Publié le 24/06/2008
Par Jean-Claude Boutemy, Comité de rédaction.
Dans l’histoire des idées « socialistes » de nombreux clivages ont eu lieu par le passé, et persistent encore aujourd’hui, autour notamment du degré de centralisation ou d’autogestion, de l’étendue de la socialisation des moyens de production, du type de salariat, de l’ampleur du partage des richesses, etc.
En revanche, les débats ont été relativement plus discrets autour des questions de finalité de la production elle-même et du travail humain, ou de son impact sur la santé de notre planète. Une critique radicale du productivisme et les apports de l’écologie politique enrichissent et renforcent l’espérance même du socialisme.
L’émergence en Europe des idées socialistes dans le contexte de la révolution industrielle a nécessairement centré la problématique à résoudre sur la question sociale : protéger l’Homme d’une exploitation, excessive d’une part, illégitime d’autre part. La diversité de ses tendances est considérable. Le socialisme peut être utopique, marxiste, libertaire, anarchiste, réformiste, social-démocrate, chrétien, etc. Ces variantes ont participé à la structuration de mouvements syndicaux et partis politiques nationaux, qui certes réussirent à améliorer sensiblement la condition ouvrière, mais pas à arrêter la marche triomphante du capitalisme, dont la pratique politique peut se résumer à l’adage « privatiser les profits et socialiser les pertes ».
En France, il faut attendre les années 60, et la bouilloire de mai 68, pour que soit dénoncée la société de consommation. Ainsi, la CFDT critique « les dégâts du progrès » et revendique le droit de regard des salariés non seulement sur les informations économiques de l’entreprise, mais aussi sur l’utilité sociale de sa production, ce qui est plus révolutionnaire.
C’est à peu près à cette époque aussi qu’apparaissent et se vulgarisent deux courants nouveaux, l’anti-productivisme et l’écologie. Fécondés par une analyse des problématiques sociales et politiques, ils vont s’étoffer et donner lieu à l’émergence de l’écologie politique.
Remise en cause du productivisme : qu’est-ce à dire ?
L’introduction d’un nouveau « _isme » appelle une précaution oratoire et une définition.
« Moulinex libère la femme » disait un slogan, la machine libère l’homme dans bien des travaux pénibles, c’est incontestable dans la plupart des cas, et il ne s’agit pas de prôner un quelconque retour passéiste. Gardons la bougie pour les têtes-à têtes-romantiques.
Ensuite, distinguons la productivité d’une part, qui est le rapport de la quantité de biens matériels obtenus relativement aux différents facteurs de production nécessaires (énergie, matières premières, temps de travail, capital,…), et le productivisme d’autre part, qui est une tendance d’un système d’organisation de la vie économique, dans lequel la production est donnée comme objectif premier, et donc dominant tous les autres.
Peut-on être contre la productivité ?
Au fil du temps, grâce à l’ingéniosité humaine la productivité s’améliore : faut-il s’en plaindre ?
Non si pour la même production (supposée utile) on peut économiser de l’énergie, des matières premières et surtout du temps de travail (qui ne souhaiterait pas plus de temps libre ?).
Oui si l’utilité sociale de la production est discutable, si la hausse de productivité dégrade les conditions de travail ou si le capital est le seul bénéficiaire de cette amélioration.
Qui en décide ?
Dans le paradis capitaliste dominant, il n’y a pas de lieu pour discuter de l’utilité sociale des productions (donc du sens du travail), l’entrepreneur (privé) – au mieux associé parfois à d’autres parties prenantes au sein d’un Conseil d’Administration – décidant en fonction de son intérêt.
Quant à la répartition de la plus value entre capital et travail, elle se joue au rapport des forces sociales en présence, donc sans trop d’éthique, les régulations nationales étant débordées par la mondialisation, et la classe politique ayant peu ou prou admis l’idéologie libérale (je renvoie le lecteur au colloque LVN 2002 « l’homme face au marché » et au numéro 304 de Citoyens).
La contestation du productivisme ne date pas d’hier
Jacques Duboin (1878-1976), le fondateur de l’économie distributive, dénonçait la course à la production comme source de pauvreté, et critiquait l’idéologie du progrès.
En 1949 Albert Einstein produit un texte lumineux (d’une actualité troublante malgré, ou grâce, au recul temporel) sur l’articulation entre science, technique, culture, individu et société sous le titre « pourquoi le socialisme ». Pour lui le but réel du socialisme est de dépasser « la phase de rapine » du développement humain.
Avec les années 68, apparaît avec Jacques Ellul, Ivan Illich, André Gorz et bien d’autres, une critique de la technicisation, par les scientifiques eux-mêmes, liée à la question de la bombe atomique, du nucléaire, et des effets contre-productifs des grosses concentrations.
Illich, l’inventeur de la « convivialité », pointe avec humour qu’on a beau faire des automobiles très rapides en vitesse de pointe, si on intègre le coût de possession en termes de temps de travail pour l’acquérir, relativement aux kilomètres parcourus dans son usage, sa vitesse moyenne effective tombe à 6 km/h, presque celle d’un piéton, et qu’il vaut mieux choisir une bicyclette.
La critique du « progrès » et du « développement »
Une critique du progrès reprend le thème de Max Weber du «désenchantement du monde » : « passage de la magie à la science » puis « du monde enchanté des hommes au monde désenchanté des machines ». D’autres auteurs affûtent leur critique sur l’aspect « développement » et le fait que dans la période post-coloniale l’économisme dominant de l’Occident tend à imposer son « modèle » et son culte du progrès. Avec pour conséquence de détruire, en prétendant faire le bien des peuples, des systèmes qui avaient fait leurs preuves et assuraient l’autonomie, y compris alimentaire. Les livres entre autres de Majid Rahnema « Quand la misère chasse la pauvreté » et « La croissance ou le progrès ? (croissance, décroissance, développement durable) » de Christian Comeliau posent cette problématique de manière objective et convaincante.
