ALPE – plus qu’une petite imprimerie du 20ème à Paris

Publié le 10/01/2012

Par Aude Petelot, Comité de rédaction

Les entreprises d’insertion font le pari de la remise à niveau des connaissances, de la valorisation personnelle, de la mobilisation de « savoir-être » et de l’acquisition de « savoir-faire » comme leviers pour répondre aux problèmes d’exclusion du marché du travail des personnes les plus précarisées.


Créée en 1983, ALPE (Association La Petite Entreprise) a une solide expérience en tant qu’entreprise d’insertion. De crises économiques en gestionnaires pas toujours bienveillants, cette imprimerie copieusement humaniste a été secouée par de vraies bourrasques, mais tient fermement son cap. Elle n’accueille ces temps-ci qu’une demi-douzaine de salariés en insertion contre une dizaine auparavant, mais escompte bien qu’une embellie économique lui permettra de regonfler ses effectifs. Ces salariés un peu particuliers doivent souvent se reconstruire tout entiers en parallèle de leur projet professionnel. Pour eux, le passage à ALPE doit marquer la fin d’une période de grandes difficultés. Ils attestent d’une force extraordinaire de l’humain – la capacité à rebondir, chacun à sa façon, à son rythme et avec ses aléas de parcours. Ensemble.

Aujourd’hui, même si elle reste économiquement et financièrement fragile, ALPE est portée par une équipe permanente aguerrie, fermement porteuse du projet social. Brigitte, directrice depuis cinq ans, travaillait auparavant déjà dans les réseaux d’entreprises d’insertion, mais ne connaissait rien de l’imprimerie. Ce n’est cependant qu’après une vingtaine d’années de parcours professionnel qu’elle s’est senti les épaules pour être capitaine à bord d’une telle structure – ce qui veut dire apprendre le métier, tenir une barque dans la tourmente, assumer quand ça ne va pas, partager les gratifications quand ça va bien, porter cinquante casquettes et s’impliquer physiquement à l’atelier quand c’est nécessaire. Le tout se solde naturellement par un salaire en accord avec les moyens et l’échelle de salaires réduite de la structure, donc une rétribution correcte mais modeste – et inférieur à celui qu’elle recevait plus tôt dans sa carrière.

Loin d’une traversée sur un joli fleuve tranquille

A la direction, le casse-tête de la gestion de la trésorerie est une routine : depuis la crise et les coupes dans les budgets de communication, la visibilité en termes de commandes et donc de recettes est généralement de moins d’une semaine. Ce sont cependant une quinzaine de salaires qu’il faut « passer » à chaque fin de mois, coûte que coûte. Un tour de force dont sont familiers maints chefs de petites entreprises, mais qui nécessite un sacré cran, du savoir-faire et… un banquier compréhensif, alors qu’aucun indicateur extra-financier n’est utilisé pour valoriser les atouts des entreprises à haute valeur sociale ajoutée dans les « bilans de santé » produits par la Banque de France à l’intention des financeurs.

Pour développer de réelles compétences et se reconstruire peu à peu, les employés en insertion ont pourtant besoin d’une atmosphère sereine, constructive et bienveillante. Au service d’un projet humain ambitieux et sans cesse renouvelé au fur et à mesure des salariés, l’équipe permanente navigue les coudes serrés et s’efforce de maintenir un cadre durablement sécurisant et structurant. Confiance, autonomie, nombreux échanges font partie des rouages de la gestion quotidienne de l’entreprise. Les réunions de planning chaque soir sont l’occasion de mesurer le chemin parcouru par chacun des salariés en insertion. Néanmoins, c’est bien d’une imprimerie et d’une entreprise d’insertion qu’il s’agit, pas d’un merveilleux village dans les nuages ; les impératifs de production et de qualité sont bien présents, les arbitrages sont parfois nécessaires et une distance hiérarchique demeure entre la directrice et les autres salariés.

