Faire de l’argent pour la bonne cause ?

Publié le 27/03/2012

Frédérique Rigal, Groupe de Toulouse, comité de Rédaction

Les critiques envers le monde de la finance ne manquent pas dans la presse et dans les débats citoyens, mais elles prennent une autre dimension quand elles émanent d’un professionnel expérimenté. Quand Carlos Joly brosse le tableau de ses confrères investisseurs, agissant comme des moutons aveugles et irresponsables, on est enclin à considérer avec intérêt ses propositions et ses méthodes en matière de placements responsables. Mais est-il utile et efficace de réorienter des millions de dollars et d’euros vers des acteurs économiques activement sélectionnés, ou bien est-ce le prolongement un peu moins nocif de pratiques profondément dangereuses ?


Parce qu’ils sont persuadés que la croissance et les profits que l’on peut en tirer n’ont pas de limite, et parce qu’ils ont une confiance absolue dans l’efficacité du marché à refléter la réalité des valeurs, la plupart des investisseurs se laissent aller à la gestion passive des sommes colossales dont ils ont la charge de gestion : ils n’évaluent le risque d’un placement que d’un point de vue strictement économique (rentabilité maximum sur le court terme), et ne prennent aucunement en considération les effets externes de ces décisions, notamment leurs impacts environnementaux ou sociaux, préférant suivre en aveugle les indices boursiers, ce qui exacerbe par ailleurs le risque de bulles financières et de crash.

Danser en aveugle

Carlos Joly cite à ce sujet le PDG de Citigroup, Chuck Prince III, juste avant que sa compagnie ne s’effondre et qu’il soit remercié : « You keep dancing while the music plays » (« Vous continuez à danser tant que la musique joue »). Ainsi, peu d’investissements sont dirigés vers le long terme ; par exemple, les surcoûts futurs liés aux changements climatiques sont complètement ignorés, comme le sont aussi les opportunités d’investissements pourtant rentables qu’ils pourraient générer. On ne demande pas aux gestionnaires d’actifs d’innover, et comme ils n’en ont ni l’habitude ni les moyens techniques, ils ne le font pas !

Des critères d’investissement responsable sont nécessaires…

Les gestionnaires des fonds institutionnels que sont les réserves d’assurance, les fonds de pension et les fonds mutuels ont pourtant l’objectif de protéger et de faire fructifier ces sommes sur le long terme. Une gestion responsable devrait donc davantage s’intéresser aux projets financés, écarter ceux qui ne sont pas réellement viables, et soutenir l’émergence de filières utiles. Pour les inciter dans cette voie, les Nations Unies ont élaboré en 2006 des principes d’Investissement Responsable, qui ont été signés par 675 investisseurs représentant plusieurs trillions de dollars, avec comme objectif le « meilleur intérêt de long terme » des épargnants et des investisseurs, pour préserver leur capital d’une manière compatible avec les intérêts plus larges de la société, c’est-à-dire les enjeux environnementaux et sociaux. Avec quelques années de recul, on se rend pourtant compte que le portefeuille de ces signataires est finalement très comparable à celui des financiers traditionnels, et qu’ils n’ont pas mieux su anticiper ni atténuer les récents remous boursiers.

… Mais sont loin d’être suffisants !

Carlos Joly, qui a personnellement contribué à l’émergence de ces critères, considère aujourd’hui que l’investissement responsable ne portera vraiment ses fruits que lorsqu’il sera complémentaire de vraies politiques de régulation, car il faut bien constater que l’auto-régulation des acteurs financiers n’est absolument pas efficace. Pour cela, il est en faveur de la définition et de l’application de sanctions sévères (notamment sur les marchés dérivés), de la mise en œuvre d’une taxation des flux, de la nationalisation temporaire et/ou partielle de certaines banques, et de la scission entre leurs activités de banques d’investissement et d’établissements de crédit. Il propose par ailleurs d’allonger les périodes d’évaluation de la rentabilité des placements, et de réécrire les règles déontologiques de la finance, qui s’appliquent notamment aux gestionnaires des fonds de pension, pour y inclure des clauses sociales et environnementales. Même s’il ne connaît pas Patrick Viveret (je le lui ai demandé…), il réfléchit aux véritables significations de la richesse, et demande que l’on ne limite pas les indicateurs de pilotage politique à la seule observation du taux de croissance économique.

