Yves Sintomer à Besançon : au pouvoir, citoyens

Publié le 20/10/2016

Jacqueline Lebretton-Labrousse, groupe de Besançon

Professeur de sciences politiques à Paris VIII, spécialiste de démocratie participative et délibérative, Yves Sintomer a répondu à l’invitation du Territoire Grand Est de LVN : le 30 avril 2016, il nous donnait une conférence sur le thème Pouvoir et engagement du citoyen au-delà du vote, thème imaginé à l’automne 2015 qui résonne pleinement avec l’actualité de ce printemps 2016.
A l’heure du 49.3, de la guerre des chefs déclarée par les primaires de tous bords, des répressions policières multipliées, il est des voix pour prôner une nouvelle idée de la politique pratiquée comme l’engagement responsable de chacun – incluant le débat citoyen et le tirage au sort de nos représentants. Yves Sintomer est l’une d’elles.


Dans la continuité des mouvements des places qui l’ont précédé, au Caire, à Tunis, en Espagne, à Wall Street, le mouvement Nuit Debout est « un prisme pour comprendre » une nouvelle forme de démocratie : horizontale et non pyramidale, sans centre visible, selon la théorie du rhizome de Deleuze, sans organisation très structurée, « où tout le monde peut parler et lancer une commission, même si certaines commissions sont plus écoutées que d’autres et pèsent plus ». Mais tout le peuple n’est pas là : pas de classe bourgeoise, pas de jeunes des banlieues, pas d’ouvriers. Nuit Debout est donc un mouvement « sociologiquement restreint » qui prétend néanmoins à une certaine représentativité du peuple et, à tout le moins, offre une nouvelle image de l’engagement politique. Sa présence représente un nouvel élément dans « l’écosystème politique » qui peut s’en trouver modifié. « Le métier de politique doit céder de la place à la politique comme engagement temporaire et c’est le rapport entre représentants et représentés qu’il faut modifier en reprenant le raisonnement de Marx dans Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte : « Le régime parlementaire vit de la discussion ; comment l’interdirait-il ? Chaque intérêt, chaque institution sociale y sont transformés en idées générales, discutées en tant qu’idées […] Les représentants, qui en appellent constamment à l’opinion publique, habilitent cette même opinion publique à exprimer son opinion réelle. »[[ 1 – Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011]]

Fin du cycle historique des gouvernements représentatifs ?
Les 19ème et 20ème siècles ont été marqués par le passage du gouvernement représentatif libéral à la démocratie représentative. Mais cette dernière semble avoir atteint ses limites. « La politique institutionnelle est de plus en plus un théâtre d’ombres », les dirigeants pratiquent la politique comme un métier à vie, les scénarios autoritaires de l’Europe de l’Est ou de l’Asie ne sont pas à exclure en France. Celle-ci se singularise en ce moment par un état d’urgence prolongé, un usage de la laïcité très particulier et une présence policière accentuée qui contribue à gommer la frontière entre un État normal et un État d’exception. Un récent sondage publié par Le Monde indique qu’une écrasante majorité de Français, à gauche comme à droite, attendraient un vrai chef pour mettre de l’ordre ! Selon Yves Sintomer, notre histoire nous prédispose à la dérive autoritaire, du fait d’une tradition républicaine forte encline au paternalisme, du fait aussi du regret d’une position de force dans le monde globalisé qui est le nôtre aujourd’hui. De plus l’élitisme français, qui sélectionne les meilleurs par les élections et par les examens, en fait le deuxième pays après la Chine à faire passer ses hauts fonctionnaires à la politique ! De quoi donner effectivement « des raisons d’avoir peur », thème du week-end de fin janvier 2016, proposé à Paris par LVN Personnalistes et Citoyens, mais sous la forme d’une question : « Avons-nous raison d’avoir peur ? », ce qui laisse heureusement la possibilité d’en sortir !

Une démocratie qui « élargisse l’horizon »
Il s’agit donc maintenant de réenchanter une nouvelle pratique de la politique et d’envisager le pouvoir et l’engagement du citoyen au-delà du vote. La démocratie directe ne manque pas d’exemples. A côté des pratiques de référendums, sur le modèle suisse, ou les exemples de démocratie de proximité des conseils d’habitants parisiens ou provinciaux, c’est surtout le retour du tirage au sort en politique qui intéresse Yves Sintomer. Il a consacré à ce sujet un livre paru en 2011 aux Editions de La Découverte : « Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours ». « Depuis deux décennies, la possibilité d’engager sur une question précise un référendum d’initiative populaire (ou une initiative populaire, comme l’appellent les Suisses avec une rigueur terminologique) ayant valeur décisionnelle s’est largement répandue en Europe et dans le monde, alors qu’elle avait longtemps été cantonnée à quelques pays comme la Suisse, l’Italie ou les États de la côte ouest des États-Unis. »

Par ailleurs les concepts et organisations structurées au service d’une réelle démocratie ont un impact croissant : l’Empowerment, né au début du XXème siècle aux États-Unis, le Community Organizing, système de médiation qui se répand en France – cf. « Si on s’alliait » à Rennes – les associations écologiques grâce auxquelles la COP 21 a vu le jour et a en partie réussi… En fait toute organisation qui pourrait reprendre la préconisation de Jürgen Habermas : « Assiéger la forteresse du pouvoir, en se gardant bien de la prendre »[[2 – 1997. Habermas a développé le rôle de l’espace public autonome dans la théorie délibérative.]].

Yves Sintomer croit aussi au rôle de leaders comme Mandela, Stéphane Hessel, le pape François, qui incarnent des valeurs, des histoires, des expériences, sans devenir « des figures de sauveurs dangereuses ».
Nous pouvons également renvoyer ici à l’article de Christian Saint-Sernin paru dans le n° 327 de Citoyens[[3 – Citoyens n° 327 (avril 2008) « Démocratie représentative, démocratie participative et reconnaissance des personnes » ]] : « Pour les militants engagés dans la société civile, comme pour les élus, la participation à la « politique » ne peut pas seulement consister à vouloir faire passer ses idées ou ses amis, ni à empiler les analyses, les projets et les protestations ; elle doit aussi élargir l’horizon et permettre de dégager les enjeux historiques du moment  ; elle doit savoir faire partager une volonté commune de dépasser les intérêts particuliers, bref, avoir le sens de l’intérêt général […] ce qui exige une véritable épaisseur humaine, un certain « dépassement de soi » et une vraie capacité à reconnaître l’altérité et à reconnaître les personnes dans toutes leurs dimensions. »

Après l’écoute de l’expert et la participation au débat qui a suivi, chacun a pu prendre part à l’un des six carrefours proposés : être écocitoyen ; forces et limites de la démocratie locale ; à l’écoute des migrants ; monnaie locale, monnaie éthique ? ; les nouveaux outils numériques au service de la démocratie ; la laïcité au quotidien. Chaque carrefour a réuni entre 10 et 15 personnes ; aux côtés de l’animateur, un ou deux témoins engagés plus précisément dans l’action concernée face à des personnes intéressées par le sujet, en demande d’exemples d’expériences concrètes… De quoi essayer d’allier théorie et pratique du débat.
S’il n’y a pas des centaines de milliers de mouvements – comme LVN – qui travaillent à changer les choses, il n’y aura pas de pouvoir citoyen !

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