Le budget est étriqué mais on ne néglige pas les détails et on tire parti de toutes les opportunités. Dès l’arrivée d’un nouveau salarié, on lui donne ses tickets restaurant pour le mois – ce qui n’a rien d’anodin pour qui ne mangeait plus forcément aisément à sa faim. Quel que soit le poste, le salaire d’insertion est au SMIC mais un 13ème mois est assuré. Chaque année on organise une petite fête et une tombola conviviale où l’on recycle avec humour les petits lots accumulés. L’atelier d’écriture organisé l’an dernier s’est traduit par un ouvrage relié.

Pour Brigitte, même si la responsabilité est lourde, si les défis quotidiens sont peut-être moins intellectuels et les interlocuteurs moins prestigieux que dans d’autres postes par le passé, ce travail de dirigeant dans l’imprimerie au service de l’insertion est passionnant. Elle s’est prise au jeu et partage la fierté d’un atelier moderne dans ce secteur aux techniques toujours en évolution.

Elle apprécie la variété sans précédent des personnes qu’elle côtoie. La dimension de compagnonnage, où l’évolution des personnes est un aussi un produit explicite du travail, reste une valeur fondatrice. Et les difficultés rendent le travail d’autant plus gratifiant lorsqu’on parvient à les surmonter.

Deux anciens collègues, plus inquiets et peut-être moins porteurs du projet social, ont quitté l’entreprise pour tenter de trouver plus sûr ailleurs. Après 5 ans, Brigitte, quant à elle, reste en jeu : « D’habitude, c’est à peu près le délai au bout duquel je commence à penser à changer de boulot, aller voir ailleurs. Par moment évidemment la question se pose, mais brièvement. Transmettre une petite entreprise comme ALPE est une tout autre affaire que changer simplement d’emploi salarié ; je ne me vois pas partir… et a fortiori, pas tant qu’ALPE n’est pas sortie de crise. Et si on coule, je resterai la dernière, et c’est moi qui mettrai la clef sous la porte. »

Pour se préserver et garder sa capacité à s’investir, Brigitte s’efforce de conserver des horaires raisonnables, évite de consacrer soirées et fins de semaine à son travail de dirigeant. Rester raisonnable, c’est aussi faire « ce qu’on peut – au mieux », avec un peu de recul, et sans vouloir régler tous les problèmes d’un coup.

Un coup d’œil aux statistiques de la branche confirme que pour les autres, dans l’imprimerie, la période n’est pas rose et que chez ALPE, « on n’est pas mauvais ! » et qu’on ne s’en sort finalement pas si mal. Au sein de l’Union Régionale des Entreprises d’Insertion – qu’elle préside – et avec d’autres amis, en poste de direction dans d’autres structures, les échanges fréquents constituent un soutien essentiel. Constater que les difficultés sont partagées, et que néanmoins on continue tant bien que mal à avancer et à y croire, « ça permet de s’assurer qu’on n’est pas complètement dingue ».

Travail, réapprentissage, autonomie et reconquête de soi

Chez ALPE, on réapprend les horaires de travail, la fiche de paie, les collègues, la faim et la fatigue d’un corps investi. On collabore à la chaîne de production en s’initiant à tous les postes de l’imprimerie et développant de réelles compétences dans certains métiers. On acquiert de l’autonomie. Parfois, avec les collègues en insertion, on partage des soucis de domiciliation, d’horaires de récupération du courrier, on échange des tuyaux, on se soutient et on se motive. On reprend peu à peu sa vie en main. Au fil des réalisations, des erreurs comprises et des félicitations, on prend la mesure de ses capacités. On ouvre ses écoutilles, se laisse inspirer par les collègues salariés permanents. On se reconsidère peu à peu. On traverse les hauts et les bas. On se projette, on voit plus loin, on envisage l’après, un autre travail, ailleurs. On se prépare à le conquérir – car un contrat d’insertion dure, au plus, 24 mois.

Au-delà, la porte ne se ferme pas cependant ; les anciens salariés en insertion sont bienvenus pour un coup de pouce dans la suite de leur recherche d’emploi, une photocopie, un conseil, une discussion.
« C’est beaucoup plus qu’un travail – et plus qu’ailleurs. » Les amitiés et les personnes se construisent – même si, la journée terminée, chacun quitte l’atelier sans se faire prier. Pour revenir plus volontiers le lendemain.