L’exemple du fonds lancé par Natixis Asset Management…

Particulièrement sensibilisé aux enjeux du changement climatique, Carlos Joly a récemment participé à la création d’un fonds sur ce thème avec Natixis Asset Management. D’après différentes estimations, les investissements requis au niveau mondial pour faire face aux changements climatiques seraient de l’ordre de 300 milliards de dollars annuels jusqu’en 2030, ce qui ne représente que 1 à 2 % du total des sommes gérées par les acteurs financiers : c’est donc tout à fait possible, d’autant que les domaines concernés ouvrent d’intéressantes perspectives d’innovations, d’emplois… et de gains ! Par exemple, est-il vraiment pertinent d’investir dans des infrastructures situées dans des zones de plus en plus exposées aux ouragans (en Floride par exemple), et n’est-il pas dommage de n’être pas associé aux entreprises qui bénéficient des volets écologiques des différents plans de relance nationaux ? Pour constituer leur « portefeuille d’investissement », c’est-à-dire pour sélectionner les entreprises dont ils acquièrent des titres, les gérants de ce fonds se basent sur une méthode inédite, qui conjugue une approche scientifique et une gestion active. Au-delà de leurs traditionnelles analyses financières et stratégiques, des analystes expérimentés se forgent une conviction sur la capacité des entreprises à répondre aux trois critères suivants : diminution des émissions de gaz à effet de serre ; adaptation aux changements climatiques ; bonne gestion des ressources naturelles. D’autres critères peuvent également entrer en jeu, comme la monnaie de référence ou la localisation (diversification vers les pays émergents), et des exclusions sont possibles si les critères sociaux ne sont pas correctement remplis. Pour consolider ses arbitrages, l’équipe de gestion organise des rencontres avec les dirigeants des entreprises pressenties, afin de vérifier leurs informations et d’influencer leurs pratiques ; elle s’appuie par ailleurs sur un comité scientifique « Climate Change », consultatif et indépendant, composé de sept experts sélectionnés pour leur légitimité et la variété de leurs profils. Présidé par Carlos Joly, ce comité a pour objectif d’éclairer les gérants sur les grands enjeux du changement climatique, tant du point de vue des évolutions réglementaires que des problématiques scientifiques pures. On le voit, cette pratique est bien loin du suivi passif d’index boursiers à court terme ! Ainsi, Carlos Joly entend soutenir des entreprises qui créent des objets réparables, qui proposent des services plutôt que des objets inutiles, qui travaillent en local, qui limitent leurs émissions de carbone…

… Et ses limites !

Aujourd’hui, le fonds géré par Natixis Asset Management « Impact Funds Climate Change » représente environ 100 millions d’euros d’encours sous gestion. En imaginant que ce type de placements se multiplie, et que leur succès permette de canaliser des sommes colossales, quelles différences verra-t-on dans la réalité ?
Il faut tout d’abord souligner que les investissements boursiers sont, en très grande partie, des transferts d’argent entre financiers, qui ne profitent donc pas directement à l’entreprise sélectionnée (si ce n’est par l’amélioration de ses conditions d’emprunt), et ne constituent pas un réel engagement dans sa gestion au quotidien. Ensuite, les ressources des gestionnaires de fonds ne sont pas illimitées et les contraignent en général à se focaliser sur les multinationales, sans pouvoir porter un regard systématiquement critique par rapport aux informations qu’elles délivrent elles-mêmes sur leurs propres activités. Enfin, tant que les sociétés d’investissement dépendront de banques, comment pourront-elles imposer efficacement des critères environnementaux ou éthiques aux entreprises qui sont, par ailleurs, des clients importants de leur maison-mère ?

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