La guerre de la tangue n’aura pas lieu

Publié le 29/09/2011

Par Pierre Bourges, groupe de Bretagne sud

« Le Couesnon, en sa folie a mis le Mont en Normandie. » Ce dicton qui se fonde sur l’observation du paysage et qui règle depuis des lustres les chicanes territoriales entre Bretons et Normands, trouve un regain de popularité depuis que les travaux entrepris pour la restauration du caractère insulaire du Mont Saint-Michel attirent la curiosité des touristes et suscitent les interrogations des riverains.


Mais sait-on qu’il a peut-être évité, dans les premières années de la troisième République, un conflit inter-régional qui eût pu s’achever en guerre ouverte, si les préfets de la Manche et de l’Ille-et-Vilaine, se fondant sur le droit coutumier, n’avaient déployé leur autorité à bon escient et fait preuve d’initiative pour calmer le jeu ?

L’enjeu du conflit ? Non pas la dévolution du Mont Saint-Michel à l’une ou l’autre des régions, mais le droit d’exploiter équitablement un « trésor » (disaient les gens de Pontorson qui s’en prétendaient gardiens) local que les agriculteurs se sont disputé depuis que l’on s’est aperçu, au début du XIXème siècle de la très grande utilité de la Tangue (ce limon que le Couesnon dépose à son embouchure) pour la fertilisation des terres agricoles, et l’amélioration des rendements.

Qui parle de guerre doit envisager l’examen attentif des champs de bataille et des forces en présence. C’est ce que nous avons fait (sans le savoir) en nous arrêtant, au cours de notre voyage en agricultures, au carrefour des routes départementales N° 797 et N° 90 sur la commune de Saint-Georges-de-Gréhaigne (Ille-et-Vilaine). La 797 va de Pontorson au Vivier-sur-Mer en longeant l’ancien rivage (avant la création des polders). La 90 est dénommée dans les documents officiels « chemin départemental des Tanguières de la grève de Moidrey à Saint-Aubin-d’Aubigné ».

Fermez les yeux, avant de traverser ce carrefour, très dangereux aujourd’hui encore, et imaginez dans la décennie 1860-1870 les files de charrettes et de tombereaux venant de toutes les directions qui se dirigent vers l’anse de Moidrey pour y collecter la tangue et, pour chaque équipage, au moins deux hommes venus de chacun des villages riverains des deux routes. Cela fait du monde et du bruit ! Et cela dure depuis qu’on a rectifié le cours du Couesnon, décidé sous le Consulat (sans rectifier les limites départementales qui suivent toujours le tracé de l’ancien cours).

En 1834, sur plainte des communes de Moidrey, Beauvoir, Ardevon, Huisnes et Mont-Saint-Michel, le Préfet de la Manche prend un arrêté de police pour réglementer l’extraction de la Tangue.

Il est désormais interdit:

• de prélever de la Tangue en dehors des espaces piquetés,

• de travailler à l’extraction et au chargement avant le lever du soleil et après son coucher,

• de venir à la Tangue sans être porteur d’un certificat délivré en exécution de l’ordonnance royale du 19 mars 1817 par le Maire du lieu de la résidence et constatant que ce cultivateur a réellement besoin de cet engrais pour l’amélioration des terres qu’il cultive… Délivré sur papier timbré et revêtu de la signature de celui qui l’aura obtenu.
« On est parti de nuit, à plusieurs de chaque village, pour s’entraider, voire se défendre (les Manchots ne sont pas manchots et tiennent à leur « trésor »). Les pelles et les pioches sont dans les charrettes, avec peut-être un ou deux fagots pour le cas où l’on s’embourberait, sans oublier de quoi casser la croûte. Aiguillon en main pour les bouviers, fouet autour du cou pour les charretiers. On rejoint ceux du village voisin. » Cela fait de belles files quand on se regroupe par canton, sept à huit cents mètres dit-on, surtout aux époques de ralentissements des travaux des champs.

Et aux beaux jours, la grève de Moidrey « est couverte d’une nuée de voitures agricoles, dont il est difficile de se faire une idée… » écrit l’Agent Voyer de l’Arrondissement de Saint-Malo, en 1874, au Ministre de l’Intérieur et des Travaux publics de l’époque. Et tous ces charrois passent par Pontorson et défoncent les routes de la Manche et entravent toute autre circulation, à dix kilomètres à la ronde. Cela ne peut durer !

Les préfets et les notables des deux départements finissent par s’entendre, après plusieurs dizaines d’années d’hésitations et de discussions.

Les gens d’Ille-et-Vilaine ne passeront plus par Pontorson. « Cela soulagera les routes très fatiguées du département de la Manche. Une fois la route d’accès de Saint-Georges-de-Gréhaigne à l’anse de Moidrey aménagée, ils pourront extraire la tangue sur la grève de la rive gauche du Couesnon, même si celle-ci dépend du département de la Manche. Et les Manchots extrairont sur la rive droite. Et le département de la Manche achèvera la liaison Pontorson Saint-Georges-de-Gréhaigne. »
Si bien que la guerre de la Tangue n’a pas eu lieu !

Aujourd’hui que va-t-on faire de la tangue libérée par la construction du nouveau barrage du Couesnon ? On dit qu’elle est à vendre.

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