De la condition féminine à la question du genre…

Publié le 30/07/2018

Par Isabelle Beconne et Thérèse Locoh, Groupe LVN Vallée de la Bièvre

Isabelle et Thérèse participent toute deux à l’atelier Drôle de Genre du Groupe de la Vallée de la Bièvre qui existe depuis quelques années.[[Pour esquisser, lors de ses 70 ans, l’action de La Vie Nouvelle dans le domaine des rapports entre hommes et femmes, nous nous sommes basées sur les écrits des revues Vers la vie nouvelle, Citoyens 60 et Citoyens qui sont encore dans les archives de LVN. Il y a eu, pendant la période 1950-1980, abondance de publications autour de colloques. Nous avons aussi sollicité des témoignages de vie-nouvelliens qui ont participé à des ateliers car beaucoup de travail non écrit a eu lieu dans « l’entre-soi » des frats et des Groupes. Nous n’avons aucune prétention à l’exhaustivité et avons pu omettre des étapes importantes, à d’autres connaisseurs du domaine de compléter ces informations.]]


1936, revue Esprit, Mounier lance un titre provocateur
« La femme aussi est une personne », titrait un numéro spécial de la revue Esprit de 1936. Ce « aussi » provocateur était assumé par Emmanuel Mounier qui expliquait dans l’article introductif qu’il voulait ainsi dénoncer le peu de cas qui était fait des femmes et de leur statut dans la société. 1936, effervescence politique ! Mais… et les femmes ? Ce n’est pas urgent, là !! disaient beaucoup d’éditorialistes.
Mounier, quant à lui, identifie la plupart des questions qui traverseront la deuxième moitié du 20e siècle et nous occupent encore : éducation stéréotypée des filles leur imposant des rôles de second plan (elles sont installées dans la soumission !), absence de possibilité de se réaliser dans une vie professionnelle épanouie… Mais aussi du côté masculin, obligation de performance et refoulement de l’expression de la « tendresse humaine ».

Vu du 21e siècle, on peut dire qu’on revient de loin ! Dans le « Manifeste au service du personnalisme » on trouve encore cette interpellation aux femmes : « Que leur faut-il pour devenir des personnes ? Le vouloir et recevoir un statut de vie qui le leur permette » (Ah, bon, elles ne sont pas des personnes ?). Mais ne faisons pas d’anachronisme : LVN est le reflet de son temps et tout au long du demi-siècle le Mouvement accompagnera les bouleversements qui agitent la société, dans le domaine des rapports entre hommes et femmes, et parfois sera en avance, au moins dans le milieu social où il s’enracine.

Les débuts (1947-1966) : de « la condition féminine » à la « régulation des naissances »
Dès ses débuts le Mouvement s’intéresse à la libération de la femme, essentiellement dans le cadre des relations au sein du couple, avec une forte inspiration de la conception chrétienne du mariage (La Vie Nouvelle, André Cruiziat, éd. du Signe, 2009). Il faut rappeler que le droit de vote des femmes date de 1946 ! Une équipe féminine fut créée en 1949 pour réfléchir à « l’état des femmes ».
Un sujet est récurrent, celui du poids des tâches ménagères et éducationnelles. Il est souvent traité sous l’angle de la destinée de la femme et de son sentiment de culpabilité si elle n’arrive pas à assumer toutes ses responsabilités. L’équipe féminine organise des ateliers de simplification du travail ménager. De ce que nous avons pu lire, il n’était pas question de « partage » avec le mari, mais plutôt d’équiper les ménages d’appareils ménagers, voire de former les femmes à l’organisation de leurs tâches, de façon quasi-tayloriste (mesure des temps consacrés à l’épluchage, à la cuisson des aliments pour le faire de façon plus efficace…) ! Citons Bernadette Aumont (La Vie Nouvelle, André Cruiziat, 2009, p. 70) : « Tout ce qui concernait la condition féminine nous passionnait… Certaines militaient pour le travail professionnel de la femme… Il y eut alors autant d’enthousiasme que d’oppositions » et les femmes restaient bien seules pour s’occuper des tâches ménagères et éducatives.
Et puis, dans cet après-guerre qui connaissait encore le « baby-boom », il y avait beaucoup de familles nombreuses et la question de la « régulation des naissances », terme soft adopté à l’époque, puis du « contrôle des naissances », terme plus explicite, s’imposa. Les militantes (oui, des femmes essentiellement) commencèrent à contribuer à des consultations de planning familial[[Parmi de nombreuses actions, la période de 1955 à 1966 peut être reflétée par l’action du Groupe dijonnais, relatée en 1966-67 dans un Vers la Vie Nouvelle. Ce groupe a mis en place de nombreux partenariats avec différentes associations pour initier des ateliers de discussions, de partage d’informations, d’éducation sexuelle pour les couples. En effet, pour développer harmonieusement la personne, il convient de lutter contre le racisme sexuel (les auteurs y incluent les notions de suprématie masculine, de sexualité ingouvernable). Il y avait donc des projections de films, des rencontres avec des spécialistes, des soirées de discussion spirituelle et philosophique…Tout un programme !! Les rencontres étaient accueillies dans des salles municipales et s’adressaient à un public souvent très nombreux. Il y a certainement eu d’autres initiatives dans d’autres Groupes mais cette action a été suffisamment significative pour être relayée au Conseil national de 1967.]].

