Du bon usage des émotions, pour faire face à la crise écologique

Publié le 01/06/2010

Par Isabelle Desplat, Frat des personnalités[[1 – Formatrice en Communication NonViolente et Gouvernance Ecologique, co-fondatrice avec Pierre Rabhi du mouvement Colibris, et présidente de Nature Humaine.]]

La crise écologique est là, volet déterminant d’une poly-crise globale confirmée par les experts de toutes disciplines. La crise alimentaire, déjà douloureuse pour une partie du monde, s’annonce aussi pour l’Occident, comme l’annonce Pierre Rabhi depuis longtemps, quoique beaucoup refusent de le voir.


Pourquoi continuons-nous à agir de la même manière en dépit de ce qu’on sait ? Cette question est à la fois urgente et importante, car la conscience de notre inertie et de ses causes peut aussi contribuer à notre réveil.

Les éléments de réponse proposés ici à cette question sont inspirés de mon expérience, et nourris par le travail de Marshall B. Rosenberg, psychologue clinicien créateur de la CNV (Communication NonViolente), de Catherine Aimelet-Perrissol, médecin, psychothérapeute, et de Joanna Macy, spécialiste de la théorie des systèmes vivants.

Une conclusion s’impose : nos émotions face au danger, loin d’être l’obstacle craint par une certaine croyance populaire, nous indiquent la voie de l’action juste ; à condition que nous apprenions à en faire bon usage.

Les résistances à la mauvaise nouvelle

L’annonce de la situation planétaire, dont la crise alimentaire potentiellement générale, ressemble fort à l’annonce d’une maladie grave. Et les résistances sont proportionnelles à la gravité de la nouvelle. Ceux qui accompagnent les personnes en fin de vie le savent : quel qu’en soit l’ordre, celles-ci passent immanquablement par les étapes propres au deuil : déni, refus, révolte, lutte, désespoir… Jusqu’à l’acceptation, porte de la paix et aussi possibilité de l’action juste.

Quand nous percevons un danger, nous sommes aux prises avec des réactions automatiques, vécues dans l’urgence, ceci pour se protéger, souffrir moins ; c’est naturel. La plupart du temps ces réactions sont efficaces à court terme mais non durablement satisfaisantes, car elles visent principalement à nous débarrasser du symptôme ou de l’idée du danger. L’exemple de l’autruche qui se met la tête dans le sable en est une bonne illustration.

La fuite, la lutte ou le repli

Les réactions de défense, mises en évidence par Henri Laborit dans le monde animal, sont également présentes chez l’homme, avec les émotions associées. De trois types : la fuite, la lutte, le repli, ces réactions sont respectivement en rapport avec les trois émotions de base : la peur, la colère, la tristesse (et le désespoir ou l’impuissance, formes aiguës de la tristesse). Quand nous sommes habités de ces émotions sans en être pleinement conscients, nous adoptons naturellement trois types de comportements (réactions), qui en sont les expressions. Le déni et l’incrédulité, ou encore la quête hâtive et effrénée d’une solution, correspondent à la fuite. La lutte nous met dans l’opposition, l’accusation, le sabotage, la dénonciation. Enfin, quand tout a été essayé sans succès, viennent le repli sur soi, l’isolement, la soumission résignée.

Chacune de ces réactions a aussi un coût, dont nous ne sommes pas forcément conscient du fait du soulagement momentané qu’elle produit : la fuite nous prive de prendre pleinement acte de la réalité et donc de pouvoir agir, soit à temps soit avec le recul nécessaire pour prendre des décisions ajustées. Tant que nous luttons contre quelque chose, nous n’agissons pas pour ce que nous voulons et suscitons désordres collatéraux à notre action. Enfin, le repli sur soi nous prive de notre capacité d’être en relation et de notre créativité.

Aussi, paradoxalement, plus nous cherchons à éviter nos émotions, plus nous réagissons dans des schémas connus et anciens, et moins nous sommes capables d’imagination et de réponse. Alors que si nous osons prendre appui sur elles, nos émotions – et nos ressentis – nous indiquent avec certitude la direction à prendre pour satisfaire le besoin qu’elles manifestent.

