Publié le 18/03/2009
Par Jean-Pierre Cavalié – Cimade
La relation à l’autre a quelque chose de fondamental, d’attirant, de vital, mais aussi d’angoissant. L’altérité est une démarche difficile, car l’autre, tout autre, est d’abord perçu comme potentiellement hostile, en latin on disait « hostis ». Caricaturalement, deux alternatives se présentent alors : la guerre ou la société.
Hostis et hospes :
L’hospitalité à la source de la société humaine
La logique de la guerre, c’est « ou toi ou moi » ou « ma vie sera ta mort » (l’inverse revient bien entendu au même) ; c’est une logique du sacrifice qui peut être tout aussi bien militaire que politique, économique ou religieuse : le bonheur des uns est inenvisageable sans le malheur des autres. S’ignorer totalement est une façon de se faire la guerre sans les armes : « Je me fiche de ce qu’il peut t’arriver ; tu n’existes pas pour moi ! », est une forme de meurtre symbolique.
La logique de la société, c’est « toi avec moi » ou « ma vie sera ta vie » ; c’est une logique de la solidarité qui signifie que l’on est plus solide ensemble. La solidarité est ancrée dans la conscience, l’éthique, la philosophie de la faiblesse, c’est-à-dire la conscience et l’acceptation de sa propre faiblesse ; c’est parce que je suis faible que j’ai besoin de l’autre ; tel est le fondement de la société qui vient du mot latin « socius » qui désigne « l’autre avec lequel je passe un accord pour un vécu commun ».
La logique de guerre ne voit en l’autre que « hostis », un ennemi ; la logique de la société voit en l’autre « hospes », un hôte qui désigne en français l’accueillant comme l’accueilli, peut-être parce que dans toute société qui se respecte, chaque membre doit être alternativement l’un et l’autre. La société est donc basée sur le changement de regard sur l’autre : l’ennemi potentiel, l’étrange étranger peut devenir un hôte.
L’hospitalité et l’utopie : l’hospitalité comme subversion de la frontière
L’hospitalité est très moderne parce qu’elle est une réponse aux multiples tentations xénophobes et ghettoïsantes actuelles ; mais plus fondamentalement encore, parce qu’elle peut devenir la philosophie – comme pensée agie – de l’alter-mondialisation. En quoi ?
Le néo-libéralisme dominant a mis en place une mondialisation « sans frontières » pour les capitaux et les marchandises, ainsi que les personnes les plus riches ; mais en contrepartie, elle a imposé des formes d’assignation à résidence pour l’ensemble des populations, sous prétexte de lutter contre l’insécurité presque toujours liée, nous dit-on, aux « étrangers ». Cette hostilité (in-hospitalité) organisée et généralisée s’appelle « contrôle des frontières », « gestion des flux migratoires », « lutte contre l’immigration clandestine », « immigration choisie », etc.
L’hospitalité, au contraire, est une pensée positive sur la frontière perçue non pas comme ligne de séparation des territoires et des personnes, mais comme espace de relation à l’autre, d’accueil de l’hôte. Le mot « hôte », avons-nous dit, désigne autant l’accueillant que l’accueilli, comme si la pratique de l’hospitalité ouvrait, rendait floue ou superflue la frontière entre ces deux fonctions, ces deux personnages, l’autochtone et l’étranger. L’hospitalité casse l’image du généreux autochtone qui accueille chez lui un étranger venu d’ailleurs, ainsi que le confirment les expressions consacrées : « Tu es ici chez toi », « Fais comme chez toi », « Tu seras toujours chez toi » comme si l’hospitalité chassait les frontières du temps et de l’espace. Il n’y a plus un « chez toi » et un « chez moi » distincts et clairement délimités, mais un « chez nous » nouveau, une sorte de projet commun à construire ensemble, entre associés (socius). L’hospitalité ouvre la communauté, le clan, la famille pour construire la société. Chaque fois qu’un membre se rajoute et s’insère, la société doit en quelque sorte se réinventer ; c’est ce qui la rend vivante. L’hospitalité appelle, en ce sens, non pas à l’assimilation (devenir le même), mais à l’intégration (former une unité).
La pratique de l’hospitalité me rappelle que je ne devrais jamais me sentir « chez moi » comme dans un espace clos que je pourrais posséder, mais seulement comme un utilisateur provisoire d’un « bien commun de l’humanité ». Il ne s’agit pas de ne rien avoir, mais de ne rien posséder pour ne pas être possédé par ce que l’on possède, car la possession est une logique religieuse fétichiste. L’unique « chez moi » légitime est une intériorité, l’extériorité c’est « chez nous ».
L’hospitalité change le statut de la frontière : dans la logique de l’hostilité (hostis) liée à la possession d’un territoire, le premier souci est la défense du respect de la frontière de ce territoire[[1 – « jardin » au sens étymologique « d’enclos ».
