Publié le 16/02/2010
Par Vincent Triest, Secteur Philosophies de la personne
Le monde craque de toutes parts. La crise est d’abord environnementale : réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles. Une croissance infinie dans un monde fini, ça coince.
Depuis un an, le capitalisme libéral vacille. D’abord financière, la crise s’étend à l’économie dite « réelle », celle de la production et de la consommation de biens et services. La croissance connaît des ratés. La machine de l’économie se grippe.
Par sa profondeur, cette crise rappelle celle des années trente, avec son cortège de fermetures d’entreprises et la montée du chômage et des inégalités.
Le personnalisme d’Emmanuel Mounier a pris corps dans ce contexte-là. Il s’est inscrit dans le mouvement de doute et de contestation qui frappait le capitalisme libéral, avant la seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, comme en ces temps troublés, le personnalisme alimente la résistance face au « désordre moral ». Mon souhait serait de montrer qu’un élément-clé de cette résistance réside dans un attribut souvent mal compris de la personne : la singularité.
L’univers du marché est marqué par un profond paradoxe. L’individualisme qui irrigue ses rouages n’est pas marqué du sceau de l’autonomie et de l’indépendance, comme pourrait le faire croire la vulgate individualiste et sa fière figure de l’individu. Au contraire, dans la société marchande, les comportements grégaires d’imitation sont légion. Même pour ceux qui se piquent de se « démarquer de la masse », une publicité aussi habile que manipulatrice fait miroiter des modèles de consommation qui font appel à l’instinct d’imitation. Quand les riches se démarquent des « économiquement faibles », c’est pour mieux s’imiter entre eux.
Car c’est bien d’un puissant instinct d’imitation qu’il s’agit. Pourquoi ? Nous imitons les autres parce que cela nous rassure. Et de quoi donc voulons-nous nous rassurer, sinon de nos angoisses ? Celles de la mort, de la maladie, de tout ce qui porte atteinte à la volonté de vivre et d’échapper à la mort. Il s’agit de toutes les angoisses liées à notre finitude.
Contrairement à une idée reçue, l’avoir n’est pas cette chose plutôt dégradante qui s’opposerait à la noble dignité de l’être, celui-ci faisant figure de Vérité. En réalité, notre goût pour l’avoir se révèle du même ordre que notre volonté d’être, au sens de « persister-à-être », c’est-à-dire à vivre, à ne pas mourir. Nous possédons – et nous imitons ceux qui possèdent – parce que nous y voyons un antidote contre la mort qui nous guette.
A l’opposé d’une autre idée reçue, la singularité n’est pas la différence qui distingue entre elles les personnes. Elle n’est pas non plus un synonyme du mot « originalité ». En effet, différence et originalité impliquent la comparaison, alors que la singularité est incomparable. Etre singulier, ce n’est pas être différent, ce n’est pas vouloir se singulariser, c’est être soi, unique, incomparable et non substituable.
La singularité procède du mouvement de personnalisation par lequel la personne se construit dans la relation à l’autre. C’est un « me voici ! » Elle est le fruit de la rencontre, du face-à-face avec autrui, dans l’expérience unique de la responsabilité, si bien évoquée par Emmanuel Levinas.
Ma singularité, je ne la porte pas en moi comme un donné reçu à la naissance. Ce n’est pas moi qui me l’attribue, comme je revendique une identité ou plusieurs identités, mais elle m’est donnée par l’autre, par celui qui me fait face et qui m’assigne à être responsable de lui, moi unique, sans dérobade. La singularité est « élection » par l’autre. Elle apparaît comme le fruit de la rencontre des sujets qui se reconnaissent : le Je face au Tu (Buber). S’y joint ensuite le Il qui désigne le tiers, celui – à entendre au pluriel – que je ne vois pas mais dont je suis aussi responsable (Levinas).
Si la personne est créée par l’autre en tant que sujet, si elle « devient » sans cesse dans la rencontre, c’est donc dans l’intersubjectivité que cette création et ce devenir se passent. On ne se fait pas « soi » tout seul. Avec Paul Ricœur, l’exigence de la responsabilité, qui chez Levinas paraît peut-être excessivement inconditionnelle et asymétrique, c’est-à-dire sans contrepartie, fait place à la réciprocité. Ce n’est pas tout d’être responsable de quelqu’un. L’humanité de la relation demande aussi de reconnaître que ce quelqu’un peut lui aussi être aussi responsable de moi. Lui dénier cette capacité d’ouverture envers moi porterait atteinte à sa propre dignité. Tel est le sens profond de l’intersubjectivité : un travail de co-création continue des sujets, qui se reconnaissent chacun comme singularités, uniques et irremplaçables. Des sujets qu’un infini sépare, mais qui se parlent au-delà de leur séparation. La relation entre les sujets, séparés et par-là singuliers, est un miracle !
Eprouver sa singularité, c’est expérimenter son unicité en tant que sujet. Je suis unique face à l’autre qui est lui aussi unique. Nous sommes singuliers mais nous sommes en relation et c’est parce que nous sommes en relation que nous sommes singuliers.
La rencontre de l’autre révèle ma singularité. Et cette révélation ouvre mon intériorité. Grâce à l’autre, je me découvre comme un autre, en moi-même. Même moi, surtout moi, je ne peux faire le tour de la question que je suis. N’est-ce pas la clé de toute spiritualité, quand le moi s’ouvre à plus grand que lui, quand il fait place en lui à l’altérité et à l’infini ?
La singularité éclaire le sens de la fraternité et marque la différence de celle-ci avec la solidarité. J’ai coutume de dire que la solidarité, c’est le côte à côte, alors que la fraternité, c’est plutôt le face-à-face. Etre solidaire, c’est s’assembler pour affronter des périls partagés, pour résoudre des finitudes. Il y a dans la solidarité l’idée d’un intérêt commun, comme par exemple dans les mécanismes assurantiels de mutualisation des risques. C’est pourquoi elle s’accorde avec l’identité, davantage qu’avec l’altérité de l’autre, de l’étranger, de ceux qui ne sont pas « nous », les semblables.
En conclusion, je propose donc une approche de la singularité qui met l’accent sur son caractère existentiel, vécu dans la rencontre de l’autre. Ce n’est pas en s’imitant que les hommes deviennent et demeurent des sujets, c’est en étant responsables les uns des autres, dans le dialogue des singularités. Nous ne surmonterons pas l’angoisse de la mort en accumulant nos possessions et nos consommations.
Face au prêt-à-porter des comportements, à la fatigue de ne pas être soi à force d’imiter les autres, sans les reconnaître pour autant, l’éloge de la singularité pourrait bien secouer notre paresse spirituelle et philosophique. S’il y a un autre monde et s’il est déjà dans celui-ci (Eluard), c’est sans doute parce qu’il est caché au plus profond de nous, dans cette intériorité où le soi se recueille et découvre sa singularité, mais jamais sans les autres. Certes, cette singularité paraît bien fragile et incertaine, davantage que l’identité. N’est-ce pas parce qu’elle est à l’image de la petite bonté, si modeste au regard du grand Bien magnifique des dogmes et autres doctrines drainées par les luttes identitaires ?