Public et privé : innover au coude à coude pour assurer les services essentiels ?

Publié le 08/06/2017

Entretien avec Emmanuel Leroueil
par Aude J. Pételot, Comité de rédaction

Si en Europe et dans les pays occidentaux les services publics sont sommés de se restructurer pour « faire mieux avec moins » en s’inscrivant dans un environnement concurrentiel où le secteur privé est considéré comme plus « agile » ou « performant », en Afrique l’explosion démographique et les budgets publics très contraints mettent les États face à d’autres défis : comment répondre à l’énorme besoin de services de santé et d’éducation, et permettre l’épanouissement du « capital humain », de leurs forces vives, indispensable à l’ »émergence » à laquelle aspirent aujourd’hui ces pays ?


Dans beaucoup de pays d’Afrique, l’heure n’est plus désormais à élaborer des « Stratégies Nationales de Réduction de la Pauvreté » sous la houlette des grands bailleurs internationaux : « depuis plus d’une dizaine d’années, les Etats africains formulent eux-mêmes des « Plans d’émergence », au travers desquels ils revendiquent de conquérir la place qui leur revient dans l’économie mondiale, sortir de relations de dépendances ou de positions trop initiales dans la chaine de valeur pour aller vers une véritable création de richesse – et la redistribuer au mieux selon leur propre politique. »
Or parmi les « fondements de l’émergence », consolider le capital humain » est indispensable pour permettre la création de richesse et des filières qui permettront la réussite attendue.
Mais qu’il s’agisse de santé comme d’éducation « on est arrivé à un point de rupture. Sans faire de l’alarmisme gratuit, la situation est réellement catastrophique aujourd’hui. Les universités par exemple sont débordées. L’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) compte aujourd’hui quatre fois plus d’étudiants que ce que l’établissement devrait pouvoir accueillir. Cela induit des contraintes énormes sur le plan des équipements et des conditions d’enseignement… auxquelles s’ajoutent des programmes rarement à jour, des retards systématiques de versement des salaires des enseignants. » Les grèves sont récurrentes. « Dans ces conditions, aggravées encore par une faible capacité à former convenablement les enseignants, la qualité de la formation est très dégradée. »

Une explosion démographique et des besoins immenses en matière de santé et d’éducation
« Des efforts énormes ont été réalisés dans les années 1960 – 70 pour assurer la délivrance des services de santé et d’éducation, alors que les États construisaient leur légitimité à l’égard de leur population après les indépendances. Mais suite aux crises de surendettement des années 1980, les plans d’ajustements structurels ont réduit de façon drastique la capacité d’intervention des Etats dans ces secteurs. Et le boom démographique qui prenait alors une nouvelle dimension a conduit à l’arrivée de grandes cohortes de jeunes dans les écoles primaires et jusqu’à l’université, face à des infrastructures et des dispositifs devenus très insuffisants compte tenu du manque de budgets alloués… »1
La situation en matière de prestations et de centres de soins de santé n’est pas plus satisfaisante : manque de personnel adéquatement compétent, de dispositifs de suivi de la santé des jeunes enfants, de fiabilité de la connexion au réseau d’électricité…2
« Bien entendu d’un pays à l’autre les situations aujourd’hui sont contrastées. Par exemple le taux d’alphabétisation – « indicateur qui masque par ailleurs une capacité invérifiée des États à conduire les jeunes vers l’autonomie financière » – varie beaucoup d’un pays à l’autre, « avec des Etats moins bons élèves (le taux d’alphabétisation des adultes est encore inférieur à 50% au Bénin, Niger, Mali, Centrafrique, Tchad, Sierra Leone – sources : CIA world factbook & UNICEF 2015) mais des résultats allant jusqu’à 94% d’alphabétisation au Gabon ou en Guinée équatoriale.
Aujourd’hui cependant on peut dire qu’il n’y a pas d’État qui soit vraiment en situation de répondre à l’explosion de la demande de service à laquelle il est confronté. »

Laisser davantage de place au secteur privé
Dans ce contexte une solution raisonnable consiste à « laisser davantage de place au secteur privé. C’est une position souvent catégorisée comme libérale ; cependant à court terme, de manière pragmatique, il semble à la fois plus pertinent et plus viable de proposer au secteur privé d’investir dans les infrastructures, tandis qu’à l’État serait réservé à la fois le contenu des programmes, le contrôle de la qualité de l’enseignement et le modèle de péréquation économique pour assurer le financement de ces services en permettant l’accès des foyers les plus modestes à l’éducation. »
Face aux lacunes institutionnelles, constatant l’existence d’un « marché immense » d’autant que « partout, même les foyers à revenus très modestes épargnent et consacrent une part de leur budget à la santé et à l’éducation », dans plusieurs pays des opérateurs privés ont effectivement pris des initiatives. Ils ont construit des bâtiments, embauché des enseignants, fixé des tarifs, mis en place des méthodes pédagogiques, mis en avant des perspectives de réussite, convaincu des parents et recruté des élèves…
Le développement des Bridge International Academies en constitue un exemple extrêmement dynamique et structuré (voir encadré). « L’organisation a cassé les prix de construction des écoles en adoptant un modèle d’infrastructure simple, efficace et peu cher. » Avec des méthodes innovantes, le recours à la technologie, des cours en partie préenregistrés pour uniformiser et sécuriser la qualité de l’enseignement, elle semble avoir des résultats très encourageants – au regard des performances des écoles publiques existantes notamment.
Mais dans un contexte de vide normatif, où les opérateurs ont des compétences et des profils déontologiques variables, des initiatives disparates se développent de façon désordonnée sans que l’État assure un véritable encadrement. « Actuellement c’est une sorte de mic-mac, chacun veut tout faire, tout le monde s’occupe un peu de tout… »

