Publié le 16/02/2010
Par François Leclercq, Comité de rédaction
Petit sondage dans un lycée de province. Question anodine du professeur de lettres à ses élèves de Terminale L (littéraire) : qu’avez-vous lu pendant les vacances ?
Réponse navrée de la moitié de la classe : aucun livre. Raison invoquée : on n’a pas le temps !
Le professeur pousse l’échange et découvre, perplexe, que le tiers des élèves de cette classe n’a jamais lu un seul livre.
Entendons-nous bien. Cela ne veut pas dire que ce sont des cancres, des illettrés et que tous ces jeunes ne lisent jamais. Cela signifie qu’ils ont une autre approche de la lecture, par extrait, par page d’un site, par citation, au gré des articles…
On pourra refaire le sondage, le présenter à tous les niveaux, dans tous les milieux, on retrouvera des pourcentages différents. Mais la tendance est générale : l’ensemble des Français lit moins de livres (même si les chiffres de vente de livres rassurent les optimistes).
Interviewé dans les colonnes du Monde, le romancier américain Philippe Roth répond : « Je pense que désormais, les gens qui lisent et écrivent sont une survivance, presque des fantômes ».
Qu’en est-il exactement ?
L’évolution naturelle du livre
Les numériphiles répondront avec aisance que les techniques évoluent et qu’elles offrent de nouveaux horizons à la lecture.
« La musique, la vidéo se consomment autrement, pourquoi pas le livre ? » C’est la question que pose Laurent Rabatel, l’un des fondateurs du site Robert ne veut pas lire[[1 – http://www.robertneveutpaslire.com/]]. Cette maison d’édition met en ligne des textes spécialement conçus pour être lus sur des écrans de petite taille, s’affirme vendeur de littérature écologique (pas de transport, moins de papiers…)
En France, Leezam[[2 – Leezam sur internet : http://www.leezam.com]] propose des titres en ligne, qu’on peut télécharger sur les différents supports qui aujourd’hui permettent de se connecter sur Internet via un ordinateur, mais aussi un téléphone ou nombreux types de lecteurs multimédia, Ipod, eBook, etc.
Dans ce genre de livre, le style s’en trouve marqué : « Peu de descriptions, parfois un seul mot en exergue, on se concentre sur le rythme et les rebondissements » explique Florian Laffani, l’auteur d’un thriller publié sur ce site.
On pourra le déplorer ou, au contraire, affirmer que l’essentiel est le plaisir et l’intérêt qu’on tire d’un texte écrit, peu importe sa forme. Après tout, le roman n’a pas toujours existé et quand il n’existait pas, les hommes avaient recours à d’autres procédés pour savourer une histoire en mots.
Certaines maisons d’éditions numériques proposent des approches multiformes du texte : on peut lire le texte, l’entendre lu, ou le voir en vidéo.
L’infini au bout des doigts
Avec votre eBook (en français livre électronique ou liseuse), vous disposez de toute une bibliothèque. Vous aimez Zola, vous pouvez vous balader dans toute son œuvre. Et si vous partez en voyage, vous emportez cent romans dans votre poche.
De nombreux livres sont maintenant numérisés. On sait la controverse qui tente d’ébranler en France le projet Google[[3 – Depuis 2005, Google aurait numérisé près de dix millions de titres.]]. Mais d’ores et déjà, on a accès sur son ordinateur à toute une littérature classique. Et on peut effectuer toute une série d’opérations sur les textes. Vous étudiez Jacques le Fataliste, Les Misérables, Les Fleurs du mal. En deux clics, le texte s’affiche sur votre écran. Combien de fois, Baudelaire a-t-il utilisé le mot chevelure, deux clics et vous avez la réponse.
Pour un curieux, un étudiant, un professeur, ces outils inenvisageables voilà vingt ans laissent pantois et quand on les a essayés, on ne peut plus s’en passer.
Les grincheux (dont je suis)
D’autres dénoncent que ces nouveaux usages induisent d’autres comportements : le lecteur est moins assidu, moins concentré, il se disperse, saute d’une page à une autre, se contente de copié-collé, vérifie moins les sources parce qu’il va plus vite, plus facilement.
Certains soulignent que la capacité de concentration s’amenuise aujourd’hui, dans cet univers généralisé du zapping (télévision, Internet, portable…). Au moindre fléchissement de mon intérêt, je peux être tenté de zapper, de m’envoler ailleurs, car les autres pages se pressent par millions sous mon clavier. Et aussi d’autres films, d’autres chansons, d’autres amis.
Les cerveaux aussi changent
Ce problème ne laisse pas indifférents les chercheurs de nombreux pays. En France trois centres (à Paris[[4 – Le LUTIN, Laboratoire des usages en technologie d’information numériques.]], Caen et Toulouse[[5 – Laboratoire cognition langage, Université Toulouse Le Mirail.]]) ont étudié les modifications du comportement des lecteurs lorsqu’ils sont placés devant des écrans.
Ainsi il semble que ce ne sont pas exactement les mêmes zones du cerveau qui sont sollicitées devant un livre et devant un écran d’ordinateur. Par ailleurs l’espace de vision ne fonctionne pas de la même manière, ni au même rythme. La vitesse de lecture baisse de 25% sur écran.
Quant à la multiplication des liens hypertextes, attrayante, des tests montrent qu’elle peut égarer l’attention, surtout chez les plus jeunes, qui oublient l’objet de leur recherche (l’article EAU de Wikipédia contient quarante liens ; si vous êtes tentés de les activer, vous êtes perdus).
Une pédagogie à la nouvelle lecture s’impose donc parce que en la matière guider devient indispensable.
L’écrit partout
Bien entendu la lecture n’est pas moribonde : on n’a jamais autant lu que maintenant : le texte est omniprésent, du téléphone portable à la télévision, etc. 150 milliards d’e-mails sont publiés chaque jour ! Tous les écrans comportent de l’écrit. L’activité quotidienne oblige à lire.
Mais la lecture ne s’effectuera plus selon les mêmes habitudes. Le lecteur sera butineur, impatient, désireux de réagir (écrire ses réactions au bas de l’article), de l’envoyer à des amis. Et les textes se plient à l’écran : plus courts, plus incisifs, comportant moins de détails, moins d’exemples, ils risquent de ne livrer que les conclusions. Ils seront présentés en lien avec d’autres textes, d’autres perceptions (son, image).
Dès lors, il sera difficile à ces lecteurs de demain de revenir à un livre, qui sera vécu comme une approche pesante, froide, austère.
Sera-ce une richesse oubliée ? Ou suis-je atteint d’une inutile nostalgie ? Nous nous trouvons à la charnière de cette évolution.