modèle de société tout entier. Bien au-delà des plaisirs superficiels toujours inassouvis, l’agroécologie vécue comme une démarche au service de la vie est un gage d’enchantement et réhabilite en nous le sentiment de ces êtres premiers pour qui la création, les créatures et la terre étaient avant tout sacrées.