Le secteur privé risque-t-il de suppléer voire d’évincer le secteur public de
ces secteurs pourtant fondamentaux ?

« Aujourd’hui les exemples de répartition claire et organisée des rôles entre les États et les opérateurs manquent. » Nulle part système efficace de supervision, contrôle et conventionnement n’apparaît en place. Une faible capacité de la part de la majorité des États africains à constituer et actualiser des programmes d’enseignement pertinents constitue un écueil supplémentaire. Des champs comme celui des nouvelles écoles de commerce par exemple sont un véritable eldorado… pour des organisations parfois peu scrupuleuses.
Les États et particulièrement leurs secteurs de l’enseignement, historiquement bien organisés et aux administrations et syndicats solidement établis, ne voient pas d’un bon œil les nouveaux opérateurs, qu’ils considèrent comme des concurrents. Ne pouvant satisfaire eux-mêmes efficacement les besoins éducatifs et de formation de leur pays, ils sont pourtant contraints de les laisser prendre part à la délivrance des services nécessaires, sans pour autant envisager d’organiser une complémentarité, de bâtir des cahiers des charges selon lesquels des développements pourraient être délégués. « Aborder de façon frontale la mise en œuvre d’une coopération organisée entre acteurs publics et privés dans le domaine de l’éducation n’apparaît pas encore envisageable aujourd’hui. »
Dans le domaine de la formation professionnelle également, « de nouveaux centres d’apprentissage se constituent, parfois sous la tutelle d’entreprises leaders établies dans leur domaine, auxquelles l’État a délégué cette mission en partenariat. » Ainsi au Gabon : aujourd’hui doté d’un budget de plus de 5 milliards de francs CFA, « l’Institut du Pétrole et du Gaz (IPG) à Port-Gentil est issu d’un partenariat public-privé entre l’État et les sociétés pétrolières du pays, parmi lesquelles Total au tout premier chef », ainsi que la société chinoise Addax Petroleum, Eni, Perenco et Shell. Il forme aujourd’hui très largement sur l’ensemble des métiers de l’industrie pétrolière, de l’exploration à la commercialisation des hydrocarbures, et a vocation à accueillir des étudiants des pays voisins. Addax Petroleum a par ailleurs elle-même lancé depuis 2014 à Port-Gentil un autre petit centre de formation courte (quelques mois) sur les métiers du pétrole. Quant à la mise en place de l’École des Mines et de la Métallurgie de Moanda, toujours au Gabon – orchestrée depuis 2011 à l’initiative de l’État dans le cadre de son programme « Gabon Emergent » – « le projet de construction est dirigé par la société Eramet Comilog Manganèse, opérateur minier français historique au Gabon, qui a par ailleurs aujourd’hui une voix prépondérante dans son programme de gestion » et de formation – théorique et appliquée. L’accompagnement pédagogique, à savoir l’ingénierie de formation à proprement parler, la sélection et la formation des professeurs, la sélection des étudiants et une contribution à la gouvernance, a quant à lui été confié à l’Université de Lorraine (France), experte en géologie et métallurgie, disciplines-clés pour l’École.

Face aux défis qui s’imposent à de nombreux États africains, on peut ainsi considérer les ressources d’acteurs privés en termes de capacité financière mais aussi de compétences ou d’innovation comme de véritables opportunités pour assurer à une population en croissance rapide des services efficaces dans des délais réduits et sans voir exploser des budgets publics trop exigus.
Les efforts à réaliser n’en restent pas moins immenses pour conclure, encadrer et mener des partenariats qui laissent aux pouvoirs publics une maîtrise légitime des services d’intérêt collectif, sans pour autant dégrader la capacité des partenaires à mettre en œuvre leurs solutions avec leurs atouts. L’enjeu est bien de conserver une maîtrise des objectifs, des contenus et de la qualité des services rendus ainsi que des conditions de leur accès. Reste à savoir quels moyens ces États pourront se donner pour définir les cadres de ces missions, en contrôler précisément la réalisation, assurer l’articulation avec leur système en place et rester directement impliqués aux étapes qu’ils jugent critiques. Il s’agit de baliser eux-mêmes les chemins fondateurs de leur « émergence ».

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