Dans les années 1960, Vers la vie nouvelle aborde à plusieurs reprises des thèmes traitant de la situation des femmes. Un ouvrage collectif, Dans la société d’aujourd’hui, devenir une femme, allusion à la phrase célèbre de Simone de Beauvoir, se veut « un itinéraire pour l’éducation des filles »…
Nous n’avons rien trouvé de semblable pour l’éducation des garçons…

Deux coups de tonnerre, Mai 68 et Humanae Vitae
D’abord l’effervescence de Mai 1968, politique, économique et sociétale. Les manifestations, textes, constitutions de groupes féministes réclamant la libération sexuelle sont un des moteurs de la révolte de Mai. Les membres de La Vie Nouvelle vont y puiser de nouvelles façons d’agir et réfléchir.
Et, en juillet 1968, c’est la déflagration de l’encyclique Humanae Vitae, due à Paul VI, reconnaissant les seules « méthodes naturelles » comme moyen d’espacement des naissances. Pour les milieux catholiques « progressistes » comme La Vie Nouvelle qui menait depuis une dizaine d’années une réflexion sur la vie en couple, la vie sexuelle et le libre choix de la constitution d’une famille, c’est un tsunami. Et ce sera l’un des moments-clés de la vie du Mouvement[[LVN était prise entre deux feux : d’un côté l’Église catholique et l’encyclique Humanae Vitae à laquelle les jeunes couples chrétiens obéissent, de l’autre, le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et les positions de la gauche, favorable à l’adoption de lois autorisant la contraception, vers laquelle s’orientaient de nombreux vie-nouvelliens.]].

Il faut relire le numéro spécial de Vers la Vie Nouvelle consacré à L’harmonie du couple (1969), qui s’ouvre sur une motion du Conseil national intitulée « Harmonie du couple et régulation des naissances ». Cette motion, nuancée mais ferme, commence par une affirmation de l’égale valeur de l’homme et de la femme, se traduisant par une égalité juridique sociale, professionnelle, civique et religieuse. Cela suppose une volonté de changement des rôles masculin et féminin, dans une relation de réciprocité… Il en découle que pour le Conseil national de LVN « le choix et l’usage de l’une ou l’autre des méthodes et moyens contraceptifs reviennent au couple… Le choix des méthodes doit se faire et se réviser en fonction des exigences humaines et spirituelles de chacune des personnes du couple »

Le désaccord avec les oukases de l’encyclique est net, et entraînera des prises de distance avec les autorités religieuses de beaucoup de vie-nouvelliens. Ils ont été soutenus par l’investissement intellectuel remarquable des responsables du Mouvement sur cette question du choix libre des moyens de contraception.

1970- 1981 : une période riche et mouvementée à La Vie Nouvelle, les femmes se libèrent
Pour les rapports Hommes/Femmes, La Vie Nouvelle a joué un rôle important dans la période post 68 et post Humanae Vitae.
En 1971 un week-end sur le thème « Révolution dans la famille » questionne la vulgate sur le couple à LVN : l’accord dans le couple est suspecté par certains d’être aliénant… avec ses rapports de domination et de pouvoir. Certains osent évoquer « les fidélités plurielles » (La Vie Nouvelle, J. Lestavel, Cerf, 1994, p. 339). D’autres s’insurgent contre la « philosophie du plaisir ».
On trouve surtout dans la décennie 1970 un foisonnement d’initiatives dans les Groupes. Se forment des « groupes femmes » auxquels répondent quelques « groupes hommes ». Il semble aussi que des groupes femmes/ hommes aient été essayés sans grand succès. Il y avait un besoin de parler de la vie en couple, chacun de son côté… Et même de la vie hors du couple[[Nous avons glané des témoignages sur les réunions… Les hommes en gardent moins de souvenirs que les femmes, mais dans certains Groupes ils se sont rendu compte qu’ils avaient très peu d’occasions de parler de leurs sentiments, de leur vie sexuelle… Du côté des femmes, le souvenir qui reste est celui d’une grande euphorie de s’exprimer sur tous les sujets, librement… En région parisienne, un de ces « ateliers » a confectionné et offert des tabliers de cuisine pour les maris…]]. Dès 1971, La Vie Nouvelle organise des rencontres sur le difficile sujet de l’avortement. La loi Veil sera adoptée en 1975 mais elle est peu évoquée dans les travaux ultérieurs de LVN. Cette même année, pour la première fois, c’est une femme qui accède au pouvoir à LVN : Marcelle Boudon en devient la présidente. Il y en aura trois seulement (Marcelle Boudon, Frédérique Rigal et Jacqueline Louiche) dans la longue vie de La Vie Nouvelle.