Gaëlle, maquettiste en insertion depuis 20 mois

« Le travail fait partie de mes valeurs ». Mais pour Gaëlle, qui a 35 ans, une licence de géographie et une autre de communication, une expérience professionnelle variée est devenue un parcours haché, perforé. Le chemin de la jeune femme est marqué par des chutes, des fonds de trous, des bilans. Et des rebondissements.

Gaëlle est passée par différentes organisations, dont l’associatif militant, le secteur public, une coopérative d’activité et d’emploi. On n’y a pas vraiment pris soin d’elle. Une idée ayant germé au cours d’un bilan de compétences approfondi – passer de la communication à la création graphique – la jeune femme s’est formée de sa seule initiative, avec l’aide d’un collègue, puis en cours du soir. Et puis des deuils carambolés, une remise en question de soi, mise à vif… Une grande fragilité émotionnelle s’est conjuguée à une période d’insécurité matérielle et des ruptures personnelles. Chez ses proches, les canapés étaient occupés – il a fallu se débrouiller. Des moments sans domicile stable, sans revenu, sans statut, sans vraie adresse – où on ne rentre pas dans les cases, ne peut pas même s’inscrire sur les listes électorales, et n’ose plus retrouver une place. « Je ne mangeais pas à ma faim, j’étais un petit animal apeuré. A un certain point de détresse, le cerveau se met à fonctionner différemment… » Même lorsque, enfin, le RSA lui a permis de souffler – à peine un peu – Gaëlle se sentait incapable d’affronter un employeur « standard », d’assumer un nouveau CDD à temps plein. « J’ai pris conscience de ma situation ; du résultat des circonstances et de mes réactions passées. Et puis j’ai retrouvé l’élan, mon souffle de vie… ». S’est enracinée l’idée de passer, peut-être, de l’autre côté – chez les imprimeurs. Et, dans ce couloir obscur, un article dans un magazine public présentait un maquettiste en insertion. Gaëlle a commencé à entrevoir la possibilité d’une porte : un contrat d’insertion.

A Pôle Emploi cependant, on ne l’y a pas encouragée. Diplômée, Gaëlle « ne devrait pas » avoir besoin de tels mécanismes. Même si ce n’est pas ce qu’elle ressentait : « Avec ma fragilité, mon état de santé, mon logement précaire, mes complexes quant aux trous dans mon CV – et mon projet sans appui sur une expérience dans l’imprimerie – ma réalité était que mon retour à l’emploi était vraiment problématique. Je n’avais pas travaillé à temps plein depuis longtemps, dans ma tête ma situation correspondait exactement à ce besoin d’insertion… »

Cela, Brigitte le souligne aussi : pour qu’un emploi en insertion puisse tenir l’étrier à quelqu’un en difficulté, il faut que cette opportunité intervienne au « bon » moment, qu’elle coïncide avec une forme de maturité, une étape de son parcours. Le partenariat avec des prescripteurs sociaux permet en général d’identifier ce moment dans le parcours des personnes en difficulté. Les entretiens de recrutement doivent valider que, pour les deux parties, volonté et capacités vont permettre une alchimie constructive.

Pour Gaëlle justement, lors de la publication d’une offre – ALPE proposait un nouveau poste de maquettiste en insertion – Gaëlle était prête, et son CV aussi – la candidature lui a été facile. Obtenir un entretien lui a semblé fantastique… Et les rencontres se succédèrent, avec la chargée d’insertion avec laquelle il est possible d’aborder sans gêne une situation compliquée, puis le chef d’atelier pour un test technique, et enfin la directrice. « C’était formidable – le temps de ces entretiens, je découvrais une ambiance de travail qui me plaisait, je retrouvais le plaisir de faire, l’impression d’avoir des collègues bienveillants, d’être une professionnelle. Quelque chose s’est réamorcé ».

