Publié le 16/02/2010
Par Jean-Pierre Cavalié, Délégué de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur de la Cimade
A travers sa grande expérience des questions de migrations, Jean-Pierre Cavalié a introduit cette session en définissant les trois termes : société, communauté, communion et a indiqué en quoi ils se distinguent et comment ils peuvent s’articuler.
La question se pose par rapport à deux défis :
- Contrôler la mondialisation pour :
- aller vers plus de démocratie réelle, participative ; c’est l’enjeu notamment d’une gouvernance mondiale démocratique et juste.
- Sauvegarder les identités et cultures locales et particulières.
- Lutter contre les tentations d’enfermement : les replis identitaires, les intégrismes politiques et religieux, les communautarismes, sans oublier les risques d’apartheid local et mondial à travers des politiques migratoires qui sont de véritables assignations à résidence des pauvres.
Je vous propose une grille de lecture qui met en évidence la complémentarité des trois notions qui ont été choisies avec, me semble-t-il, beaucoup de perspicacité dans la perspective de réaliser une mondialisation heureuse et partagée.
La société
Le mot vient du latin socius qui désigne l’autre avec lequel je passe alliance pour un vécu commun.
Nous n’oublions pas ce que je disais l’été précédent (voir Citoyens 329, p. 28) à propos de hostis (l’ennemi) et hospes (l’hôte) à savoir que le fondement de la société, c’est l’hospitalité, l’ouverture et la paix ; c’est la logique d’hospes et non celle d’hostis, qui est une logique de guerre et d’enfermement.
Ici, nous approchons une autre dimension (que j’avais également évoquée à propos de la notion d’éthique chez Paul Ricœur) : la société est basée sur le droit et la réciprocité qui émergent des notions d’alliance et de vécu commun propres à la racine socius.
Au démarrage historique d’une société, les membres se choisissent, mais après non ; on ne choisit pas de naître dans tel ou tel pays. Les deux façons de continuer à « choisir », ce sont la démocratie à travers les élections, les consultations et les engagements, et la migration qui amène à vivre dans une autre société.
Une société digne de ce nom est donc démocratique – réellement et non pour faire semblant – et a des frontières ouvertes. Une société qui reste uniquement « nationale », c’est-à-dire qui se ferme aux personnes qui ne sont pas nées en son sein, est en fait un vaste clan ou une ethnie, car la primauté de la naissance y remplace celle de l’alliance.
L’idéal, le défi de la société est de former une seule société, unie et cohérente – cela fera le lien avec la notion de communion, mais en même temps plurielle – cela fera le lien avec la notion de communauté.
La valeur-clé de la société est le respect, de l’autre et du Droit. Il est fondamental de respecter cette hiérarchie : l’autre, la personne humaine, quelle qu’elle soit est la mesure de toute chose. Le Droit dont il est question, ce sont les droits humains fondamentaux qui passent avant et conditionnent tous les autres droits (de propriété, de commerce…) et libertés.
La perversion de la société, c’est l’Etat-nation ou la société uniquement « nationale » pour la raison invoquée plus haut, à savoir qu’elle se voit et fonctionne comme un clan. Mon parti-pris est que la perversion de ces trois notions repose sur la fermeture, le repli, l’enfermement, qui relèvent du registre de l’hostilité, de la violence et de la guerre.
Dans la philosophie de Paul Ricœur (« Je » de la liberté, « Tu » de l’éthique, et « Il » du droit), la société est le domaine du « Il », du Droit. Nous sommes tous égaux devant la loi et grâce à la loi ; une loi qui a pour vocation d’appliquer, de réaliser le Droit, c’est-à-dire les droits humains fondamentaux.
Ce Droit nous garantit la véritable liberté basée sur le respect et l’égalité face à la vie et par-là même aux moyens de vivre dignement.
La communauté
Le mot vient du latin cum-munus qui désigne des personnes qui se mettent ensemble (cum) pour accomplir une charge et le présent (munus a les deux sens). Le mot munus provient lui-même de la racine indo-européenne mei qui signifie changer, échanger et migrer. La richesse de sens est donc grande, tournant autour des notions de responsabilité, de partage, d’ouverture et de migration. La véritable commmunauté est évolutive, ouverte, toujours prête à aller ailleurs, tant physiquement qu’intellectuellement et spiri-tuellement.
Comme la société, la communauté repose sur le choix d’un vécu commun autour d’une tâche particulière : paroisse, association, groupe de musique, comité d’habitants… Certaines communautés religieuses et « soixante-huitardes », vivent en permanence ensemble, mais elles sont caractérisées par un projet de contre-société et cherchent à fonctionner alors comme de petites sociétés.
Amin Maalouf, notamment, nous a rendus attentifs au fait que la richesse identitaire tient à la richesse des appartenances, ce qui se traduit concrètement par la multiplicité des communautés d’appartenance, même si certaines ont plus d’importance que d’autres. L’idéal est donc d’être dans plusieurs communautés.