Tous ces bouillonnements vont aboutir à une « rencontre nationale femmes » en 1977[[Rencontre nationale Femmes, week-end 14-15 mai1977. Vers la vie nouvelle. 550 femmes et une vingtaine d’hommes y participent !]] qui constitue un tournant dans l’approche que nous appelons aujourd’hui « de genre ». Les interrogations sur le « statut de la femme » ne sont plus insérées essentiellement dans la « vie personnelle » des individus (couple, famille…) mais considérées et analysées comme structurant toute la vie sociale, économique, culturelle. Les hommes y sont pleinement impliqués, qu’ils le veuillent ou non. Cette prise de conscience est concrètement assumée dans les carrefours où l’on discute de sujets tels que « Lutte des classes, lutte des sexes », « Quelle libération pour quelle société ? », etc. (On cite Georges Marchais : « La lutte des femmes est liée à la lutte des classes »). Le travail domestique est traité comme un maillon de l’exploitation capitaliste. Les conclusions de cette rencontre proposent une stratégie « globale » pour reconsidérer les rapports entre les sexes : Il faut promouvoir une prise de conscience généralisée pour parvenir à l’indépendance économique des femmes, puis, de là, à une remise en question des rôles et à une véritable libération sexuelle. « Nous avons commencé à dire l’aliénation qui pèse sur nous », écrit Françoise Seguret, une des organisatrices. Et la conclusion est hautement politique : « Ce n’est que dans la société socialiste… qu’il sera, un jour, possible aux hommes et aux femmes de vivre ensemble, égaux ».

1981 : « La divine surprise »… Et après ?
« Divine surprise » c’est ainsi que des membres de LVN qualifient l’arrivée de la gauche au pouvoir. À ce moment les luttes féministes vont prendre un tour plus politique, et Yvette Roudy fera passer un certain nombre de mesures relayées dans la revue Citoyens.
Mais à part cet article, nous avons trouvé bien peu de choses sur les rapports entre les sexes. Il semble que la belle dynamique des années 1970-80 à LVN, se soit « fondue » dans les luttes au niveau politique (?). On ne trouve plus que quelques articles dans la revue Citoyens, souvent relatifs à la condition des femmes au Maghreb. En 1983, des numéros spéciaux sur l’emploi, les municipales font l’impasse sur les problèmes spécifiques des femmes.
Au vu des articles de l’époque, on peut penser que les années 80 ont vu le côté politique prendre, encore plus qu’avant, le devant de la scène, et le féminisme, dans son versant quotidien, plus individuel, se diluer dans l’intérêt compassionnel envers les pays en développement.

En 1995, LVN a été représentée au forum des ONG tenu en parallèle du congrès de Beijing. Cela donne l’occasion d’un numéro spécial de Citoyens qui se fait l’écho des luttes internationales pour l’égalité et pour la reconnaissance des « droits sexuels ».

En 1998 LVN édite un ouvrage intitulé Présence de la personne. Cinq femmes et sept hommes ont rédigé les différents chapitres. Curieusement, on n’y trouve que quelques allusions à l’égalité entre hommes et femmes, à la parité en politique, et rien sur les inégalités de salaire. C’est de nouveau sous l’angle de la famille, de la conjugalité que sont traités, de façon cursive, les rapports hommes/ femmes.

En 1999, s’ouvrant à l’actualité de la nouvelle loi, Citoyens publie un article sur le PACS, et en 2006 un dossier traite de l’homoparentalité. Puis, quand on épluche les sommaires de Citoyens, il faut attendre 2014 pour retrouver, plus régulièrement, le thème des rapports de genre, notamment grâce au travail d’un atelier « Drôle de genre » initié par un Groupe de la région parisienne. Ces questions sont désormais traitées sous l’angle collectif des rapports institutionnalisés dans la société, qui cristallisent des inégalités contre lesquelles il faut lutter au niveau politique. Depuis 2017 la revue Citoyens accueille une rubrique régulière, « Femmes en politique ».

À reprendre les publications de LVN, depuis les années 1950, on voit à quel point le Mouvement a accompagné, et souvent précédé, la révolution des mœurs qui a profondément marqué la société. Après une longue histoire de travaux, de rencontres, où la question des rapports entre les sexes est traitée dans le cadre des interrogations sur « la vie personnelle », les années 1970 ont progressivement conduit à des remises en cause, souvent radicales et politisées, de ces rapports. On peut s’étonner du peu de visibilité, à partir des années 1980, de cette thématique dans les productions de LVN. Deux explications possibles :
• Certaines des revendications pour l’égalité entre les sexes et la place des femmes dans la société ont été reprises dans la cadre des politiques publiques (l’adoption de la Loi Veil, l’arrivée de la gauche au pouvoir). Les animateurs de LVN ont pu considérer que le combat devait être mené dans l’arène politique et ne leur ont plus donné la même priorité au sein du Mouvement.
• Il y a aussi une question de démographie : le « public » de LVN a changé. Moins de jeunes, notamment de jeunes couples, s’y sont engagés. Pourtant les combats contre les inégalités entre hommes et femmes, l’évolution des rapports de pouvoir, dans le champ domestique comme dans le champ politique, la lutte contre les violences faites aux femmes, les luttes des femmes dans d’autres pays, restent d’une actualité criante. Continuons à y travailler.

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