En France, la mort est une réalité difficile à assumer

Publié le 16/12/2008

Par Akram Belkaïd, Journaliste

Pour diverses raisons sur lesquelles je ne souhaite pas m’attarder, il m’est toujours difficile d’aborder le thème de la mort. En écrivant ces premières lignes, je repense d’abord à l’écrivain italien Andrea Camilleri, auteur de romans policiers à succès, qui, en postface d’un recueil de nouvelles, a expliqué s’être avéré incapable d’imaginer des intrigues avec mort d’homme. Je comprends cette réticence qui, dans l’univers de fictions violentes qui nous entoure, est suffisamment rare pour être signalée. En France comme ailleurs en Occident, nous vivons dans un monde où la mort est paradoxalement omniprésente et invisible. Informations télévisées, films, revues, célébrations historiques, documentaires, en font une thématique incontournable, parfois avec des dérives que l’on ne cessera jamais de regretter.


Le samedi 27 septembre, la disparition de Paul Newman a par exemple éclipsé les dizaines de victimes d’un attentat sanglant à Damas. De même, nous savons tous que des centaines de morts dans des inondations en Asie ne pèsent guère au sens de l’audimat et de l’émotion hexagonale face au décès d’une personnalité connue. Il y a plus de dix ans, j’avais été révolté par la manière dont la couverture de la mort accidentelle de Lady Diana avait balayé la moindre information relative aux massacres de civils dans la banlieue d’Alger.

Si elle est très présente dans les médias et nombre de supports de loisirs (je pense notamment aux jeux vidéos où l’on peut, d’un seul clic de souris, occire une population entière), la mort réelle, si j’ose dire, est invisible. Il y a en France, et contrairement à l’Algérie qui est mon pays d’origine, un consensus social pour la cacher, parfois même pour
la taire. Dans les rues de Paris, on ne voit presque plus de cortèges funéraires ni de corbillards. Cela ne se fait plus, me dit-on. Au ton avec lequel cela m’est expliqué, je comprends que ce serait presque inconvenant.

Mais dans le même temps, je remarque au fil de mes conversations que le carnet est l’une des rubriques les plus lues des quotidiens. Cette ambivalence me laisse perplexe et je me pose la question suivante : en France, comme en Occident, la mort est-elle devenue une réalité difficile, presque honteuse à assumer, à cause des autres, de leur insouciance ou de leur volonté de ne pas savoir ? De ne pas partager la peine d’autrui ? Ne veut-on plus la laisser publique parce qu’elle sape l’hédonisme ambiant ? Comme l’explique le prêtre et universitaire Gabriel Ringlet dans un entretien récent accordé à l’hebdomadaire Témoignage Chrétien, quand la mort intervient, « toute une société proclame que ‘la vie continue’. Comme s’il était courageux de ne pas s’arrêter, de ne pas dire sa souffrance, de ne pas montrer son deuil, de poursuivre ‘comme si de rien n’était’ »[[
Ma foi s’est renforcée dans sa fragilité, TC, 4 septembre 2008. Gabriel Ringlet est l’auteur de Ceci est ton corps, un ouvrage publié chez Albin Michel qui raconte son accompagnement d’une amie très proche dans les derniers mois de sa vie.]]. Et de dénoncer ce « hold-up par consentement mutuel » qui s’oppose au « temps de la grande fragilité. »
Tout ou presque doit donc être lisse et aseptisé. Dans nos supermarchés, tout est fait pour oublier que les parts d’agneau ou les poulets rôtis que nous achetons ont été vivants et qu’il a bien fallu les tuer pour les manger. Nos enfants grandissent en étant longtemps incapables de faire le lien entre l’image bucolique d’un mouton qui broute dans les prés et le gigot dominical. Dans une ville comme Paris, il n’existe plus qu’un seul endroit, dans le dix-huitième arrondissement, où l’on peut acheter des poulets vivants, et les abattoirs sont des lieux qui n’intéressent que rarement les producteurs d’images.

Même le mot ‘mort’ est parfois difficilement assumé. Au début de cette article, et pas simplement pour éviter une répétition, j’ai utilisé le mot « disparition », terme favori des médias et des discussions polies dès lors qu’il s’agit d’aborder la question du décès d’une personne. Je ne juge pas, mais il m’arrive souvent de comparer avec les sociétés du Sud où la mort est souvent omniprésente. En Algérie, pendant la guerre civile, nous nous étions habitués à pousser un ouf de soulagement lorsque nous apprenions que la mort de telle ou telle personne était naturelle. Cela signifiait pour nous que la vie normale subsistait encore et que l’on pouvait rejoindre le Créateur autrement qu’en tombant sous les balles des assassins ou, pire encore, en étant égorgé par leurs lames.

Au plus fort des attentats et des tueries, la foi et l’humour ont permis à nombre d’Algériens de tenir la mort à distance, ou du moins de maîtriser tant bien que mal la terreur qu’elle a toujours inspirée aux êtres humains. Certes, la vue du sang ne nous effrayait pas puisque nous étions plus ou moins habitués depuis notre enfance. A l’âge de quatre ans, mon meilleur ami était un bélier et j’ai mis longtemps à pardonner à ceux qui l’emmenèrent un matin de l’Aïd-el-Kébir. Mais je me garderais bien d’affirmer que nous avons été conditionnés dès notre plus jeune âge vis-à-vis de la violence et de ce qu’elle engendre. Pourtant une chose est sûre : dans les pays du Sud, la mort, qu’elle soit naturelle ou non, ne se cache pas, elle est reconnue comme partie intégrale du quotidien. Cela impose des règles de solidarité qui résistent encore à la vie moderne et ses exigences. Je pense notamment à la nécessité d’accorder aux gens le temps de faire leur deuil ou encore à l’importance du quarantième jour après le décès, date à laquelle la famille du défunt signe son retour dans le quotidien des autres.

Je terminerai sur un point qui me tient à cœur. On ne conçoit pas en France à quel point la question des carrés musulmans dans les cimetières est essentielle. Peut-être l’est-elle même plus que celle des permis de construire pour les mosquées. A quoi assistons-nous actuellement ? Après avoir longtemps rêvé de revenir au pays, des milliers de chibani (« anciens » en arabe), savent désormais qu’ils finiront leur vie sur le sol français. C’est là que leurs enfants vivent et c’est là où ils acceptent d’être enterrés. Aussi étonnant que cela puisse être, augmenter le nombre de carrés musulmans dans les cimetières est donc un acte fondamental pour favoriser l’intégration. Si les aïeux sont enterrés en France, cela veut dire que l’on peut enfin considérer cette terre comme la sienne et ne plus être écartelé entre la volonté d’y vivre et la nostalgie, même superficielle, du pays des ancêtres.

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