]] et le contrôle de celles et ceux qui en sont extérieurs, étrangers ; l’hostilité glisse facilement, voire naturellement vers la xénophobie. L’autre souci, qui va souvent de pair dans l’histoire, est la démarche coloniale d’extension de ce territoire en prenant, en volant celui de l’autre.
Dans la logique de l’hospitalité (hospes) liée à l’accueil de l’hôte, le souci est la défense du respect de la dignité de l’autre, de la personne humaine, fût-elle étrangère. En fait, dans cette démarche, la frontière devient en quelque sorte comme la ligne à l’horizon qui est censée délimiter la terre et le ciel : on sait qu’elle existe, on la voit, plus ou moins nette, mais plus on avance, plus elle recule, et lorsque l’on réfléchit un peu, on se rend compte que cette frontière est comme celle qui nous sépare de l’autre : elle démarre à nos pieds ; nous sommes, nous vivons, nous nous rencontrons toujours sur la frontière, sur une frontière, même invisible; notre vie entière se passe sur la frontière ; la seule frontière légitime est un lieu de vie parce qu’elle est un espace d’hospitalité.
On comprend que l’hospitalité implique une véritable révolution car elle ne peut être basée que sur le respect et le partage. Le respect concerne en tout premier lieu la personne humaine, quelle qu’elle soit, mais également notre environnement collectif tant local que global ; l’hospitalité va de pair avec l’écologie. Le partage concerne bien entendu toutes les richesses de la planète et de l’humanité. Dans l’ordre de l’hospitalité, le partage doit détrôner la recherche du profit et de l’accumulation personnels illimités, ce qui implique une mutation complète dans la conception de l’économie et de la politique, sans compter le mode de vie.
Tout cela signifie aussi que dans la logique de l’hospitalité, la notion d’extérieur ne fonctionne pas. Les frontières nationales apparaissent comme un héritage de l’histoire telle qu’on nous l’a enseignée à l’école et surtout telle que nous l’avons construite, l’histoire de l’hostilité, l’histoire de la déshumanité. L’histoire de l’humanité que nous tentons de construire à travers notamment le courant alter-mondialiste, les Forums Sociaux Mondiaux… est celle de l’hospitalité. Il est clair qu’elle induit une toute autre conception de l’humanité, de la société, de l’économie, de la politique, du rapport à la Terre, en un mot une véritable révolution intellectuelle et spirituelle. Nous avons aujourd’hui et peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la possibilité de faire un pas de géant vers une véritable fraternité humaine, la construction d’un village planétaire. C’est une possibilité et en même temps un immense défi face aux risques globaux majeurs, notamment environnementaux. Seule la démarche de l’hospitalité telle que j’ai tenté de la décrire, me semble en mesure de nous permettre de relever et de gagner ce qui aura été peut-être la plus longue et la plus dure lutte humaine, celle pour le bonheur pour tous.
La bagarre qui a lieu dans de très nombreux pays du globe autour de la question des « sans-papiers » est à ce titre emblématique de la lutte entre les deux logiques que nous venons de décrire, de l’hostilité et de l’hospitalité. Dans cette dernière, il est clair que « Il n’y a pas d’êtres humains illégaux » (Raphael Correa, sociologue uruguayen ; repris par Pablo Guerra, président de l’Equateur). La répression contre les « sans-papiers » est une véritable horreur éthique.
L’hospitalité au quotidien :
des limites et des Hommes
Mais il reste une dernière question fondamentale que beaucoup se posent… même des ministres : Peut-on vraiment « accueillir toute la misère du monde » ? Tout ce que nous venons de voir, en théorie c’est bien, mais dans la réalité quotidienne ? L’hospitalité peut-elle être illimitée et inconditionnelle ? Les questions sont légitimes, mais je pense qu’elles ne sont pas posées de façon assez nuancées pour permettre d’accueillir dans la logique d’hospes. Tout d’abord, on n’accueille jamais la misère, mais des personnes humaines ; ensuite, à voir comment on vit globalement dans notre pays, on ne la porte même pas, on l’exploite ; enfin, toute la misère du monde est supportée par les pauvres eux-mêmes et leur préoccupation n’est pas que nous la portions, mais qu’elle disparaisse, ce qui implique de notre part un changement radical de mode de vie.
Anne Gotman[[2- Directrice de recherche au CNRS sur les liens sociaux. Dans son essai Le sens de l’hospitalité, elle analyse l’hospitalité dans la sphère domestique, comme « pratique sociale fondée sur l’asymétrie et la territorialisation, à la fois source de conflits, de compromis, de sacrifices et de richesses ».
]] affirme que, pour être effective, l’hospitalité exige des limites dans l’espace – l’hôte n’a pas accès à la totalité de mon « chez moi »- et dans le temps, fixées par des règles claires qui établissent une conditionnalité à l’accueil. Jacques Derrida soutient, quant à lui, que « l’hospitalité est infinie ou n’est pas » et en même temps qu’il doit exister une dialectique entre la conditionnalité et l’inconditionnalité de celle-ci[[3 – Eloge de l’hospitalité par Arnaud Spire, l’Humanité du 17 juin 2004.
