Le chant du possible initié par la mort

Publié le 16/12/2008

Par Christian Saint-Sernin, Secteur philosophies de la personne

L’approche de la mort pourrait-elle nous délivrer des conceptions mécanistes, déterministes et moroses de l’existence ? Pourrait-elle nous redonner le goût et le sens du possible ?


Dans notre modernité où la technique et les médias nous formatent totalement sans nous demander notre avis, où tout paraît déterminé par des lois si complexes que nul esprit ne peut plus les concevoir en lui-même, où tout semble dépendre de forces économiques, sociales ou psychologiques si puissantes que ni notre vouloir ni notre conscience ne puisse y avoir aucune prise, où tout est si contraint qu’aucun jeu ne puissent apparaître, le surgissement de notre mort, lui, ébranle tout !
Il provoque un sursaut et nous contraint à nous tourner au plus vite vers ce qui est possible : « Trouve le possible, dans ces moments qui te sont encore donnés ! nous crie la mort. Saisis sans plus tarder toute vraie opportunité ! »

En suivant Heidegger, je puis regarder là où la mort ouvre le champ du possible

Nul mieux qu’Heidegger n’a explicité cette étrangeté : bien loin de nous enfermer dans la peur de mourir et dans la crainte de tout, la réflexion sur la mort et sur l’angoisse qui l’accompagne peut nous amener à reconsidérer toute notre existence en y trouvant une véritable mine de possibilités !

Face à la mort, notre temporalité se recentre sur un avenir d’où ne cesse de surgir du possible

Quand survient le spectre de la mort, le sol s’effondre sous nos pieds… l’environnement présent s’effrite… l’expérience passée se désagrège. Le présent et le passé échappent. Seul l’avenir s’impose… avec une pression croissante, car le temps s’accélère et s’intensifie, hanté par ce moment que, jusqu’à la fin nous ne pouvons déterminer… et entre-temps, mille choses sont encore à réaliser qui, dans ces circonstances, deviennent toutes plus urgentes les unes que les autres. L’avenir se charge de possibilités, de moins en moins nombreuses et de plus en plus désuètes pour un regard extérieur et objectif, mais de plus en plus vitales pour celui qui les vit… ainsi que pour ses proches.

Face à la mort, l’espace se re-dispose : surgissent un horizon et un relief entièrement nouveaux

Le recentrage temporel se répercute dans la spatialité. Face à la mort, qu’importe ce qui se passe au loin, les variations de la mode ou de la Bourse, les structures de l’atome ou même la couleur du ciel… à moins que l’une ou l’autre de ces « choses » n’interfère dans le jeu qui reste à vivre. Tout l’espace se focalise autour de ce possible qui apparaît vital. Tout prend du relief à partir de ce nouvel horizon.

Face à la mort, l’existence devient intense et « mienne »

Plus moyen d’échapper. Quand la mort est là, je ne puis qu’ « être-là ». Tout s’accélère et tout se recompose autour de ce rendez-vous qui nous est fixé avec nous-même… et cette fois-ci, nul autre ne peut s’y rendre à notre place. Il n’est plus possible de nous enfuir dans le ronron de la vie quotidienne, dans les jeux de la mode ou de la frime ou dans l’anonymat de l’opinion commune. Plus question de prendre notre vie comme tout le monde, comme le veulent notre profession et notre place sociale, comme le prédisent les horoscopes. Impossible alors de réduire la mort à un simple « objet » parmi les autres éléments du monde. Il n’est plus temps d’être spectateur, ni de jouer les savants ou les professionnels. Au diable toute objectivation. C’est bien de « moi » qu’il s’agit. J’y suis « assujetti », aussi nu et singulier qu’à ma naissance.

Face à la mort, ma volonté et ma conscience lâchent prise… et peut advenir une sereine résolution

Que peuvent en effet ma volonté et ma conscience quand la mort frappe à la porte ? Qu’importe ce que je veux ou ce dont je suis conscient ? A quoi bon s’accrocher à nos anciennes « valeurs » ? Tout ce que nous voulions à tout prix devient d’un coup secondaire. …/…
Mais dans ces circonstances, lâcher prise sur ce qui tenait tant à cœur ne signifie pas forcément se retrouver décontenancé, irrésolu et perdu. De cette angoisse face à la mort, peuvent naître aussi une certaine « résolution » et une authentique « sérénité ». Les échecs, les fiertés et les honneurs passés prennent un tout nouveau sens… les frustrations, les ressentiments et les orgueils de jadis peuvent faire place à une acceptation de ce qui vient…

De la mort à la vie, une extension du possible

Pour Heidegger, toutes ces réflexions sur la mort doivent pouvoir s’étendre à tout le reste de l’existence en nous appelant à rompre avec toutes les tentations d’inauthenticité. Il entend nous amener à plus de modestie et de résolution, en découvrant la vie comme débordante d’opportunités (de « Kairos », disait l’Evangile, d’ « occasions » dit le sens commun) que nous n’avons ni voulues, ni vues venir consciemment, qui n’ont présentement rien d’inéluctable, mais auxquelles il nous appartient de répondre actuellement et personnellement.