Face à ce qui se passe actuellement sur la planète, nous assistons à des formes sociales des trois types d’émotions et de réactions. La peur non consciente peut nous faire choisir la fuite, sous la forme du déni et du doute : « les scientifiques ne sont pas tous d’accord », « l’humanité s’en est toujours tirée, elle s’en tira bien cette fois-ci encore »…, ou du divertissement, de la distraction, de l’oubli dans la consommation, les addictions, ou encore dans l’agitation tous azimuts « vite, vite,… ! ». La colère peut nous faire partir en guerre contre les coupables, cherchés à l’extérieur de soi, ou choisir un bouc émissaire. Le repli sur soi, résultat du désespoir nous fera dire « à quoi bon ! », « seul, je ne peux rien faire », ou encore « c’est trop tard, nous sommes perdus ! ». Ces réactions automatiques ne sont pas des actes au sens plein, qui supposent un choix de la conscience, mais plutôt des tentatives désespérées de nous débarrasser du malaise ressenti, typiques de la personne qui se noie et fait des mouvements contraires à ceux qui pourraient la sauver !

Alors que pouvons-nous faire ?

Agir, au sens plein du terme, suppose de regarder la situation en face, de ressentir l’émotion qu’elle réveille, et d’accepter de souffrir un temps le symptôme sans chercher à s’en débarrasser coûte que coûte. C’est ce qui se passe à travers les étapes du deuil, dans ce moment où nous acceptons ce qui est. Nous pouvons enfin passer à « quelque chose est possible », même si nous ne savons pas encore ni quoi, ni comment. A ce stade de l’acceptation, si quelque chose peut être tenté, nous allons le tenter, par pur élan de vie, non plus par peur ni dans l’urgence de la panique. Nous pourrons agir, avec ou sans espoir, juste parce que cela nous met en cohérence intérieure, nous restitue notre intégrité et nous rend notre puissance d’être humain responsable (response-ability : capacité à réponse).

Où pourrions-nous aujourd’hui trouver le courage d’embrasser le cœur grand ouvert la situation critique sur la planète dans toute sa réalité ? Cette étreinte courageuse semble être une condition pour passer de la réaction (automatique et conditionnée), à l’action (libre et créatrice), et avoir accès à nos fonctions supérieures. En un mot, pour être inspiré.
Les émotions face à ce qui arrive sur la planète, sont les plus tabouisées par la société d’aujourd’hui, déplore Joanna Macy. Elle dénonce un système d’hypnose collective par l’incitation à consommer, qui entraîne aussi l’apathie collective. « C’est un acte de courage et d’amour que nous posons quand nous osons regarder le monde tel qu’il est », affirme-t-elle. Cette douleur que nous ressentons au nom de la vie sur terre est la détresse naturelle que nous ressentons par rapport au Tout dont nous sommes une partie. Nous ne sommes pas séparés de la planète, nous sommes comme les cellules d’un organisme vivant. Cette douleur que nous ressentons pour le monde quand il va mal est donc le signe, et autant que le prix, de notre conscience collective.
Il se pourrait donc que cette douleur ressentie, que nous sommes en train de récupérer, soit aussi un formidable accélérateur de l’émergence de notre conscience collective. Si nous savons l’honorer ensemble, cette douleur va nous permettre de remettre en route la fonction naturelle de feed-back (réponse), caractéristique essentielle de la vie tout au long de notre évolution, qui nous a permis de nous adapter aux défis en générant de nouvelles aptitudes. Elle permet à des communautés ou à des sociétés entières de survivre, à condition que leurs membres disposent de suffisamment d’information et de liberté pour agir.

A l’écoute de la toile de la vie

La modernité a fait naître le sujet individué, mais sa limite a été d’éloigner l’homme de la Nature, de lui faire oublier que nous tenons d’elle notre propre nature. Il est donc à la fois urgent et important de reprendre conscience de l’interdépendance foncière qui nous lie à toutes les formes du vivant. Se mettre à l’écoute de la toile de la vie dont nous faisons partie et qui parle à travers nous à chaque instant, c’est se donner la chance de devenir, ensemble, une humanité capable de guérison.

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