]]. Ces deux penseurs sont dans des positions apparemment opposées, mais il faut bien voir que leur perspective n’est pas la même : Anne Gotman est une sociologue qui étudie comment l’hospitalité fonctionne réellement aujourd’hui – je dirais dans la logique dominante d’hostis – dans le cadre particulier qu’est la maison et la famille. Ma critique serait que sur la base d’un constat, elle a tendance à généraliser. Jacques Derrida est philosophe, ce qui ne veut pas dire qu’il vit sur des nuages, mais qu’il recherche le sens, tant comme signification que comme direction.
Me situant plus dans cette dernière pensée, je dirai que l’hospitalité, pour ne pas renier son essence, doit être ouverte sans condition aux personnes en tant que telles, mais qu’elle doit également être fermée aux comportements qui nient à d’autres personnes la possibilité de l’hospitalité. En ce sens, l’hospitalité se situe dans la même problématique que celle de la liberté : elle s’arrête où commence celle de l’autre ; la liberté qui nie celle de l’autre n’est pas la liberté, c’est le loup déguisé en agneau, la domination maquillée en liberté. Hervé Ott nous disait voilà quelques années : la règle, en matière d’accueil dans un groupe – nous pouvons dire d’hospitalité (versus rejet) est la suivante : C’est celui qui le dit qui l’est ! Autrement dit, si quelqu’un conditionne sa présence dans un groupe à l’exclusion d’une autre personne, c’est lui qui doit être exclu ; mais c’est là justement qu’il faut approfondir les choses, car ce défi est le nœud de la viabilité de l’hospitalité.
Je voudrais raconter très rapidement ici l’expérience qui est à l’origine de la proposition que je fais en la matière. Animant avec une équipe un centre accueillant des chômeurs de longue durée dont beaucoup s’étaient retrouvés à la rue, nous avons été confrontés à certains d’entre eux qui tenaient des propos xénophobes et racistes extrêmes, certains arborant le badge du Front National. Que fallait-il faire ? Se taire et les accueillir ou protester et les renvoyer revenait au même : Nous reniions ce qui faisait la raison d’être de ce lieu : lutter contre les exclusions en accueillant les plus marginalisés. Nous avons décidé de les garder et d’assumer, ce qui voulait dire réagir. Nous avons en même temps ouvert un espace de libre parole et entamé une démarche de rédaction d’un règlement avec l’équipe d’accueil et toutes les personnes accueillies qui le souhaitaient. Au bout de deux mois il était prêt et validé et nous en avons formulé la philosophie ainsi : « Nous excluons des comportements, mais pas des gens ». Cela signifie que chacun aurait toujours sa place dans ce lieu, mais que certaines attitudes étaient contraires à nos valeurs – racisme, phallocratie… – ou que nous ne savions pas les gérer – alcoolisme, drogue… -.
Je crois que la clé de l’hospitalité est là : elle est illimitée et inconditionnelle pour les personnes, par contre elle est limitée et conditionnelle pour les comportements, et c’est pour cela que nous avons besoin du Droit et de lois et règles qui lui soient conformes. Nous rejoignons ici l’un des fondamentaux de la psychologie et de la philosophie : il ne faut pas confondre l’être et le faire ; je suis, je vaux plus que ce que je fais ; je peux me tromper ou mal agir sans pour autant être le Diable, la personnification du Mal ; inversement, je peux faire quelque chose de bien sans me prendre pour un Saint. C’est pour cette raison que l’on devrait dire, surtout aux enfants : « Ce que tu fais est bête ! » Et non « Tu es bête ! ».
De ce positionnement, on peut aisément déduire, si effectivement l’hospitalité est un fondement de l’éthique, que le positionnement actuel des Etats occidentaux à l’égard des étrangers « sans-papiers »[[4 – Multiplication des camps, répression et chasse, harcèlement administratif dissuasif, xénophobie officielle, pratiques néo-esclavagistes dans de nombreux secteurs de notre économie…]] est profondément immoral. Ce ne sont pas que les « sans-papiers » qui sont touchés, mais de façon bien plus sournoise et grave encore, les fondations de notre société. Quand on touche au principe d’hospitalité, c’est l’ensemble de l’édifice sociétal qui est en jeu. La marchandisation absolue, sans limite de tous les secteurs de la vie sociale, est l’une des expressions de la logique d’hostis, logique de guerre qui ne dit pas forcément son nom mais se révèle au nombre de ses victimes, martyrs, sacrifiés, oubliés. Il n’y aura pas de monde alternatif, d’alter-mondialisation sans changement de logique ou d’idéologie au sens où l’entendait Roland Barthes : une certaine conception du monde, de notre place dans ce monde, de nous-mêmes, des relations entre nous, en un mot de la Vie ; l’hospitalité en est l’alphabet.