Et ce sens du possible peut innerver toutes nos pensées, en faisant apparaître du jeu là où tout paraissait verrouillé par une chaîne continue de causalités. Là où tout semble complètement déterminé, l’inventivité du chercheur ou de l’artiste trouve une place. Là où nous n’avions qu’à appliquer des techniques et à nous conformer aux bonnes manières, nous trouvons des règles du jeu qui permettent de jouer. Là où tout paraissait ficelé d’avance, du neuf peut surgir.

Mais auprès de la mort, d’autres chants sont possibles

Si notre propre mort a ce pouvoir étrange d’ouvrir le champ du possible et si dans toute société, la mort des anciens aiguillonne la jeunesse en leur offrant des héritages, en libérant des places et en redistribuant richesses et pouvoirs, la mort suscite aussi bien d’autres réactions.

La mort du proche, ce drame qui détruit le « possible »

Quand c’est un proche aimé qui est frappé, là au contraire s’effondrent tous les possibles : surgit alors tout ce qu’il ne sera plus possible de vivre, tous les possibles passés qu’on a définitivement « loupés », tous les moments présents devenus interdits, tous les projets rendus vains. La mort d’un ami fait s’effondrer le monde, renverse les perspectives, fragilise tout pour ne laisser en place que tous les impossibles. Le plus terrible restant évidemment la mort d’un enfant… de son enfant.

L’instinct de vie qui rend le « possible » désirable

Face à la mort, l’instinct de vie peut aussi surgir d’une façon qui paraît spontanée, avec son appétit de vie et son exubérance. Sans doute s’agit-il là d’une forte réaction de soulagement face à la mort qui s’éloigne. Beaucoup ont remarqué avec étonnement une pareille allégresse dans les guerres les plus meurtrières, parmi ceux qui fréquentent professionnellement la mort ou chez tous ceux qui ont échappé de peu à la mort : « Merci la mort de nous avoir épargnés ! »  Et les jours gagnés sur la mort sont à vivre bien plus intensément que les autres.

Mais, nous raconte Freud, c’est bien depuis notre plus tendre enfance que cet instinct de vie s’affronte à l’instinct de mort et nous presse de lui répondre, pulsions et répulsions qui rendent les possibles désirables ou haïssables.

Cette mort de Jésus d’où les chrétiens ont vu surgir tant de possibles

Cette Résurrection du Christ qui chante le possible et ré-enchante l’existence.

Depuis le matin de Pâques, Marie, Pierre, Thomas, les pèlerins d’Emmaüs, et puis Paul, François d’Assise, Thérèse ou l’Abbé Pierre n’ont cessé de revenir vers ce condamné à mort exécuté sur une croix. Ils n’y ont point trouvé de cadavre, ni de promesse d’immortalité, ni de moyen d’éviter leur propre mort, mais un bouleversement de leur existence et l’ouverture de toutes nouvelles perspectives : d’un coup il devenait possible de comprendre autrement les drames passés, de réinterpréter la Loi et les Prophètes, toute l’histoire nationale et internationale. Chaque fois, le ressuscité fait apparaître la possibilité d’une relation nouvelle, entre juifs et non juifs, entre hommes et femmes, entre maîtres et esclaves. Chaque fois qu’il se montre, il rend possible une authentique « reconnaissance ».

Le ressuscité met fin à la victoire de la mort comme puissance destructrice ou comme effroyable objet que l’on repousse. Il montre la mort comme source de possibles, sa propre mort à lui, Jésus, cet homme historique dont nous parlent ces textes anciens. Mais aussi ma propre mort à moi, le lecteur d’aujourd’hui, si du moins je me laisse toucher, si je descends de ma posture d’observateur et si je cesse de repousser « à l’extérieur » tout à la fois ma mort (qui ne me concernerait pas puisque je n’y serai plus) et ma vie (dont je ne serais qu’un jouet complètement inauthentique). Face au Ressuscité, ma vie se charge de « possibles » qui n’ont plus rien d’abstrait mais qui prennent chair en des visages qui resurgissent tout autour de moi.

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