La démocratie quelle aventure !

Publié le 20/10/2016

De Jean-Claude Boutemy, groupe de Toulouse

Réfléchir sur la démocratie n’a rien d’évident, tant sont nombreux nos a priori, nos illusions et nos lacunes historiques. En tant que citoyens nous héritons d’institutions réputées « démocratiques » sans toujours nous poser les questions relatives à leurs origines, leur fonctionnement et leurs conditions de survie. Les quelques réflexions qui suivent n’ont pas la prétention d’en retracer l’histoire ou la philosophie, mais juste de soulever quelques problématiques qui m’ont paru pertinentes dans ce Citoyens sur le débat et la démocratie.


La démocratie n’a pas toujours existé, alors que depuis plus de six mille ans des civilisations humaines se sont organisées sur des bases autres que tribales. Les Athéniens l’ont inventée voici 25 siècles sur le désir d’organiser la vie de la cité autrement que sous le joug de la tyrannie. La question du pouvoir est au centre (dêmokratia en grec vient de dêmos = peuple et kratein = commander), avec aussi la question de la liberté et de l’égalité des citoyens devant la loi. Le débat politique s’ouvre sur la place publique comme la « chose commune » (en latin res publica qui, étymologiquement, a donné le terme de « République »). Les décisions politiques importantes et les lois ne sont plus réservées à un seul mais débattues collectivement par des représentants élus. Ces grands principes sont un progrès, mais très tôt apparaissent ces poisons que sont l’absentéisme, la corruption et la démagogie, même dans une communauté relativement limitée (40 000 personnes).

La démocratie comme processus évolutif
Depuis cette invention athénienne des formes démocratiques très diverses sont apparues dans les péripéties de l’Histoire, dans un processus de création, plutôt chaotique que linéaire. Le concept lui-même de démocratie n’est pas figé, il évolue avec la maturation des idées, et son incarnation est contingente aux rapports de forces sociaux. Les termes de démocratie et de république, souvent confondus, donnent lieu à des distinctions subtiles et des joutes passionnées. Régis Debray en a fait une analyse détaillée et brillante (« Êtes-vous démocrate ou républicain ? »[[1 – « Êtes-vous démocrate ou républicain ? » article approfondi du Nouvel Obs, 30 nov. 1995, republié en 2015 et à retrouver sur http://www.les-crises.fr/).]] (Le Nouvel Observateur, 30/11/1995) dans le contexte actuel et européen en soulignant l’originalité française. Pour se limiter simplement aux principes, on peut retenir que « démocratie » concerne surtout la souveraineté (qui a le pouvoir ?), tandis que la « république » désigne l’objet du pouvoir (le bien commun) et son organisation (comment s’exerce le pouvoir ?). Ceci dit, une monarchie constitutionnelle peut être démocratique et une république assez peu démocratique.

La Maison de la Philosophie de Toulouse distingue six degrés progressifs dans sa réalisation historique, et elle en fait une analyse générationnelle (1G à 6G), selon les critères qualitatifs multiples pris en compte.
Le résultat chronologique a le mérite de la clarté, sans prouver une hiérarchie complète entre les générations, les critères étant multiples et la réalité historique fort complexe. Elle se limite à notre héritage gréco-romain, une analyse plus universelle sortirait du cadre de cet article et de mes compétences.

Après la première génération athénienne, puis romaine à certaines époques (1G), naissent des formes différentes de gouvernance qu’on pourrait qualifier de proto-démocratique (2G). Ainsi par exemple, les cantons suisses, au 13ème siècle, s’organisent sur une base fédérale, instituant des droits et devoirs détaillés aux citoyens. L’Islande très tôt se dote d’un véritable parlement. Venise, Gênes, Saint-Marin se méfient par-dessus tout des souverains et gèrent leurs affaires politiques internes et leur rayonnement commercial par des institutions représentatives à base de corporations marchandes : les doges par exemple dans leurs somptueux palais n’ont qu’un pouvoir politique de façade, jalousement contrôlé par des assemblées.

La renaissance démocratique au sens actuel, n’apparait cependant qu’au Siècle des Lumières (3G) avec les révolutions anglaise, américaine puis française, qui intègrent les notions de contrat social et de droits de l’Homme, à des échelles nationales.

Après le premier Empire (1804-1814) et la Restauration (1815-1830), la démocratie évolue dans le contexte de la révolution industrielle, et devient plus libérale et bourgeoise (4G) .
Au début de la IIème République, en 1848, la démocratie se fait plus sociale (5G) tout comme l’expérience limitée dans le temps mais proche de l’auto-gestion de la Commune de Paris (mars-mai 1871). Dans la même génération qualitative on peut classer le Front Populaire, la République espagnole, le New Deal, le programme de la résistance, les droits civiques aux États-Unis.

Après 1968 et l’émergence de la contre-culture, l’idée démocratique devient plus humaniste (6G), en affirmant que les droits de l’Homme sont supérieurs aux droits nationaux, en intégrant des libertés existentielles (abolition de la peine de mort, mariage pour tous, euthanasie …).

Mais l’Histoire n’est pas finie, la démocratie est un processus évolutif, en perpétuelle transformation, avec des phases de régression possibles. Que serait la 7G ? Imaginons… peut-être une démocratie qui intègrerait vraiment une exigence écologique… On peut rêver.