Pour Gaëlle, retrouver un emploi signifie être à nouveau utile, faire partie d’une équipe, jouer son rôle dans une chaîne de production. Ce qu’elle fait lui plaît et elle apprécie ses collègues, ainsi que la culture d’entreprise d’ALPE – où le respect des travailleurs, de leurs droits sociaux et de leurs horaires ne sont pas, comme c’est souvent le cas ailleurs, des paroles en l’air. Un salaire fixe et plein, une aisance acquise, des horaires justes – et la place est faite dans la tête et l’agenda pour se relancer pleinement dans une vie stable – et agréable : « une fois le travail rodé le reste s’est mis en place : les relations sociales, familiales, amicales… le logement – le mois prochain j’emménage dans un vrai chez moi ». Pour Gaëlle, le passage chez ALPE est une étape intermédiaire du parcours vers une existence équilibrée et épanouie. « J’adore ma vie, je suis confiante… »

Des trajectoires très variées

Gaëlle comme Brigitte insistent sur l’extrême diversité des personnes en insertion. Au-delà de quelques traits communs (petits boulots, compétences incertaines, nécessité de reconstruire des bases saines) qui justifient qu’à un moment donné ils passent par ALPE et un contrat d’insertion – leur situation, parcours, personnalité et leur chemin de reconstruction sont évidemment multiples et toujours particuliers.

Le cas de Gaëlle n’est pas « représentatif », mais aucun ne l’est.

80% des personnes qui passent par un poste en insertion chez ALPE n’ont ni diplôme ni qualification solide ; la plupart n’avaient aucune connaissance des métiers de l’imprimerie – et certains ne mettront, par la suite, pas directement à profit par la suite les compétences acquises à l’atelier. Et puis, il y a ces quelques -uns – rares – pour lesquels l’expérience s’arrête à l’issue de la période d’essai après un mois, ou à la fin du premier contrat de 7 mois. Quant au déroulement du travail même, Brigitte nuance : « dans un premier temps, l’enjeu c’est se tenir à ce nouvel emploi, être à l’heure… et puis avec le temps viennent parfois la lassitude, des mécontentements, des incompréhensions… On est là pour expliquer, prendre du temps avec eux, continuer à avancer. »

Cependant, même si les trajectoires ne sont pas linéaires, les progrès sont globalement indéniables. Ils se traduisent ailleurs, avec une meilleure prise en charge de la santé, l’accès à un logement durable après un foyer d’hébergement, un emploi en CDI, un nouvel enfant…

A quelle aune juge-t-on la réussite d’un parcours d’insertion ? Outre le bénéfice d’une formation qualifiante, c’est la capacité à trouver un contrat de plus de six mois à l’issue de l’emploi en insertion qui sera examinée ; or aujourd’hui, « inséré » ou pas, si on n’a pas le parcours et les compétences que réclament quelques secteurs demandeurs et pourvoyeurs d’emplois durables, la chose n’est pas aisée. Et les structures d’insertion n’ont aucune maîtrise de ce contexte-là. ALPE, c’est aussi, au moins, l’expérience d’une continuité dans une existence souvent semée de ruptures. Pour certains, à l’issue des deux ans, ce ne sera pas encore le bout du tunnel, pas tout de suite une situation stable, mais le rétablissement d’un droit aux indemnités leur évite le couteau sous la gorge, et donne un peu de sérénité pour continuer leur chemin.

Chez ALPE, il s’agit bien de gestion de l’exclusion sociale et d’amélioration de l’employabilité du travailleur en le réadaptant à la structure sociale et économique. Mais il semble qu’on va bien au-delà – car pour la suite, il faut des forces et une solide volonté pour ne pas redécrocher, dans une conjoncture de l’emploi guère favorable, et face aux aléas de la vie. Sur les tables de mise sous pli, au milieu des cartons, entre massicot, plieuse, raineuse, écrans, imprimantes numériques, flasheuse, presse, des personnes se remettent debout.

Partager cet article :

S'inscrire à la newsletter

Newsletter

Suivez l'actualité de l'Association LVN avec la lettre d'information trimestrielle