Nous évitons ainsi la perversion de la communauté qu’est le communautarisme. Cela consiste à survaloriser l’appartenance exclusive et excluante à une seule. communauté. Sans aller regarder la paille dans l’œil du voisin musulman, ce qui est souvent facile, nous pouvons qualifier de communautaristes les nouveaux développements urbains fermés par des barrières et portes à code ; sans oublier les vieux réflexes qui consistent à chercher des solutions à ses problèmes dans sa seule communauté religieuse ou son parti ou syndicat ou association… Le communautarisme est trompeur car il donne l’illusion de donner une identité… en nous en privant, car identique à tous dans une seule communauté, je ne suis plus moi-même, mais le simple reflet de tous et par-là du prototype ; je deviens un clone idéologique.
La valeur centrale de la communauté est alors peut-être la solidarité.
Dans la philosophie de Paul Ricœur, la communauté est le domaine du Tu et de l’éthique qui, nous dit-il, commence toujours par le bien de l’autre. L’éthique fonde la véritable liberté vécue, car je me rends compte que je peux faire beaucoup plus de choses avec et grâce aux autres que tout seul. L’autre est en fait le garant de ma liberté. La véritable liberté est finalement la liberté de contribuer au bonheur d’autrui.
La communion
Le mot vient du latin communicare qui signifie communiquer. Avec le christianisme, il prendra le sens de « avoir part avec » , la sœur et le frère spirituel, et Dieu bien sûr. Le sens premier me semble plus pertinent et prévalant, car la communion est caractérisée par la transcendance et le « meta ». Ces deux mots désignent quelque chose qui nous dépasse et ne se voit pas, mais se (res)sent.
La communion, dans un groupe, est une « méta-union », une unité qui peut difficilement se décrire, mais se ressent au profond de soi et se traduit par une ambiance conviviale, chaleureuse, tranquille, peut-être recueillie ou joyeuse. La communion est une « méta-communication » ; elle s’appuie sur le fait, en partie mystérieux, que les membres du groupe communiquent (communicare) et échangent, au-delà de ce qui est directement dit et fait.
Si je peux choisir ma société et ma communauté, je ne choisis pas ma communion ; on peut dire en quelque sorte que c’est elle qui nous choisit, nous prend. Dans la foi chrétienne, la communion est un don de Dieu. S’il y a choix, il consiste dans l’acceptation ou le refus.
Surtout avec l’influence du Christianisme, la communion-communication se réalise en gardant mémoire de ce qui est essentiel, de l’événement et/ou du message fondateur et fondamental. On rappelle le passé pour changer le présent et bâtir un avenir meilleur. De cette démarche provient sans doute en partie la convivialité, l’unité spirituelle (qui n’est pas l’uniformité) qui rend seconde la loi en inscrivant le Droit comme amour du prochain, dans notre cœur et notre esprit. Je rappelle au passage que pour Jésus la loi se résume à l’amour du prochain et de Dieu, ce qui pour lui revient au même. Pour l’apôtre Paul, la loi n’a besoin d’être écrite que parce qu’elle n’est pas encore inscrite dans notre cœur et par-là même notre façon d’être. C’est cette transformation que devrait opérer la « conversion ».
La valeur centrale de la communion est donc l’espérance, c’est-à-dire la croyance dans le fait que l’avenir peut être ouvert (toujours l’ouverture – hospes).
La perversion de la communion, c’est la secte qui fait de celle-ci une occasion ou un prétexte de rupture et séparation d’avec les autres, dans le sens de ceux qui sont différents. Les membres se choisissent en éliminant les autres, au lieu d’être choisis en s’ouvrant à l’Autre et aux autres. La communion est pour eux une occasion de se mettre à part et non de « communiquer » autrement, mais largement.
L’idéal et le défi de la communion est de créer une seule humanité, unie et heureuse.
Dans la philosophie de Paul Ricœur, la communion est le domaine du Je, c’est-à-dire de la véritable liberté qui consiste à faire le bien d’autrui. Car par la communion, je fais l’expérience que l’autre est une part de moi-même (mais jamais ma réplique, sans quoi il n’existerait pas comme autre).
Conclusion
La société telle que je l’ai définie ne peut être un simple constat de vie collective. Elle est bien plus un projet politique, au sens large du terme, caractérisé par l’état de Droit, la réciprocité et par-là même la démocratie participative, la justice, le partage et la paix (hospes). A l’heure où nous sommes mis au défi de bâtir une société-monde, ce rappel n’est pas sans incidences et pourrait se traduire par : un Droit contraignant sur les Etats, la concrétisation de la notion de Biens Publics Mondiaux (biens communs de l’humanité), la responsabilisation de tous les citoyens (démocratie participative) et des entreprises (citoyennes) notamment face au changement climatique qui prend des allures catastrophiques (cf. le film Home). Mei qui est la racine de communauté et communion, est un véritable appel à « changer », c’est-à-dire à ne pas avoir peur de se convertir, de changer de façon de vivre ensemble. Les Inuits en Alaska, ont un mot pour cela : « uggianaqtuq » : se comporter de façon inattendue.
Les diverses communautés, y compris nationales, sont comme les cellules de base de cette société-monde. Il est vital de les multiplier tout en veillant à ce qu’elles soient toujours ouvertes pour rester en vie.
La communion est peut-être le secret de fabrication d’une société-monde, à la fois une et plurielle, cohérente et unie, respectueuse des particularités qui sont autant de richesses à partager.