Ce bref survol historique pour bien montrer que la démocratie n’est ni naturelle ni immuable. Elle peut mourir ou s’éteindre pour un certain temps, ou au contraire se renouveler en intégrant des exigences nouvelles. De ce fait nous en sommes, que nous le voulions ou non les acteurs, collectivement responsables. Elle reste un idéal utopique, un chantier jamais achevé, un horizon politique exigeant. Penser la démocratie c’est penser au progrès de la démocratie, car c’est aussi le seul régime politique qui se nourrit de ses critiques. Une démocratie statique, qui ne possède plus cet élan, est une démocratie qui recule et, comme l’affirme Jacques Derrida, « Être démocrate, ce serait agir en reconnaissant que nous ne vivons jamais dans une société assez démocratique ».

Les exigences démocratiques

Si c’est le moins pire des systèmes selon Churchill, l’Histoire nous montre que la démocratie, loin d’être le plus commode et efficace du point de vue des gouvernants, est aussi le plus exigeant du point de vue des citoyens, celui qui demande le plus de conscience et de vertu à la base, à ce peuple censé contrôler ses gouvernants.
Ces exigences ne sont pas seulement institutionnelles, mais sociétales, elles n’impliquent pas seulement les dirigeants mais les citoyens ordinaires. Voyons cela.
En termes institutionnels, la démocratie se fonde sur une constitution rédigée en termes clairs, qui fasse sens pour tous, qui donne une finalité populaire au vivre ensemble, propose une ambition de justice sociale. Elle exige la séparation des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. Elle pose pour principe l’égalité de tous devant la loi et la prééminence du droit. Elle vise aussi, pour légitimer le système parlementaire, à ce que chacun puisse se sentir représenté, ce qui pose malgré tout souvent problème.
En termes sociétaux, la démocratie ne se contente pas de viser au bonheur du peuple, un niveau de santé publique acceptable, par exemple. Cela reste un objectif politique hautement souhaitable, mais elle a une exigence intrinsèque supplémentaire d’éducation citoyenne. Éducation indispensable au bon fonctionnement démocratique, et qui déborde largement la préoccupation légitime de préparation à une qualification professionnelle ou un emploi.
Un des enjeux majeurs d’une démocratie est aussi la transparence de l’information politique (publication au Journal officiel), liberté d’expression de la presse et des médias. Les obstacles naturellement ne manquent pas pour polluer le débat politique, manipuler les opinions, privilégier les émotions et la séduction, au détriment de la vérité des faits et la réflexion pertinente. Seuls antidotes, l’esprit critique et le courage de trier le bon grain de l’ivraie.
Si l’équité dans la représentation des genres semble partiellement résolue par l’instauration de quotas, la représentativité des différentes couches sociales reste une difficulté récurrente et ardue.
S’y ajoute la difficulté du contrôle du mandat des élus, tâche contraignante, qui exige souci de transparence pour les élus, mais aussi persévérance pour les citoyens, vertus insuffisamment pratiquées, reconnaissons-le. Le non-cumul des mandats, le statut de l’élu, restent des revendications insatisfaites. Les pressions des lobbys, les conflits d’intérêts et les soupçons de corruption ternissent l’image de respectabilité de l’ensemble des élus pour la faute de quelques-uns. La loi ne peut que sanctionner et non empêcher des comportements déviants, qui relèvent de l’éthique personnelle.
La barque est décidément bien chargée des exigences que la démocratie attend du citoyen. Il ne suffit pas que chacun vote et paye ses impôts, mais aussi accepte d’être minoritaire ou mal représenté, pas toujours facile, souvent décourageant à la longue. La tentation est forte du repli sur soi, sur son cocon familial, ou de l’abandon à l’aventure politique. La démocratie n’est jamais acquise, elle doit se défendre, et pour cela avoir pour ambition que les citoyens deviennent démocrates, car les démocraties naissent et meurent dans l’esprit des gens.

La démocratie comme projet civilisationnel
Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, affirme que « Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie », propos quelque peu énigmatique qui nous invite à élargir la perspective et à penser la démocratie comme un projet civilisationnel. Alors que les systèmes politiques antiques traditionnels reposaient sur la reproduction d’un ordre établi, considéré comme naturel ou divin, la démocratie en politique introduit la notion de progrès dans le temps, d’évolution par la fonction législative, de projet à plus ou moins long terme.
Le fascisme aussi est un projet politique, mais à l’obligation d’obéir des sujets, la démocratie substitue la nécessité de réfléchir à l’évolution de la société et de décider en citoyen libre, en acteur responsable, dans une perspective émancipatrice. Cette dynamique dans le champ politique d’aspiration à plus d’équité, de justice et de dignité, par les prises de conscience qu’elle opère dans les esprits, ne peut que diffuser à terme hors du champ politique vers les autres champs sociaux de la société civile.
Certes ce n’est pas demain la veille que les entreprises par exemple seront gouvernées plus démocratiquement, comme essaient de le faire les coopératives. Mais des citoyens conscients et informés supporteront-ils éternellement la dictature de l’argent au profit d’une oligarchie illégitime, la confiscation des biens communs et le pillage de la planète ?
Focaliser l’analyse démocratique sur le processus décisionnel c’est par ailleurs la réduire à une arithmétique, l’évaluation d’un rapport de force, au risque d’instaurer une dictature de la majorité. C’est oublier l’essentiel peut-être, plus qualitatif, de la richesse de la délibération. Un débat d’idées, pas un combat partisan, à base d’écoute attentive, voire bienveillante, visant malgré les complexités et les différences, à découvrir ensemble les contours de ce fameux bien commun.

La démocratie : du pain sur la planche, un sacré défi, quelle aventure !

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