Emergence de l’écologie
En 1968 est créé le Club de Rome pour tenter de modéliser l’évolution du monde et de déterminer les limites de la croissance. Il publie en 1972 le rapport Meadows du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et par la suite plus de vingt publications dans une série appelée « Rapports du Club de Rome ». Ces études multiparamétriques montrent notamment que la recherche de la croissance industrielle conduit à un effondrement mondial avant 2100.
Avec la fin du pétrole bon marché, le dérèglement climatique et la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde, etc.) la dimension politique de l’écologie devient définitivement mondiale.
L’écologie politique
Schématiquement, on peut dire qu’il s’agit d’une doctrine qui étend l’exigence de dignité humaine et de solidarité sociale non seulement aux membres d’une même nation, mais aussi aux humains de toute la planète, non seulement aux personnes de générations voisines (jeunes, actifs, vieux), mais aussi à celles des générations à venir. C’est donc un socialisme mondialisé, étendu à des populations qui n’existent pas encore, vaste programme ! La protection de l’environnement n’est qu’une conséquence logique de cette solidarité avec les générations futures.
La réalisation de cette utopie ambitieuse est un vrai combat. Elle remet en cause des intérêts peu nombreux mais puissants. Elle implique aussi l’abandon du productivisme industriel.
Sur la scène politique française, René Dumont, agronome expert aux Nations-Unies et à la FAO, utilise la tribune des élections présidentielles de 1974 pour faire connaître l’écologie.
A sa suite, l’écologie politique se structure en divers mouvements et tendances subtiles, qui se distinguent notamment par leur degré de contestation du système capitaliste, leur radicalité idéologique et leurs stratégies d’alliances politiques. En dépit de la gravité des enjeux et du fait du système électoral majoritaire, les Verts et les Alternatifs semblent condamnés à la figuration politique. Paradoxalement leur rôle semble apprécié dans l’expérimentation locale, le rodage d’idées récupérables et la politique européenne.
Développement soutenable ou décroissance ?
Le débat est souvent mal posé. On oppose frontalement croissance (dont tous les hommes politiques rêvent) à décroissance, sans prendre la précaution de préciser de quoi on parle.
Dans le premier cas il s’agit de la croissance du PIB, ce produit intérieur brut qui ne mesure qu’une forme de richesse marchande et non le bien-être humain. D’autres outils d’évaluation existent, composites et potentiellement plus pertinents (cf. Citoyens 301, « reconsidérer la richesse », Patrick Viveret), notamment les Indicateurs de Développement Humain élaborés par le PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement). Il est intéressant de constater que depuis plus de 30 ans ces indicateurs de développement humain stagnent pour les nations les plus riches, alors que leur PIB continue de croître.
Dans le second cas, la décroissance dont il est question est celle de l’empreinte écologique, c’est-à-dire de l’impact sur la planète de notre mode de vie, donc tout à fait autre chose. De l’aveu même des défenseurs de la « décroissance » (Paul Ariès, Serge Latouche), il s’agit d’une provocation, d’un mot-obus pour pulvériser la pensée économiste dominante, et pas du tout d’un objectif économique d’avoir une croissance négative du PIB. Ce contresens est à l’origine de polémiques absurdes et stériles, alors qu’on pourrait s’accorder sur le fond, à savoir consommer moins de produits peu utiles ou jetables ou artificiellement démodés, et à contrario promouvoir la durabilité et la réparabilité des produits, ainsi que les économies d’énergie et de transport.
Il reste que le concept de développement durable (commission Brundtland, 1987), intéressant dans ses principes, est très vulnérable aux récupérations en tous genres et devient un argument publicitaire largement dévoyé. Il est probablement moins anxiogène qu’une simplicité volontaire ou une frugalité fût-elle heureuse. Ces termes ont le mérite de nous inviter à une démarche de changement personnel, qui paraît incontournable, A contrario le développement durable, même en optant pour une « soutenabilité forte » (cf. Citoyens 315 & 318), apparaît comme une solution politico-technique extérieure à l’individu, donc moins impliquante.
Que ce soit dans notre société de consommation bien connue ou dans les applications réelles du socialisme version centralisme autoritaire, c’est bien le productivisme, avec la justice sociale et la liberté réelle qui sont au cœur du débat. La sur-pêche inconsidérée, c’est bien à terme la mort du pêcheur.
Ne pas opposer le social et l’écologie
La crise écologique, même si elle est profondément regrettable, n’a pas que des effets négatifs. En effet tant que la nature paraissait infinie et les ressources inépuisables, les idées socialistes n’ont pas réussi en deux siècles à rassembler assez de forces pour mettre à bas un système injuste de répartition des biens, ou comme le rappelle Einstein sortir le développement humain de « la phase de la rapine ».
Maintenant que la planète est notre village, que l’humanité se marche sur les pieds de plus en plus, il devient plus évident que nous sommes tous embarqués dans la même galère. Et il devient plus intolérable que des malotrus saccagent notre cadre vital, gaspillent des ressources devenues rares et prennent le risque de faire chavirer l’humanité entière.
Il ne faut donc pas opposer une priorité sociale à une défense de l’environnement, mais saisir comme une chance l’urgence écologique, pour faire respecter la dignité humaine de tous. Comme la femme est l’avenir de l’homme, l’écologie politique peut être la chance du socialisme.